Édition du 12 mars 2024

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Le Monde

Le FMI et la Banque mondiale des années 2010 à la pandémie du coronavirus : la quête ratée d’une nouvelle image - Attac France

Nous reprenons ici un article d’Eric Toussaint publié dans le numéro 28 de l’Été 2021 de la revue Les Possibles éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac France et coordonnée par Jean-Marie Harribey et Jean Tosti. Nous recommandons la lecture complète de cet excellent numéro.

15 juin par Eric Toussaint
tiré de : CADTM infolettre , le 2021-06-15
http://www.cadtm.org/Le-FMI-et-la-Banque-mondiale-des-annees-2010-a-la-pandemie-du-coronavirus-la

Banksy (CC - Wikimedia)

Les gouvernements et les grandes institutions multilatérales comme la Banque mondiale, le FMI et les banques régionales de développement ont instrumentalisé le remboursement de la dette publique pour généraliser des politiques qui ont détérioré les systèmes de santé publique : suppression de postes de travail dans le secteur de la santé, précarisation des contrats de travail, suppression de lits d’hôpitaux, fermeture de postes de santé de proximité, augmentation du coût de la santé tant au niveau des soins que des médicaments, sous-investissements dans les infrastructures et les équipements, privatisation de différents secteurs de la santé, sous-investissement public dans la recherche et le développement de traitements au profit des intérêts de grands groupes privés pharmaceutiques…

Avant même l’éclatement de l’épidémie Covid-19, ces politiques avaient déjà produit d’énormes pertes en vie humaines aux quatre coins de la planète. Les critiques à l’égard de la Banque mondiale et du FMI ont été de plus en plus fortes. De nombreuses mobilisations nationales et internationales ont été organisées, principalement au début des années 2000, sur tous les continents. La Banque mondiale et le FMI ont, dès lors, tenté d’améliorer leur image.

1. La fin de l’ajustement structurel pour le FMI ?

En octobre 2014, dans un document intitulé « Réponse du FMI à la crise financière et économique », l’institution affirmait avoir appris de ses erreurs et assurait que depuis la crise financière de 2008, aucun des prêts accordés n’était adossé aux conditions draconiennes utilisées dans le passé. Dès 2009, un centre de recherche en économie basé à Washington a décidé de mettre cette affirmation à l’épreuve des faits [1]. Le résultat est sans appel : sur les 41 pays engagés dans des prêts avec l’institution, 31 menaient des politiques de rigueur budgétaire dans un contexte de récession ou de croissance ralentie.

La situation a empiré à partir de 2010. Selon Isabel Ortiz et Matthew Cummins « une contraction prématurée des dépenses s’est généralisée en 2010 malgré l’urgence d’une aide des pouvoirs publics aux populations vulnérables ». Selon ces auteurs, en 2013, la contraction des dépenses publiques s’est étendue et s’est intensifiée considérablement en touchant 119 pays en termes de PIB. Ils prévoyaient que cela atteindrait 132 pays en 2015.

Lorsqu’un ancien analyste de la Banque mondiale, Mohammed Mossallem, a étudié les conditionnalités adossées aux accords de prêts passés avec la Tunisie, le Maroc, la Jordanie et l’Égypte après 2011, il a retrouvé tous les ingrédients des PAS des années 80

Selon Isabel Ortiz et Matthew Cummins : «  En ce qui concerne les mesures d’austérité, l’examen des rapports pays du FMI publiés depuis 2010 indique que les gouvernements envisagent diverses stratégies d’ajustement. Il s’agit notamment de :

l’élimination ou la réduction des subventions, y compris aux combustibles, produits alimentaires et intrants agricoles (dans 100 pays),

la réduction et/ou le plafonnement de la masse salariale, y compris des salaires dans l’enseignement, la santé et autres secteurs publics (dans 98 pays),

le rationnement et le ciblage renforcé des filets de protection sociale (dans 80 pays),

la réforme des retraites (dans 86 pays) ;

la réforme des systèmes de santé (dans 37 pays), et

la flexibilisation du travail (dans 32 pays). De nombreux gouvernements envisagent également des mesures parallèles pour augmenter les recettes, mesures qui peuvent affecter négativement les populations vulnérables, principalement par l’introduction ou l’élargissement de taxes à la consommation, telles que la taxe à la valeur ajoutée (TVA) sur les produits de base qui affectent de façon disproportionnée les foyers pauvres (dans 94 pays). » [2]

Le cas des pays du monde arabe paraît emblématique de ce point de vue. Inquiets de voir ces pays s’éloigner à partir de 2011 du giron néolibéral sous l’effet de soulèvements populaires visant à dégager les dictateurs de la région, le FMI a multiplié les déclarations rassurantes. Dans les rapports suivant le « printemps arabe », l’institution a donc insisté sur la dimension sociale des programmes qu’elle préconisait : « croissance inclusive », politiques sociales pour les plus vulnérables, etc.

Pourtant, lorsqu’un ancien analyste de la Banque mondiale, Mohammed Mossallem, a étudié les conditionnalités adossées aux accords de prêts passés avec la Tunisie, le Maroc, la Jordanie et l’Égypte [3] après 2011, il a retrouvé tous les ingrédients des PAS (programmes d’ajustement structurel) des années 1980 : réduction d’impôt pour le secteur privé, augmentation de l’impôt sur la consommation (l’impôt le plus injuste), libéralisation de l’investissement, diminution des subventions d’État couplée à une augmentation des prix de l’énergie, dérégulation du marché du travail. Quant au contenu des plans d’austérité imposés aux pays de la zone Euro depuis 2010, il s’inscrit dans la droite ligne du traitement infligé aux pays d’Afrique du Nord.

2. Mea culpa sur l’austérité : remise en question profonde ou larmes de crocodile ?

Ces dernières années cependant, on a vu se multiplier des rapports internes critiquant vivement les politiques du FMI :

Janvier 2013 : Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI, dévoile que le FMI a très largement sous-estimé l’impact négatif de l’austérité sur la croissance économique. L’erreur dans les calculs est tout sauf anecdotique, puisqu’elle est estimée à environ 300 % [4] !

Février 2014 : Après que deux étudiants démolissent une étude réalisée par d’anciens économistes en chef du FMI, qui affirmaient qu’une dette publique supérieure à 90 % du PIB entraînait automatiquement un ralentissement de la croissance économique, des experts du FMI confirment qu’il n’existe pas de seuil critique de la dette publique [5].

Juin 2016 : Trois économistes du Fonds sortent un article intitulé « Le néolibéralisme a-t-il été surestimé ? » dans lequel ils affirment : « au lieu d’apporter la croissance économique, certaines politiques néolibérales ont accru les inégalités, et par la même occasion, compromis toute expansion économique durable ».
Ces nombreuses critiques augurent-elle d’un changement de cap de l’institution ?

Tout d’abord, si les gros titres des journaux donnent l’illusion que les auteurs de ce type de rapports font preuve d’une grande hétérodoxie, une lecture attentive de leurs travaux montre que leurs propos restent relativement mesurés. À titre d’exemple, si l’étude « Le néolibéralisme a-t-il été surestimé ? » apporte des chiffres montrant très bien les limites de ce modèle, elle rappelle aussi qu’il y a « beaucoup de raisons de se réjouir de l’agenda néolibéral » [6]. Il faut aussi souligner que la plupart du temps les documents hétérodoxes et critiques qui sont publiés sur le site du FMI n’engagent que leurs auteurs et pas du tout le FMI en tant qu’institution.

De plus, notons que le jeu de la contradiction n’est pas chose nouvelle au sein des institutions de Bretton Woods. Mais la question est de savoir si cette autocritique, aussi limitée soit-elle, aboutit ou non à de réels changements dans les orientations de l’institution.

L’intervention du FMI en Grèce à partir de 2010 est emblématique de cette persistance dans l’application de politiques néolibérales qui favorisent le grand capital, renforcent les inégalités sociales et détruisent des conquêtes sociales essentielles

Or, l’intervention du FMI en Grèce à partir de 2010 est emblématique de cette persistance dans l’application de politiques néolibérales qui favorisent le grand capital, renforcent les inégalités sociales et détruisent des conquêtes sociales essentielles [7]. Dès 2013, une étude du bureau indépendant d’évaluation du FMI [8] reconnaissait que le premier plan de sauvetage de 2010 s’était soldé par « des échecs notables ». Pourtant, les recettes austéritaires ont continué de plus belle.

En juin 2016, le même bureau « indépendant » produisait un rapport dressant le même constat d’échec de l’action du FMI en Grèce. Mais, cette fois, les experts du Fonds vont jusqu’à affirmer que malgré toutes les limites de l’action du FMI, il est « impossible de construire un scénario alternatif ». Le fameux TINA (There Is No Alternative) n’a pas été abandonné par l’institution !

Début octobre 2020, face à la plus importante crise internationale du capitalisme depuis les années 1930, des chercheurs du FMI annonçaient qu’il fallait augmenter les dépenses publiques [9].

Malgré ces déclarations, la direction du FMI a entamé en 2021 un nouveau tournant austéritaire. C’est ce qu’affirmaient en avril 2021, Isabel Ortiz et Matthew Cummins, des auteurs déjà cités, et cela, dans une nouvelle étude intitulée « Alerte face à l’austérité mondiale : coupes budgétaires imminentes en 2021-25 et solutions de rechange ». Dans ce document les auteurs mettaient en garde contre l’émergence d’un choc d’austérité budgétaire post-pandémique, bien plus grave que celui qui a suivi la crise financière mondiale de 2007-2008.

L’analyse des projections de dépenses montrait que des mesures d’austérité sont attendues dans 154 pays en 2021, et jusqu’à 159 pays en 2022. La tendance se poursuivrait au moins jusqu’en 2025, avec une moyenne de 139 pays chaque année, selon les projections du FMI contenues dans la base de données des « Perspectives de l’économie mondiale » d’octobre 2020. L’austérité devrait toucher 5,6 milliards de personnes en 2021, soit environ 75 % de la population mondiale, et passer à 6,6 milliards, soit 85 % de la population mondiale, en 2022. En 2025, 6,3 milliards de personnes, soit 78 % de la population totale, pourraient encore vivre sous le joug de l’austérité.

Les niveaux élevés de dépenses nécessaires pour faire face à la pandémie et à la crise socio-économique qui en découle ont laissé les gouvernements avec des déficits budgétaires et une dette croissantes. Cependant, plutôt que de continuer à explorer les options de financement pour apporter un soutien indispensable à la population et à l’économie, les gouvernements sont entrés dans une nouvelle période d’austérité budgétaire, les événements dramatiques de début mai 2021 en Colombie l’ont montré. Le régime du président Ivan Duque, adepte des politiques du FMI, a voulu imposer un ajustement fiscal brutal. Cela a provoqué un vaste mouvement de protestation qui a été très durement réprimé en faisant une trentaine de morts parmi les manifestants. Le projet de réforme fiscal a été retiré. Le choc post-pandémique semble être beaucoup plus intense que celui qui a suivi la crise financière et économique mondiale. La contraction moyenne des dépenses en 2021 devrait atteindre 3,3 % du PIB, soit près du double de la crise précédente, et 1,7 % du PIB en 2022. Ce qui est encore plus inquiétant, c’est la banalisation de la contraction budgétaire excessive, définie comme une dépense inférieure aux niveaux (déjà faibles) d’avant la pandémie. Près de 50 gouvernements devraient dépenser moins en 2021-22 qu’en 2018-19. Selon Isabel Ortiz et Matthew Cummins qui se basent sur les données fournies par le FMI, plus de 40 gouvernements devraient avoir des budgets inférieurs de 12 % en 2021-22 par rapport à 2018-19, y compris des pays ayant des besoins de développement élevés comme l’Équateur, la Guinée équatoriale, Kiribati, le Liberia, la Libye, la République du Congo, le Sud-Soudan, le Yémen, la Zambie et le Zimbabwe.

3. La réforme démocratique du FMI et de la Banque mondiale ou la montagne qui accouche d’une souris

Depuis sa création, la structure de la prise de décision au sein du FMI bénéficie aux États-Unis et à ses alliés victorieux au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Profondément inégale, cette répartition du pouvoir qui repose sur la règle « un dollar = une voix » a été de plus en plus contestée par les pays émergents qui voulaient leur part du gâteau. Pour tenter d’établir un semblant de démocratie, et satisfaire la demande de ces pays en expansion, une réforme sur l’augmentation des quotes-parts [10] et le transfert des droits de vote est finalement entrée en vigueur au début de l’année 2016.

Il n’a jamais été question d’adopter un système qui permette à tous les pays membres d’avoir voix au chapitre mais bien de contenter des « pays émergents » dont le poids économique était devenu trop important pour être ignoré

En réalité, il n’a jamais été question d’adopter un système qui permette à tous les pays membres d’avoir voix au chapitre, mais bien de contenter des « pays émergents » dont le poids économique était devenu trop important pour être ignoré. Si les 6 % de droits de vote qui ont été nouvellement répartis sont donc allés vers les BRICS (hors Afrique du Sud), les grands perdants de cette opération sont sans surprise les pays les plus pauvres, pour lesquels le FMI s’est engagé, non sans cynisme, à « préserver » [11] les droits de vote. Le Bangladesh s’est sans doute senti renforcé dans son pouvoir d’action à la vue de cet engagement, lui qui dispose de 0,24 % de droits de vote pour défendre les intérêts de ses 166 millions d’habitants !

Pour leur part, les États-Unis sortent doublement vainqueurs de cette opération. Non seulement ils gardent la mainmise sur la structure, puisqu’en ne cédant que 0,3 % de leurs droits de vote, ils conservent leur précieux droit de veto [12]. De plus, ils restent les maîtres à bord d’un plus gros navire, puisque la réforme a également consisté à pratiquement doubler les ressources du Fonds, pour les porter à près de 660 milliards $US.

Ces réformes vont renforcer la position dominante des États-Unis dans cette institution cruciale tout en fournissant au Fonds une solide assise financière, déclara Jacob Lew, secrétaire au Trésor américain en 2015.

Pour la Banque mondiale, la dernière réforme d’envergure de ce type a eu lieu en avril 2010, sous la présidence du controversé Robert Zoellick. Outre une augmentation de 86,2 milliards $US du capital de la BIRD, les pays du Sud y ont vu leurs droits de vote être augmentés de 3,13 points de pourcentage, soit 47,19 % du total des voix. En comparaison des 15,44 % des États-Unis, c’est bien peu pour ces 135 pays abritant 85 % de la population mondiale [13].

4. « DSRP », « Doing business », « EBA » … nouveaux noms, mêmes politiques !

À partir de la fin des années 1990, une pluie de critiques est venue s’abattre sur la Banque mondiale. À tel point qu’il devint de plus en plus difficile pour l’institution de promouvoir les programmes d’ajustement structurel (PAS) qui se trouvaient être au centre de la polémique. Face à cette crise de légitimité, la Banque va multiplier les pirouettes sémantiques sans toucher à la logique néolibérale inscrite dans son ADN.

Parmi ces subterfuges, on trouve notamment l’initiative « Pays pauvres très endettés » (PPTE) qui, via un allègement de dette limité et contrôlé par les IFI, permet – encore aujourd’hui – d’imposer aux pays les plus pauvres des politiques similaires aux plans d’ajustement structurel et à les maintenir dans la spirale de la dette. Par ailleurs, en 2002, très peu de temps après que la Banque eut annoncé la fin officielle des PAS, un nouvel outil appelé « Doing Business » (« faire des affaires ») voit le jour… Le hasard faisait décidément bien les choses !

Les gouvernements des pays du Sud se vouent une compétition acharnée afin d’offrir au secteur privé les conditions les plus attractives, conscients que la Banque mondiale et les créanciers bilatéraux orientent leurs lignes de prêts également en fonction des résultats obtenus à ce classement

Ce rapport annuel se proposait de classer les 189 pays membres de la Banque mondiale selon leur capacité à aménager un bon « climat des affaires » pour les investisseurs en fonction de différents critères : une déréglementation maximale, une fiscalité amicale pour le secteur privé, une législation qui protège le moins possible les droits des travailleurs/euses et qui les met en concurrence les un·es avec les autres.

Les gouvernements des pays du Sud se vouent donc une compétition acharnée afin d’offrir au secteur privé les conditions les plus attractives, conscients que la Banque mondiale et les créanciers bilatéraux orientent leurs lignes de prêts également en fonction des résultats obtenus à ce classement. Et la Banque s’en réjouit ! En 2014, elle se félicitait que le « Doing Business » ait inspiré plus d’un quart des 2 100 réformes enregistrées depuis sa création [14].

Et elle ne voulait pas s’arrêter en si bon chemin ! À la demande expresse du G8 qui invitait en 2012 à « élaborer un index pour noter les pays sur le climat des affaires dans le secteur agricole » [15], elle a développé l’outil « Enabling the Business of Agriculture » (EBA) [16]. Financé par la fondation Bill et Melinda Gates ainsi que par les gouvernements états-unien, anglais, danois et néerlandais, l’EBA calque sa méthodologie sur celle du « Doing Business ».

En valorisant l’accès aux intrants non organiques et en poussant à une agriculture sous contrat, l’EBA permet aux grandes multinationales de l’agrobusiness d’étendre encore un peu plus leur influence [17]. La logique prônée par la Banque mondiale va totalement à l’encontre de la réalité et des intérêts de l’agriculture familiale qui concerne pourtant 80 % des exploitations agricoles dans les pays du Sud.

Limité dans un premier temps à un projet pilote qui concernait 10 pays volontaires, le rapport 2016 s’était déjà étendu à 40 pays et l’ambition était bien de couvrir un maximum de pays au plus vite.

À la vue de tous ces nouveaux dispositifs, on a bien du mal à voir en quoi la Banque mondiale serait devenue, comme elle le prétend, une organisation luttant contre la pauvreté. Et les controverses sur le « Doing Business » n’ont pas manqué.

Mais là encore, la réalité a vite rattrapé l’institution. Aux accusations multiples en provenance de mouvements sociaux, de syndicats ou encore de professeurs d’universités, se sont ajoutées celles de Paul Romer, alors économiste en chef à la Banque mondiale. En s’appuyant notamment sur la perte de 23 places du Chili alors présidé par la « socialiste » Michelle Bachelet, il dénonçait également le parti pris idéologique (ouvertement néolibéral) dans la méthodologie et la rédaction du rapport. Après avoir été rappelé à l’ordre par le président Jim Yong Kim, il présentait dans la foulée sa démission en janvier 2018. En août 2020, la Banque mondiale elle-même annonçait, bien malgré elle, l’interruption de la publication du rapport 2020 après signalement d’« un certain nombre d’irrégularités concernant les modifications apportées aux données des rapports Doing Business 2018 et Doing Business 2020, […] publiés respectivement en 2017 et 2019. Ces modifications n’étaient pas cohérentes avec la méthodologie Doing Business » [18].

5. « La Banque mondiale s’assied sur les droits humains ! »

On pourrait raisonnablement s’attendre à ce qu’une organisation qui prétend lutter contre la pauvreté intègre le respect des droits humains comme un des critères fondamentaux de son action. Pourtant, et bien qu’elle soit officiellement dans l’obligation de respecter les règles du droit international [19], cela fait plus de trois quarts de siècle que ces principes ne passent pas le seuil des bureaux feutrés de Washington.

Pour Philip Alston, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains (2015), « La Banque mondiale s’assied sur les droits humains. Elle les considère davantage comme une maladie infectieuse que comme des valeurs et obligations universelles. » [20]

Comme nous l’avons montré précédemment dans le livre Banque mondiale, le coup d’État permanent, pour « justifier » ce refus, la Banque se cache derrière sa mission qui, se limitant à des considérations économiques, l’empêcherait d’aborder des notions trop politiques. On a du mal à comprendre en quoi cette mission prétendument technique la placerait au-dessus du droit international. Par ailleurs, la Banque mondiale n’a eu aucun problème à trouver des justifications lorsqu’il s’agissait d’intégrer des questions comme la corruption, le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme ou la gouvernance qui ne faisaient initialement pas partie de ses prérogatives.

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La Banque mondiale, zone de non-droit, s’estimant au-dessus des lois, n’en finit plus de bafouer les droits fondamentaux des peuples du Sud. Parmi de trop nombreux exemples, citons l’enquête de terrain réalisée dans quatorze pays par le Consortium international pour le journalisme d’investigation (ICIJ) [21], qui révèle que les projets financés par la Banque ont contraint près de 3,4 millions de personnes à quitter leur domicile depuis 2004, parfois avec le recours de policiers armés chargés de les expulser. Loin d’être un cas isolé, les instances onusiennes, nationales et les comités d’experts indépendants ne cessent de confirmer que plusieurs projets financés par la Société financière internationale (SFI), une des instances de la Banque mondiale, se sont traduits par de graves infractions aux droits humains : accaparement des terres, répression, arrestations arbitraires ou meurtres, afin de faire taire les mouvements de protestation contre certains projets financés par la Banque.

Le fiasco scandaleux des « pandemic bonds » émis par la Banque mondiale

En juillet 2020, la Banque mondiale a renoncé à mettre sur les marchés financiers une nouvelle émission de titres « pandémiques » (pandemic bonds dans le jargon des fonds d’investissement et de la presse financière) après que la première a été critiquée pour sa lenteur à verser l’aide aux nations pauvres souffrant de graves épidémies [22].

Les fonds d’investissements et les banques privées qui ont acheté ces titres en 2017 ont reçu des paiements d’intérêts qui s’élevaient à près de 100 millions de dollars à la fin du mois de février 2020 !!!

La Banque mondiale a lancé en 2017 son programme de « pandemic bonds » à la suite de l’épidémie d’Ebola de 2014 en Afrique. Pour qu’un pays puisse avoir accès à ce programme pour faire face à une épidémie, il fallait qu’il démontre que l’épidémie avait causé au moins 2 500 décès. En 2018, la République démocratique du Congo avait dû attendre que l’épidémie fasse des ravages pour pouvoir recevoir une aide. Cela avait provoqué de fortes critiques.

La Banque mondiale a émis ces titres en 2017 pour un montant de 320 millions de dollars destiné officiellement à aider les pays en développement à faire face à une grave épidémie de maladie infectieuse [23].

Les fonds d’investissements et les banques privées qui ont acheté ces titres en 2017 ont fait de juteux profits, car la Banque leur a garanti un rendement à deux chiffres, c’est-à-dire nettement plus de 10 %. Les détenteurs de ces titres, parmi lesquels Baillie Gifford qui est un fonds de placement écossais, Amundi (qui est la propriété de la banque française Crédit agricole) et Stone Ridge Asset Management, société financière newyorkaise, ont reçu des paiements d’intérêts qui s’élevaient à près de 100 millions de dollars à la fin du mois de février 2020 !
À la mi-avril 2020, plusieurs mois après que le coronavirus a commencé à se propager dans le monde, les conditions pour verser près de 200 millions de dollars ont finalement été remplies. Les 64 pays qui étaient censés se partager la maigre somme de 195 millions de dollars devaient avoir droit, selon leur taille, à une aide qui devait osciller entre 1 million et 15 millions de dollars, soit des peanuts. La somme la plus élevée disponible, de 15 millions de dollars, devait être allouée au Nigeria et au Pakistan.

Une deuxième version du « Mécanisme de financement d’urgence en cas de pandémie (PEF) », c’est ainsi que la banque désigne les « pandemic bonds », devait être lancée en 2020, après que la Banque mondiale eut déclaré, début 2019, qu’elle procédait à des ajustements de la structure avant de commercialiser le nouveau produit en mai 2020 ou aux alentours de cette date. Finalement, devant les critiques de plus en plus nombreuses, la Banque mondiale a renoncé à passer à la phase 2.

6. Banque mondiale / FMI et la crise de 2020 dans le contexte de la pandémie du coronavirus
Comme nous l’avons indiqué dans l’introduction de cet article, les gouvernements et les grandes institutions multilatérales comme la Banque mondiale, le FMI et les banques régionales de développement ont instrumentalisé le remboursement de la dette publique pour généraliser des politiques qui ont détérioré les systèmes de santé publique.

Cela les a rendus beaucoup plus vulnérables à des pandémies comme celles du coronavirus.

Avant même l’éclatement de l’épidémie Covid-19, ces politiques avaient déjà produit d’énormes pertes en vie humaines et, aux quatre coins de la planète, les personnels de santé avaient organisé des protestations.

Si l’on voulait se donner les moyens de combattre le coronavirus et, au-delà, d’améliorer la santé et les conditions de vie des populations, il fallait adopter des mesures d’urgence.

La suspension immédiate du paiement de la dette, et mieux encore son annulation, auraient dû constituer une priorité.

Ni la Banque mondiale ni le FMI n’ont annulé des dettes depuis le début de la pandémie du coronavirus. Ces deux institutions ont multiplié des déclarations qui visaient à donner l’impression qu’elles prenaient des mesures très fortes. C’est entièrement faux

Or, ni la Banque mondiale ni le FMI n’ont annulé des dettes depuis le début de la pandémie du coronavirus [24]. Ces deux institutions ont multiplié des déclarations qui visaient à donner l’impression qu’elles prenaient des mesures très fortes. C’est entièrement faux. Le mécanisme mis en place par le FMI, la Banque mondiale et le G20 [25] ressemble comme deux gouttes d’eau au mécanisme mis en place après le Tsunami qui avait frappé l’Inde, le Sri Lanka, le Bangladesh et l’Indonésie en décembre 2004 [26]. Au lieu d’annulation, les créanciers publics ne font que reporter les échéances [27]. Soulignons que les créanciers privés ne sont tenus de faire aucun effort. Quant au FMI, il ne met pas fin au remboursement, il ne le suspend même pas. Il a mis en place un fonds spécial qui est alimenté par des pays riches et dans lequel le FMI puise pour se rembourser.

Pire, depuis mars 2020, le FMI a prolongé des accords de prêts qui impliquent la poursuite des mesures d’ajustement structurel résumées partiellement dans l’introduction de ce texte.

Quant à la Banque mondiale, entre mars 2020 et avril 2021, elle a reçu plus de remboursements des PED qu’elle n’a octroyé de financement, que ce soit sous forme de dons ou de prêts.

De son côté, le président Macron multiplie les effets d’annonce sans jamais passer réellement aux actes.

L’auteur remercie Émilie Paumard, Milan Rivié, Anaïs Carton et Claude Quémar pour leur collaboration.

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Source : Attac France

Notes
[1] Mark Weisbrot and al., « IMF‐Supported Macroeconomic Policies and the World Recession : A Look at Forty‐One Borrowing Countries », CEPR, octobre 2009.

[2] Isabel Ortiz, Matthew Cummins, « L’Ère de l’Austérité », https://www.cadtm.org/L-Ere-de-l-Austerite

[3] Au moment de l’étude de Mohammed Mossallem l’accord de prêts avec l’Égypte n’était pas encore conclu. Le FMI a finalement validé un accord de prêt de 12 milliards de dollars en novembre 2016.

[4] Hubert Huertas, « Extraordinaire : l’austérité est une erreur mathématique ! », France culture, 9 janvier 2013.

[5] « Ce doctorant qui a fait trembler les défenseurs de l’austérité », Le Soir, 22 avril 2013 ; Marie Charrel, « Le FMI admet qu’il n’existe pas de seuil critique de la dette publique », Le Monde, 18 février 2014.

[6] Jonathan D. Ostry, Prakash Loungani, and Davide Furceri, « Neoliberalism : Oversold ? », FMI, juin 2006.

[7] Documents secrets du FMI sur la Grèce avec commentaires d’Éric Toussaint (CADTM), publiés le 5 janvier 2017, https://www.cadtm.org/Documents-secrets-du-FMI-sur-la consulté le 17 avril 2020

[8] FMI, Greece : Ex Post Evaluation of Exceptional Access under the 2010 Stand-By Arrangement, IMF Country Report No. 13/156, Juin 2013.

[9] Vitor Gaspar, Paolo Mauro, Catherine Pattillo et Raphael Espinoza, « L’investissement public au cœur de la reprise », https://www.imf.org/fr/News/Articles/2020/10/05/blog-public-investment-for-the-recovery , 5 octobre 2020 et FR24 News France, « Le FMI abandonne les préoccupations liées à la dette publique et appelle les gouvernements à investir » https://www.fr24news.com/fr/a/2020/10/le-fmi-abandonne-les-preoccupations-liees-a-la-dette-publique-et-appelle-les-gouvernements-a-investir.html, 5 octobre 2020.

[10] La quote-part d’un pays membre détermine son engagement financier maximum envers le FMI ainsi que son pouvoir de vote.

[11] Voir : https://www.imf.org/external/french/np/sec/pr/2010/pr10418f.htm

[12] FMI, « Acceptances of the Proposed Amendment of the Articles of Agreement on Reform of the Executive Board and Consents to 2010 Quota Increase », avril 2017.

[13] « La Banque mondiale réforme le pouvoir de vote, obtient une injection de 86 milliards de dollars », 25 avril 2010, https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2010/04/25/world-bank-reforms-voting-power-gets-86-billion-boost

[14] World Bank Group, « Doing Business 2014 - Understanding Regulations for Small and Medium-Size Enterprises », 2013.

[15] « Fact sheet : G-8 action on Food Security and Nutrition ». Communiqué de presse, The White House, 18 mai 2012, cité dans The Oakland Institute, « Les Mythes de la Banque mondiale sur l’Agriculture et le Développement », 2014, p. 5.

[16] World Bank Group, « Améliorer le climat des Affaires dans l’Agriculture, Rapport d’Etape », 2015, p. V.

[17] Rémi Vilain, « La nouvelle révolution verte en Afrique subsaharienne », CADTM, décembre 2015.

[18] « Doing Business - Irrégularités dans les données, Communiqué », 27 août 2020, https://www.banquemondiale.org/fr/news/statement/2020/08/27/doing-business---data-irregularities-statement

[19] Le Comité de l’ONU pour les droits économiques, sociaux et culturels a rappelé dans une déclaration officielle datée du 24 juin 2016 que la Banque mondiale comme toute autre organisation internationale doit impérativement respecter la Déclaration universelle des droits de l’Homme, les principes généraux du droit international et les Pactes de 1966 sur les droits humains. Voir : E/C.12/2016/1 « Public debt, austerity measures and the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights ». Statement by the Committee on Economic, Social and Cultural Rights.

[20] Philip Alston, « Report of the Special Rapporteur on extreme poverty and human rights », A/70/274, 4 août 2015.

[21] Xavier Counasse, « Enquête internationale : 3,4 millions de personnes expulsées par la Banque mondiale », Le Soir, 16 avril 2015.

[22] Financial Times, « World Bank ditches second round of pandemic bonds », 5 juillet 2020, https://www.ft.com/content/949adc20-5303-494b-9cf1-4eb4c8b6aa6b (attention accès payant)

[23] Voici ce qu’on peut trouver sur le site de la Banque mondiale : « Souscrite en juillet 2017, l’assurance comprenait deux catégories d’actifs, chacune composée d’obligations et de swaps. La catégorie A comprenait 225 millions de dollars d’obligations et 50 millions de dollars de swaps, et la catégorie B 95 millions de dollars d’obligations et 55 millions de dollars de swaps. Les obligations ont été émises au titre du Mécanisme mondial d’émission d’obligations de la BIRD, dans le cadre du programme de billets avec capital à risque créé en 2014 en partie pour répercuter les risques de catastrophe sur les marchés des capitaux. »

Source : https://www.banquemondiale.org/fr/topic/pandemics/brief/fact-sheet-pandemic-emergency-financing-facility

[24] Milan Rivié, « 6 mois après les annonces officielles d’annulation de la dette des pays du Sud : Où en est-on ? », 17 septembre 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/6-mois-apres-les-annonces-officielles-d-annulation-de-la-dette-des-pays-du-Sud

[25] Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.

[26] Voir le livre d’Éric Toussaint et Damien Millet, Les Tsunamis de la dette, éditions Syllepse et CADTM, Paris-Liège, 2005 https://www.cadtm.org/Les-Tsunamis-de-la-dette

[27] Pour un résumé des mesures prises par la Banque mondiale, le FMI et le G 20 en 2020-2021 voir le communiqué du CADTM, ’Banque mondiale / FMI / G20 : Des mesures au rabais vouées à l’échec’ publié le 9 avril 2021, https://www.cadtm.org/Communique-Banque-mondiale-FMI-G20-Des-mesures-au-rabais-vouees-a-l-echec consulté le 23 avril 2021.

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