Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Corruption

Le cancer de la corruption

Entre deux mandats, les plus hauts fonctionnaires s’en vont monnayer leur expérience et leur réseau au sein du gouvernement, de l’entreprise et de la haute société. Les anciens présidents ouvrent le bal, empochant des sommes faramineuses pour baratiner des parterres d’hommes d’affaires.

La corruption est un concept lesté d’une forte charge polémique, qui prend toute son ampleur rhétorique dans les guerres de pouvoir. Instrument de mobilisation des foules, indifférente au bien commun, elle sert avant tout à dénigrer des élus ou à évincer des rivaux politiques. Elle relève de la psychologie des masses et sa signification peut changer d’une civilisation, d’un siècle et d’un pays à l’autre.

Pour en formuler une critique pertinente, il ne suffit pas d’appréhender la corruption dans le contexte de la politique, car elle touche aussi bien à l’économie, à la finance, à l’église, au sport, aux arts, à l’éducation et aux relations sociales. Ici, politique et société sont étroitement imbriquées. Puisque la corruption affecte aussi bien la sphère politique que la société civile, le problème ne tient pas tant à la corruption en soi qu’à ses proportions, à sa virulence et à sa banalisation. Les tentatives pour lui faire barrage sont diverses et variées, qu’il s’agisse simplement de la contenir, ou bien de l’éradiquer à tout jamais.

Méfions-nous de ces parangons de vertu qui promettent d’épurer une fois pour toutes les écuries d’Augias. Bertolt Brecht, grand dramaturge de la corruption, remarquait : « Trouvez-moi un fonctionnaire qui accepte un pot-de-vin, vous aurez trouvé l’humanité. » Brecht fuyait alors les régimes fascistes qui, du fait même de leur inhumanité, prétendaient venir à bout de la corruption. Or, pour nombre de réfugiés à cette époque, comme pour Mère Courage et ses enfants pendant la guerre de Trente Ans, « la vénalité des hommes, c’est notre seule sauvegarde ».

Il semblerait que les sociétés dites primitives en aient été préservées : la sphère publique ne se distinguant pas de la sphère privée, le don n’y était pas entaché de corruption. Les Egyptiens, les Babyloniens et les Hébreux, en revanche, connaissaient bien la corruption, en particulier celle des juges. Dans la Grèce du IVe siècle avant J.-C., elle s’est développée parallèlement à la cité, à l’économie et à l’Etat. La Rome antique n’a pas été épargnée par la vénalité, bien que ce poison n’ait véritablement infiltré la société et la politique que dans les dernières années de la République et au début de l’expansion impériale.
Même la fonction d’empereur est parfois allée au plus offrant.

Si la simonie (trafic d’objets sacrés, de biens religieux ou de charges ecclésiastiques) était un fléau médiéval, la vénalité des charges s’est néanmoins propagée en France et en Angleterre aux débuts de l’Europe moderne, en complément des charges héréditaires. Les colonies d’outre-mer ouvraient alors des boulevards à la corruption dans la métropole et les lointaines provinces de l’empire. La corruption est et a toujours été inhérente, voire nécessaire, à l’impérialisme. Elle est la doublure du tissu institutionnel de l’empire, tirant profit de la vente de chartes, de concessions et de contrats pour exploiter et ponctionner les colonies. En somme, la corruption ne prévaut pas de la même façon en tout temps et en tous lieux.

Dans les périodes de mutation économique et sociale, quand les structures étatiques et juridiques sont balbutiantes et que les moeurs se relâchent (comme aux Etats-Unis entre 1865 et 1890, dans les nouveaux Etats post-coloniaux du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, ou dans les anciens pays du bloc soviétique après 1989), la corruption gagne du terrain et s’affiche de façon éhontée, comme une aubaine pour les suborneurs et les subornés. Les petites magouilles ouvrent la voie à la grande corruption.

A l’époque où la frontière des Etats-Unis se déplaçait vers l’Ouest, et en particulier à partir de la guerre de Sécession, l’Amérique s’est spécialisée dans la corruption. Barons voleurs et capitaines d’industrie, rétrospectivement salués comme les fondateurs du capitalisme moderne, ont adossé leurs empires à la corruption massive de l’Etat (local et fédéral). Profitant du laxisme ambiant, leurs pratiques frauduleuses ont dégénéré en foires d’empoigne autour du tracé des chemins de fer, des concessions publiques pour l’exploitation du bois, du minerai et du pétrole, et des exonérations d’impôts et des réglementations commerciales avantageuses.

Pour parvenir à leurs fins, les Cooke, Gould, Rockefeller, Huntington, Stanford, Frick et Carnegie n’ont pas lésiné sur les pots-de-vin. Ils ont soudoyé des sénateurs et représentants de l’un et l’autre parti, faussé les scrutins, acheté les médias et tourné la tête des intellectuels.

Certains de ces nouveaux magnats, dans l’espoir d’alléger d’autant les enveloppes, se sont présentés à des postes publics, en brandissant leurs chéquiers pour accaparer le pouvoir politique. Au lieu de se mener la guerre sous les yeux ébaubis d’un Etat impuissant, les géants industriels ont trouvé intérêt à se regrouper en lobbies et à fusionner. A la fin des années 1870, ses obscures manœuvres destinées à gonfler la Standard Oil vont faire de John D. Rockefeller un illustre hors-la-loi. Plus tard, soucieux de redorer son blason, le magnat du pétrole choisit de faire don d’une partie de sa fortune douteuse à des œuvres de bienfaisance, ce qui lui vaudra cette saillie de Mark Twain : « Les bonnes œuvres rachètent les mauvaises consciences. »

Au XXe siècle, alors que l’Amérique s’impose comme une puissance incontestée, la corruption atteint son apogée. Dépourvu de la structure fortement centralisée de l’empire romain ou des empires européens, l’empire américain distendu engendre un complexe militaro-industriel qui engloutit des fonds publics dans des contrats militaires colossaux, dont l’histoire a montré qu’ils se prêtaient particulièrement au copinage et aux manigances. Le déploiement de ce système tentaculaire de défense, qui peut compter sur des bases militaires et des alliés subalternes dans le monde entier, accompagne la mainmise de l’Amérique sur les matières premières, impliquant des contrats aussi lucratifs que corruptibles.

Cette emprise mondiale est intensifiée par la prédominance américaine dans l’aéronautique, les télécommunications, l’industrie pharmaceutique et l’informatique, qui appellent au commerce de brevet et au trafic d’influence.
Dans cette débauche de capitalisme financier où se sont vautrés les Etats-Unis et le reste du monde, la politique à la papa s’est laissé gagner par le cancer de la corruption, à la fois direct et contourné, légal et illégal.

Depuis la désindustrialisation galopante de l’Amérique, on ne trouve plus guère de sénateur pour représenter l’Etat « Boeing » ni de PDG reconverti en secrétaire d’Etat pour proclamer que « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique ». Nouveau mot d’ordre : « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour la planète. » Assurément, la corruption est devenue systémique aux Etats-Unis et elle ne concerne pas seulement des conglomérats, mais des agences de notation et d’audit. Sur le Vieux Continent aussi, elle pullule ; les affaires Vivendi et Parmalat y font écho au scandale Enron.

Pour la plupart, les suborneurs sont des hommes en gris, employés à promouvoir la fortune de l’entreprise qui, en retour, décidera de la leur. Aux côtés des lobbies et groupes de pression, loin devant les syndicats, ils graissent la patte aux politiciens de tous bords. Leurs amis républicains et démocrates, dont les élections et les nominations sont largement financées, et donc biaisées, par le monde de l’entreprise, ont investi les branches législatives, exécutive et administrative du gouvernement, aux niveaux fédéral, étatique et local. Le symptôme le plus manifeste de l’enkystement des affaires dans la politique est la porosité des frontières entre secteur public et privé. Sans cesser d’entretenir leurs relations au Capitole, les initiés ne s’interdisent pas quelques incartades pour le compte d’intérêts privés, en attendant un éventuel retour au pouvoir. Et pour étoffer son CV, il est de bon ton de se greffer sur une université ou un think tank.

Entre deux mandats, les plus hauts fonctionnaires s’en vont monnayer leur expérience et leur réseau au sein du gouvernement, de l’entreprise et de la haute société. Les anciens présidents ouvrent le bal, empochant des sommes faramineuses pour baratiner des parterres d’hommes d’affaires. Tel candidat malheureux à la présidence n’a pas hésité à se mettre à la solde de Viagra et de Pepsi. Le XXIe siècle s’éveille au son d’un nouveau concert de nations, qui bientôt tomberont sous la coupe de plusieurs grandes puissances. Leurs systèmes politiques ont beau être différents, elles sont toutes arrimées à un même capitalisme étatique. Les rivalités ordinaires seront exacerbées par la ruée vers les ressources toujours plus rares que sont l’énergie, les denrées et l’eau, tandis que l’explosion démographique restera le fait de pays en proie à l’instabilité chronique et à la misère, dont certains sont dotés de ressources naturelles très prisées, sous contrôle de petites élites locales.

Ce meilleur des mondes suscite les convoitises et offre un terrain propice à la corruption endémique. L’hydre increvable promet de s’acclimater à toutes les latitudes. Face à la débandade de l’Occident, il sied mal aux dirigeants hypocrites d’un monde opulent de dénoncer la corruption comme le stigmate du tiers-monde. Faut-il leur rappeler que, sans la complicité de leurs intermédiaires occidentaux, les prédateurs financiers des régions non occidentales n’auraient pu transférer, blanchir et investir leur butin à l’étranger, ni s’imposer comme les maîtres de la corruption dans des Etats embryonnaires ou vacillants, terrains de chasse des chevaliers d’industrie et autres canailles de tous horizons.

* Arno J. Mayer est professeur émérite d’histoire européenne à l’université de Princeton. Penseur de la gauche américaine, il est né en 1926 au Luxembourg et vit aux Etats-Unis depuis 1944. Après avoir travaillé sur la diplomatie européenne, il publie en 1990 La Solution finale dans l’histoire (La Découverte), qui fera débat. Son dernier ouvrage s’intitule De leurs socs ils ont forgé des glaives. Histoire critique d’Israël (Fayard, 2009).

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