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Europe

Le difficile labeur de Jeremy Corbyn

22 septembre 2016 | mediapart.fr

Le leader travailliste britannique, Jeremy Corbyn, a été réélu à la tête de la formation d’opposition avec près de 62% des voix lors de la conférence annuelle de son parti, qui se tient du 25 au 28 septembre. Il peine pourtant à surmonter les dissensions internes et la guérilla politico-médiatique incessante.

De l’envoyé de Mediapart à Londres (Royaume-Uni). - La scène se passe à l’automne 2014, lors de la réunion annuelle du Socialist Campaign Group, qui rassemble les députés travaillistes britanniques à la gauche du parti et leurs sympathisants. Un des participants raconte : « J’y vais chaque année pour discuter et prendre le pouls de la gauche du Labour. Mais cette année-là, c’était franchement déprimant : il y avait beaucoup moins de monde que d’habitude et l’ambiance était morose. On avait l’impression d’un banquet funéraire. » Quelques mois plus tard, en mai 2015, les travaillistes perdent leur deuxième élection consécutive face à David Cameron, et Ed Miliband, ancien protégé de Gordon Brown et de Tony Blair qui avait (mollement) essayé de faire oublier les années Blair, désormais honnies par une partie des militants de gauche, rend son tablier de leader.

À l’époque, la doxa politico-médiatique veut que Miliband ait échoué à s’installer au 10 Downing Street à cause d’un virage trop marqué à gauche. Virage qui a pourtant échappé à la plupart des électeurs du Labour, qui réclamaient une inflexion progressiste (nous y reviendrons). Du coup, les prétendants à sa succession qui s’affichent sont des « blairistes » sans complexes. Ils entendent ramener le parti au centre, voire chasser sur les terres de la droite, comme nombre de partis « sociaux-démocrates » en Europe (France, Allemagne, Italie, Espagne…) ou aux États-Unis.
Début juin 2015, le Socialist Campaign Group se réunit de nouveau. Objectif : tenter de présenter une candidature « pour la forme », afin de saisir l’occasion de l’élection au poste de leader travailliste pour donner un peu d’écho à leurs idées. Au sein de ce groupuscule d’une dizaine d’élus au Parlement, John McDonnell, qui avait déjà essayé, sans succès, de se présenter en 2007 et 2010, jette l’éponge. Il sort d’une maladie et préfère passer son tour. Diane Abbott, candidate malheureuse en 2010, avance des obligations familiales au début de l’été pour renoncer. La plupart des autres députés sont trop jeunes et manquent d’expérience. Tout le monde se tourne alors vers Jeremy Corbyn, 66 ans, vieux routier minoritaire de la gauche du parti, en lui disant en substance : « C’est ton tour, faut que tu y ailles ! » Le député de Londres, élu sans discontinuer depuis 1983, accède en grognant à la demande de ses camarades. De toute manière, il n’est même pas convaincu qu’il obtiendra les parrainages nécessaires de 35 de ses collègues parlementaires pour figurer sur les bulletins de vote…

La suite a été amplement racontée depuis : Corbyn se lance en juin 2015, il mène campagne sur les réseaux sociaux et suscite un enthousiasme immédiat, les nouveaux adhérents affluent dans le parti, les hiérarques tentent de lui barrer la route et, trois mois après s’être déclaré candidat, il est élu leader du parti travailliste avec 59,5 % des voix au premier tour. L’outsider de toujours est catapulté dirigeant d’un des plus grands partis de la gauche occidentale. S’il ne s’agissait pas là du monde politique, avec ses trahisons, ses mensonges et ses coups de poignard, on pourrait presque parler de conte de fées…

Un an plus tard, fait unique dans les annales du Labour britannique, Jeremy Corbyn est de nouveau soumis à l’élection des militants travaillistes à l’orée de la conférence annuelle du parti, qui se tient du 25 au 28 septembre 2016. Ce n’est pas son choix, non, il s’en serait bien passé, mais il y a été contraint par l’opposition incessante des parlementaires travaillistes qui n’ont toujours pas digéré son élection. « Les élus de son propre parti, parfois par véritable désaccord idéologique, mais bien souvent par jalousie, parce qu’ils n’admettent pas que Corbyn leur ait grillé la politesse, refusent d’accepter le leadership de Jeremy, raconte un proche de John McDonnell, le bras droit de Corbyn. Ils continuent de le considérer comme un outsider qui n’a aucune légitimité politique. »

Et pourtant, Jeremy Corbyn a été reconduit, samedi 24 septembre à la tête du Labour, recueillant 62 % des voix face à son challenger Owen Smith. Il est le premier dirigeant du parti travailliste élu deux fois à son poste depuis la Seconde Guerre mondiale ! Et pourtant, peu de monde imagine que l’ébullition de ces derniers mois, la guérilla perpétuelle des parlementaires et les moqueries incessantes de la presse et de l’opposition vont s’arrêter d’un seul coup.

Les difficultés rencontrées par Corbyn reflètent non seulement le grand écart qui s’est creusé entre la base du parti travailliste et son sommet depuis les années Thatcher mais aussi, de manière plus large, le fossé qui existe désormais dans la plupart des démocraties entre les citoyens et leurs élites politiques, pour ne pas dire politiciennes. John McDonnell a résumé cela de manière lapidaire à la mi-septembre : « Ce sont les 1 % qui disent aux 99 % de se calmer et de rester dans leur bac à sable. Ils veulent revenir à un système politique qui n’est que la rotation des élites coupées de la réalité et dominées par la City de Londres et la finance. » La charge ne fait pas dans le détail, mais elle résonne.

Le discours préféré de la majorité des parlementaires travaillistes (ceux qui s’opposent à Corbyn), mais aussi des conservateurs et de leurs relais dans les médias, est de dire que le Labour a été kidnappé par une bande d’activistes gauchistes qui n’a aucune chance de remporter la prochaine élection générale (prévue pour 2020). Le problème avec cet argumentaire est qu’il ne se vérifie absolument pas empiriquement. Non seulement le niveau de popularité de Jeremy Corbyn et du parti travailliste dans les sondages d’opinion demeure tout à fait honorable et stable par rapport à ses prédécesseurs, en dépit des bouleversements en cours dans le système traditionnel britannique (annihilation des travaillistes en Écosse au profit du parti indépendantiste de gauche SNP, émergence des europhobes d’UKIP, référendum sur le Brexit qui a scindé les partis), mais le Labour n’a perdu aucune des législatives partielles qui se sont tenues depuis un an. Sans oublier la prise de la mairie de Londres par le travailliste Sadiq Khan, certes un opposant à Corbyn, mais qui démontre que les électeurs de gauche ou du centre ne se sont pas enfuis en courant.

« Jeremy va être réélu à la tête du parti, d’accord, c’est génial ! Et après ? »
De plus, comme le rapporte à Mediapart le politologue de l’université Queen Mary de Londres Tim Bale, coauteur d’une récente étude sur les militants travaillistes, « le raisonnement des travaillistes “modérés” selon lequel le parti aurait été pris en otage par un afflux de militants pro-Corbyn, qui auraient fait de l’entrisme lorsque celui-ci a déclaré sa candidature, est faux. Notre étude montre que l’arrivée massive de nouveaux adhérents avait démarré bien avant que Corbyn ne se lance, et que cela faisait déjà quelques années que les militants réclamaient des politiques plus redistributives et une restauration des services publics ». Autrement dit, la victoire de Corbyn n’est pas simplement due à la médiocrité de ses adversaires ou au fait qu’ils étaient plusieurs à occuper le créneau centriste, mais bien à une volonté des électeurs travaillistes de voir leur parti se réorienter à gauche. Un souhait qui précédait l’irruption de Corbyn sur le devant de la scène.

La presse ne cesse d’essayer de ridiculiser Corbyn

Aujourd’hui, tout le pari de Corbyn et de son équipe consiste à s’appuyer sur ces nouveaux adhérents/militants pour bâtir un vaste mouvement démocratique de gauche qui déborderait les rangs traditionnels des travaillistes. Les syndicats se ré-impliquent de nouveau, le groupe Momentum cherche à fédérer la « gauche de la gauche », et les Verts ont annoncé avoir « été bien reçus » par le leader travailliste lorsqu’ils sont venus lui proposer une «  alliance progressiste » qui pourrait rassembler le Labour, les écologistes, les nationalistes gallois et les centristes Lib-dems. « C’est une période très excitante, pleine de projets et d’opportunités », se réjouit un proche de l’équipe de Corbyn. « Malheureusement, nous passons aussi beaucoup de temps à combattre les dissensions internes et les attaques venues de la presse, et pas assez à exposer et défendre nos idées… »

Car le cœur du problème de Jeremy Corbyn est que le Royaume-Uni demeure une démocratie parlementaire, donc un système dans lequel les députés possèdent une influence considérable : ils forment les rouages et les nerfs de leurs partis respectifs. Or, au début de l’été, 172 des 232 élus travaillistes à la Chambre ont voté une motion de défiance à l’égard de Corbyn, l’homme qui, chaque semaine, les représente lors des questions au gouvernement, un rituel vieux comme l’institution dans lequel il n’est guère à son aise.

« Jeremy va être réélu à la tête du parti, d’accord, c’est génial ! Et après ? », fait mine de s’interroger James Dougal, un élu local travailliste de Londres, qui a voté en faveur de Corbyn quoique sans enthousiasme. « Les députés vont-ils rengainer leurs poignards et déclarer : “OK, nous avions tort, Jeremy est notre patron, nous nous rangeons tous derrière lui et c’est notre meilleur espoir pour 2020”, alors qu’ils disent le contraire depuis un an ? Je n’y crois malheureusement pas… »

En plus du facteur personnel – nombre de députés estiment Corbyn illégitime du fait qu’il n’a jamais rien dirigé, jamais été ministre, et a souvent voté contre les consignes de son parti – le « blairisme » demeure une conviction puissante au sein du Labour. Le directeur d’une ONG se souvient d’une récente entrevue avec Angela Eagle, députée travailliste et l’une des chefs de file des opposants à Corbyn : « Nous arrivons dans son bureau, je regarde autour de moi et je ne vois pas une ou deux photos de Tony Blair, mais une demi-douzaine ! Je n’en revenais pas : Blair est à deux doigts d’être inculpé pour crime de guerre, il est une figure haïe au Royaume-Uni, mais certains travaillistes continuent de le voir comme un modèle ! » Au-delà de l’anecdote, une grande partie des élus travaillistes considère que la seule voie pour revenir au 10 Downing Street est celle suivie par Blair et Brown de 1997 à 2010 : empiéter sur les terres de la droite, se préoccuper des classes moyennes et fortunées, et faire ami-ami avec les médias, dont la « presse Murdoch », afin de la neutraliser.

Ce n’est évidemment pas l’approche choisie par Jeremy Corbyn qui, outre ses convictions politiques ancrées dans ce qu’il nomme le « socialisme démocratique » et qui n’ont guère varié depuis quarante ans, se sent soutenu par la nouvelle génération de militants ayant rejoint le Labour, de même que par les syndicats qui étaient marginalisés sous les leaders précédents.

Corbyn se sent investi d’un mandat de transformation du Labour et, du fait de l’opposition interne des parlementaires, il se repose sur une petite équipe de fidèles, qui n’est pas toujours des plus ouvertes. « Ils ont parfois un côté un peu sectaire et messianique qui les dessert », explique un dirigeant local travailliste de la grande banlieue de Londres, qui s’est accroché à plusieurs reprises avec l’équipe dirigeante du parti. « Au lieu de tendre la main à leurs adversaires, leur premier réflexe est souvent de chercher à les punir. Ils ont remis sur le tapis l’idée, qui a longtemps divisé le parti, de ne pas accorder automatiquement l’investiture aux députés sortants s’ils s’opposent à leur leader. »

Dans cette atmosphère de guerre intestine, l’avenir proche de Jeremy Corbyn, en dépit de sa réélection, n’est pas des plus radieux. Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à l’University College de Londres, envisage quatre scénarios dans la foulée de la conférence annuelle : « Premièrement, tout le monde resserre les rangs et accepte Corbyn comme leader. C’est quand même assez peu probable au vu des inimitiés qui existent. Deuxième possibilité : un accord est passé entre Corbyn et ses opposants pour cesser les attaques. Il peut inclure le retour des opposants dans le cabinet fantôme, la réinvestiture automatique des sortants et peut-être la promesse de Corbyn de ne pas mener le parti lors de la campagne de 2020. » Ce serait un cas de figure assez inédit, où le parti travailliste se choisirait un candidat au poste de premier ministre qui ne serait pas le leader du parti. Cependant, outre le fait que Corbyn n’a jamais eu ce genre d’ambition, il semble plus intéressé par l’idée de réorienter le Labour politiquement et d’élargir sa base.

« Troisième hypothèse : rien n’est réglé et la guerre de tranchées se poursuit entre Corbyn et ses adversaires, ce qui finira par être démoralisant pour la gauche, poursuit Philippe Marlière. Ultime solution : les travaillistes se scindent en deux. Une partie suit Corbyn pendant que les parlementaires forment un nouveau parti de centre-gauche. » Cette dernière hypothèse, qui n’est guère séduisante car les précédentes scissions du Labour ont toutes mal fini pour ceux qui l’ont quitté, est néanmoins envisagée par un certain nombre d’observateurs.

Dans cette période où les militants allemands du SPD plaident pour une réorientation avec les forces progressistes, et où une partie de la gauche française se cherche un candidat à la présidentielle qui ne soit ni François Hollande ni Jean-Luc Mélenchon, l’élection de Corbyn à la tête du Labour et l’enthousiasme militant qui l’entoure représentent une bouffée d’optimisme pour la gauche européenne. Malheureusement, vu de Londres, le processus s’avère bien plus compliqué et conflictuel. Tout leader deux fois élu qu’il est, Jeremy Corbyn pourrait bien finir par régner sur un champ de ruines, ou devoir s’effacer afin de préserver l’unité du parti travailliste.

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