Édition du 12 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Libre-échange

LIBRE-ÉCHANGE : L’ACCORD TRANSATLANTIQUE EN CHANTIER ENQUÊTE

Le piège caché de l'accord de libre-échange Europe États-Unis

À l’approche des européennes, les opposants à l’accord de libre-échange en chantier entre l’UE et les États-Unis donnent de la voix. Ils s’inquiètent des risques qui pèseraient sur les normes de santé, de sécurité ou d’environnement en Europe. Mais un mécanisme d’arbitrage prévu dans le texte, qui autorise des entreprises à attaquer des États en justice, focalise de plus en plus l’attention.

01 MAI 2014 | mediapart.fr

De notre envoyé spécial à Bruxelles. Après la catastrophe de Fukushima en 2011, l’Allemagne annonce l’arrêt définitif de ses centrales nucléaires dans les dix ans à venir. Un groupe énergétique suédois, Vattenfall, propriétaire de deux centrales nucléaires dans le pays, s’indigne : à ses yeux, cette décision menace ses profits à moyen terme. En mai 2012, l’entreprise lance une procédure en justice contre Berlin, devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), basé à Washington.

Vattenfall réclame 3,7 milliards d’euros de dédommagement aux autorités allemandes, pour compenser les pertes à venir. Le groupe s’appuie sur un texte précis, signé notamment par la Suède et l’Allemagne : le traité énergétique européen, entré en vigueur en 1998, qui garantit aux investisseurs étrangers des « conditions stables » pour leurs investissements. En résumé : une entreprise poursuit en justice un État, pour des décisions prises au nom de l’intérêt public, parce qu’elles menacent sa rentabilité. La bataille juridique est lancée, l’issue incertaine. Bienvenue dans le monde merveilleux de l’arbitrage entre « État » et « investisseur ».

Ces mécanismes, qui voient s’affronter des groupes privés et des exécutifs démocratiquement élus, se sont multipliés ces dernières années. Inconnus du grand public, ils répondent à un sigle que seuls les spécialistes en droit du commerce international, et certains réseaux d’activistes, connaissent bien : « ISDS » (mal traduit en français : « règlement des différends entre investisseurs et États »).

La plupart des accords de libre-échange conclus dans les années 2000 contiennent un volet « ISDS ». Leur objectif est simple : offrir le maximum de garanties juridiques à des entreprises privées, pour les encourager à investir dans des pays étrangers.

En tout, plus de 3 000 traités internationaux intègrent ce type de clauses. L’an dernier, 274 litiges de ce genre ont été tranchés, selon les chiffres des Nations unies (43 % en faveur des États et 31 % pour les investisseurs, le reste à l’amiable). Et quand l’État perd, c’est l’argent du contribuable qui est versé à l’entreprise… Des milliards de dollars de compensations financières sont en jeu chaque année.

La procédure, complexe, pourrait, à l’occasion de la campagne pour les européennes, arriver jusqu’aux oreilles du grand public. Car elle constitue l’un des piliers les plus contestés de l’accord de libre-échange en chantier, entre les États-Unis et l’Union européenne (dont l’un des sigles, toujours en anglais, est le « TTIP »). Les négociations entre Bruxelles et Washington ont commencé en juillet 2013, mais sont encore loin d’avoir abouti – si elles aboutissent un jour. Mais ce sont bien les eurodéputés élus fin mai qui auront le dernier mot sur le texte, et pourront le valider, ou le rejeter, une fois les négociations bouclées – sans doute d’ici plusieurs années.

Lors d’un débat télévisé lundi soir à Maastricht, entre candidats à la présidence de la commission, l’Allemande Ska Keller, la chef de file pour les Verts, y a même fait allusion, en s’en prenant à ses adversaires : « Tous vos groupes au parlement européen ont voté une résolution qui va donner le droit aux entreprises d’attaquer en justice les gouvernements européens », a-t-elle déclaré (à 1h24’22", vidéo-ci-dessus).

Il n’est pas certain que grand-monde ait compris la référence à la résolution votée en mai 2013 par le parlement, qui a majoritairement soutenu l’ouverture des négociations avec Washington. Mais la bataille contre le TTIP, et son volet arbitrage en particulier, est en train de grossir depuis plusieurs mois dans nombre de pays européens, à commencer par l’Allemagne. En France, des partis opposés sur le principe à l’accord de libre-échange avec les États-Unis (Front national, Front de gauche, EELV, NPA, Nouvelle Donne, etc.) pourraient, eux aussi, s’emparer haut et fort du sujet.

Sur le papier, les entreprises étrangères peuvent exiger des États des compensations financières dès qu’elles estiment qu’une décision des autorités publiques a mis à mal une partie de leurs investissements. De manière directe, via des expropriations (c’est par exemple ce qu’avait décidé l’Argentine en 2012, à l’encontre du pétrolier espagnol Repsol, chassé du pays) ou plus souvent indirecte, via l’adoption de nouveaux textes législatifs, qui renforcent les contraintes environnementales ou sanitaires : ce fut par exemple le cas de la compagnie américaine Lone Pine qui, en 2013, a attaqué en justice le Canada, sur la base du traité de libre-échange ALENA, parce que le Québec venait de décider un moratoire sur le gaz de schiste.

Pratiquée à grand échelle, la technique peut vite devenir vertigineuse. Ce mécanisme d’arbitrage « autorise les entreprises à remettre en cause le droit souverain des États à légiférer, en faisant valoir leurs propres intérêts commerciaux », s’inquiète l’ONG Amis de la Terre Europe dans une étude publiée fin 2013. Dans les négociations avec Bruxelles, « les États-Unis sont déterminés à obtenir les meilleures conditions, pour que des entreprises privées explorent le potentiel européen en matière de combustibles non classiques, dont des gaz de schiste et des sables bitumineux », s’alarme l’association.

« Le fond de l’ISDS, c’est de permettre aux entreprises de récupérer leur investissement si cela tourne mal », résume Johannes Kleis, du BEUC, le bureau européen des unions de consommateurs (qui inclut l’UFC-Que choisir). « Très bien. Mais je ne vois pas en quoi il faudrait passer pour cela devant des tribunaux spéciaux. Il y a des tribunaux nationaux qui peuvent être saisis par les entreprises qui s’estiment flouées, et c’est largement suffisant. »

Une consultation publique ouverte pendant trois mois

L’affaire est d’autant plus explosive que « les soi-disant neutralité et indépendance de cette justice d’arbitrage internationale sont une illusion », assure Cecilia Olivet, co-auteure d’une longue étude de référence, financée par deux ONG, CEO et TNI, et qui s’intéresse, en particulier, au profil des juges qui tranchent ces litiges à travers le monde. « La loi et les différends qui en découlent sont en grande partie façonnés par les cabinets d’avocats, les arbitres eux-mêmes, et plus récemment, par une poignée de spéculateurs qui tirent beaucoup d’argent de ces différends. »

L’avenir du TTIP tout entier, grand projet de José Manuel Barroso, le patron de la commission européenne sur le départ, risque-t-il de capoter à cause des controverses de plus en plus musclées sur le volet arbitrage du texte ?

Sentant le vent tourner, la commission a changé de tactique à la fin du printemps. « Ils ont fini par entendre l’exaspération de la société civile sur ce sujet, et ils n’ont eu d’autre choix que de lâcher un peu de lest », analyse Johannes Kleis, du BEUC. En mars, l’exécutif européen s’est résolu à publier le texte actuel des négociations sur le volet ISDS, pour mener, pendant trois mois, une « consultation ». Une rupture, alors que, jusqu’à présent, les États membres de l’UE se sont toujours refusés à publier ne serait-ce que le mandat donné à la commission à l’été 2013 pour négocier avec les États-Unis. « Ce n’est pas un référendum pour ou contre l’ISDS, c’est une consultation publique, ouverte, où chacun peut donner son avis pour améliorer le texte », précise le porte-parole de Karel De Gucht, le commissaire européen au commerce.

Citoyens lambda, think tanks, ONG, cabinets d’avocats, lobbies industriels… Tout le monde est invité à répondre d’ici à début juillet à ce questionnaire (à lire ici). Mais encore faut-il comprendre ce texte de droit, d’une technicité redoutable (voir le document ci-dessous). « C’est la consultation publique la plus complexe que j’aie jamais vue : la priorité est donnée aux cabinets d’avocats spécialisés pour répondre, et sûrement pas aux citoyens », regrette Johannes Kleis, du BEUC. « Les questions sont orientées, et le texte est écrit sur un registre très légaliste, qui le rend difficile d’accès pour le grand public », constate Cecilia Olivet (TNI).

« En acceptant de publier le texte, la commission montre des signes de faiblesse. Mais la question, maintenant, c’est de savoir si l’on a de vraies marges de manœuvre pour la suite », résume Amélie Canonne, à la tête de l’AITEC, une association de solidarité internationale, spécialisée sur les questions de finance et de développement. Personne ne sait exactement quel sort sera réservé aux réponses, aussi précises et sérieuses soient-elles, lorsqu’elles seront traitées par les équipes de la commission. Et le débat, au sein de la société civile, est vif : faut-il jouer le jeu de cette consultation, quitte à cautionner une procédure qui n’est peut-être qu’un leurre ? Ou envoyer des réponses point par point, pour tenter d’améliorer un texte qu’il faudrait, dans l’idéal, rejeter en bloc ? Opposition frontale ou pragmatisme ?

« Le mécanisme de l’ISDS existe depuis des décennies. Cela n’a rien de neuf. Des inquiétudes légitimes sont apparues, auxquelles nous essayons de répondre. Mais pourquoi cela fait autant de bruit aujourd’hui ? Il y a une stratégie claire, de la part de certains groupes critiques, surtout pendant cette période électorale en Europe, qui avancent avec un agenda idéologique, qui sont contre le développement du commerce international, et qui tentent d’instrumentaliser l’ensemble des discussions sur le TTIP », se défend John Clancy, le porte-parole du commissaire De Gucht.

L’exécutif de José Manuel Barroso a déjà laissé entrevoir quelques « clarifications » et « améliorations » : inscrire noir sur blanc le « droit à réguler » des États au nom de l’intérêt général, ou encore mettre en place un « code de conduite » qui encadrerait les activités des juges saisis des dossiers. Car c’est l’une des caractéristiques de ce secteur très spécialisé du droit international : les conflits d’intérêts sont nombreux. D’après l’étude de Cecilia Olivet, à peine quinze arbitres, tous originaires des États-Unis, du Canada ou d’Europe, se sont partagé plus de la moitié de l’ensemble des différends dans le monde. Et certains des juges sont en fait d’anciens avocats qui ont travaillé pour les sociétés qui attaquent les États en justice.

« Il y a dix ans, lorsque l’industrie de l’ISDS restait confidentielle, ce sont des avancées qui nous auraient satisfaits. Mais aujourd’hui, il nous paraît évident que ces concessions ne répondront pas aux failles systémiques qu’introduit ce mécanisme », tranche Cecilia Olivet. Même scepticisme du côté des Amis de la Terre - Europe : « En l’état, les formulations du texte sont très vagues, à commencer par la définition de ce qu’est un investissement, ce qui risque d’ouvrir la voie à beaucoup de contentieux par la suite, favorables aux entreprises », met en garde Natacha Cingotti. Une « caricature de consultation », ont conclu Attac et AITEC dans un communiqué conjoint.

Les négociations avec le Canada le modèle du genre

Si le commissaire De Gucht a déjà dit à plusieurs reprises que l’ISDS n’était pas « (sa) religion », il répète aussi que ce volet figure bien dans le mandat que les chefs d’État et de gouvernement des 28 lui ont confié, pour mener les négociations avec Washington. Et c’est donc aux capitales d’assumer ce choix. « Les négociations que l’on mène découlent du mandat qui nous a été donné ! » se défend-on chez De Gucht. De ce point de vue, la bataille exclusive et hyper-médiatisée qu’avait lancée la France, au printemps 2013, pour sauver « l’exception culturelle » peut paraître bien légère aujourd’hui. Paris n’a pas cherché à peser pour exclure l’ISDS du mandat, à l’époque – un choix qui pourrait se révéler lourd de conséquences (lire l’analyse que Mediapart avait publiée sur ce sujet, pendant le débat sur l’exception culturelle).

Interrogée sur ce point par Mediapart, en avril 2014, celle qui était encore ministre du commerce extérieur, Nicole Bricq, a affirmé qu’elle avait tenté d’exclure le mécanisme d’arbitrage, du mandat – en vain, faute d’alliés autour de la table : « La commission européenne a intégré le processus démocratique et lancé une consultation pour trois mois, de manière que tout le monde participe à ce débat. Les choses avancent. On peut être isolés au départ, mais on trouve des alliances. Je rappelle quand même que quand on va être consultés sur ce mécanisme de règlement des différends, c’est l’unanimité qui prévaudra. Il y a des mécanismes démocratiques. » Fleur Pellerin, qui a succédé à Nicole Bricq au sein du gouvernement de Manuel Valls, ne s’est pas encore exprimée sur le sujet.

De son côté, l’Allemagne – où le débat public sur l’ISDS est décidément beaucoup plus vif – a créé la surprise. La première économie de la zone euro est l’un des membres de l’UE qui pousse le plus, aux côtés des Pays-Bas, de la Finlande ou de la Grande-Bretagne, pour une conclusion rapide du TTIP. Mais une secrétaire d’État de l’actuel gouvernement, Brigitte Zypries, a affirmé devant le Bundestag en mars, que Berlin souhaitait désormais exclure l’ISDS de l’accord de libre-échange avec les États-Unis.

« C’est une vraie surprise, mais il ne faut pas se tromper : l’Allemagne est opposée à l’intégration de l’ISDS dans l’accord transatlantique, mais pas au principe de l’ISDS en soi », nuance Cecilia Olivet. Berlin redoute surtout de devoir payer, via le budget européen, de volumineuses amendes dont risquent d’écoper certains États membres, notamment en Europe de l’Est, s’ils décident de faire évoluer leurs régulations dans les années à venir – par exemple en matière d’environnement. D’où la volonté de l’Allemagne de bloquer l’« européanisation » de ce mécanisme d’arbitrage, pour prendre les devants…

Ailleurs en Europe, beaucoup de capitales y sont très favorables – et notamment dans les pays du Sud, de l’Italie à l’Espagne, en passant par la Grèce. Ce constat peut étonner, surtout quand on sait que certaines multinationales ont fait jouer les mécanismes d’arbitrage, qu’Athènes avait signés des années auparavant, pour spéculer sur la crise (lire cette autre étude des ONG CEO et TNI, publiée en mars 2014).

Quant aux parlementaires européens, les lignes sont en train de bouger – en partie sous l’effet de la campagne électorale. Le groupe des socialistes et démocrates (S&D), auquel appartient le PS français, vient d’effectuer un virage. Dans un récent communiqué, Hannes Swoboda, le patron du groupe, a défendu le principe du grand marché transatlantique, mais sans mécanisme d’arbitrage – une première. Mais Martin Schulz, le chef de file des socialistes pour la présidence de la commission, s’est gardé de tout commentaire jusqu’à présent. Tout au plus s’est-il engagé à publier le mandat des négociations s’il devenait patron de l’exécutif européen à la rentrée (mandat qui a par ailleurs déjà fuité ici et là ).

Des alliances vont-elles se former, pour exclure le volet ISDS des négociations ? Une lecture attentive du document soumis à consultation par la commission laisse tout de même un goût étrange. Car dans bien des cas, il est fait référence à un texte négocié quelques années plus tôt, entre le Canada et l’UE (connu, dans la bulle bruxelloise, sous le nom de code « CETA »). Les négociations pour cet accord ont duré de 2009 à 2013, mais le texte final n’a toujours pas été rendu public (il est officiellement en cours de traduction…) et ne sera soumis au vote des parlementaires européens sans doute que l’an prochain, en 2015.

Tout se passe comme si l’accord de libre-échange en chantier entre Bruxelles et Washington, prenait pour modèle le texte conclu (dans la douleur) par le Canada. Et il y a fort à parier que le volet ISDS, dans le TTIP, sera proche d’un copié-collé des passages sur l’arbitrage dans CETA. C’est d’autant plus probable que l’accord avec le Canada est l’un des premiers où l’UE a pu faire valoir sa compétence en matière d’arbitrage et d’investissement (grâce au traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009). « On est en train de découvrir que la référence en matière de commerce international et de procédure d’arbitrage ne sera pas forcément établie par l’accord avec les États-Unis, mais celui avec le Canada », explique Amélie Canonne, de l’AITEC.

Pour la société civile, cela pose une question stratégique majeure : la vraie bataille à mener ne porte-t-elle pas, en priorité, sur le texte avec le Canada ? En termes de calendrier, cela tombe plutôt bien : les ministres du commerce des 28 pourraient avoir à se prononcer sur la version finale de CETA courant mai, volet ISDS compris… Si le texte passe, il sera ensuite soumis au parlement européen – sans doute pas avant 2015. Ce sera un test d’ampleur, qui aura des conséquences directes sur l’avenir des négociations entre Washington et Bruxelles.

Sur le même thème : Libre-échange

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...