Édition du 23 avril 2024

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Economie mondiale

Les banques au dessus des lois

Début juillet, BNP Paribas s’est vue infliger une amende de 9 milliards de dollars pour avoir ignoré les embargos américains pendant des années. L’histoire a fait grand bruit outre-Atlantique : les États-Unis ont été accusés par la France et la Belgique de punir lourdement des banques européennes afin de donner un avantage concurrentiel aux banques américaines. Hollande et Di Rupo ont même rapporté l’affaire auprès d’Obama lors de sa présence à Bruxelles pour le G7. Par ailleurs, la facilitation de transferts pour le compte du régime soudanais à hauteur de plusieurs milliards de dollars – et ce, pendant la crise du Darfour – par la banque française a suscité des réactions indignées de toutes parts. L’utilité de certains de ces embargos soulève un débat politique important, mais l’essentiel ici est que BNP Paribas et d’autres grandes banques ont largement fait valoir leurs intérêts commerciaux au détriment du respect de la législation. En outre, le scandale a révélé que l’État belge, malgré son statut d’actionnaire de BNP Paribas, n’exerce qu’un contrôle extrêmement limité sur celle-ci. La leçon la plus importante est donc peut-être, qu’un contrôle sociétal des banques est nécessaire, mais que les gouvernements qui sont (partiellement) actionnaires de grandes banques cotées en bourse n’ est pas la solution.

Quel est le rapport entre BNP et l’embargo américain ?

Les États-Unis appliquent des embargos à l’encontre de certains pays avec lesquels ils n’entretiennent pas de bonnes relations et qu’ils accusent de ne pas respecter les droits humains et la démocratie. Sur la liste figurent des pays comme l’Iran, le Soudan, la Syrie, la Corée du Nord et Cuba. En outre, il existe un embargo contre certaines organisations et individus que les Etats-Unis considèrent comme terroristes ou criminels. Ces embargos impliquent que toute transaction en dollars effectuée aux États-Unis avec des acteurs soumis à l’embargo est interdite. Le fait que la banque soit américaine ou non n’a pas d’importance. Si le paiement en dollars à destination ou provenant d’un pays ou particulier soumis à l’embargo transite par les Etats-Unis, l’embargo est enfreint.

Et c’est exactement ce qu’a fait BNP Paribas, à grande échelle, tout comme d’autres grandes banques – ING et HSBC ont également reçu des amendes pour des infractions similaires et le Département américain de la Justice mène actuellement des enquêtes sur Deutsche Bank, Commerzbank, Crédit Agricole et Société Générale.

Ces embargos font partie de la politique étrangère des États-Unis. Sur la liste des États-Unis, l’on peut sans aucun doute retrouver des personnes et des pays adoptant des pratiques peu recommandables, mais il y a aussi beaucoup de ces personnes et pays qui ne se trouvent pas sur cette liste. Le Pakistan, par exemple : l’Amérique a souligné par le passé que les autorités pakistanaises entretenaient des liens avec Al-Qaïda, mais il n’y a pas d’embargo à son encontre parce que le Pakistan est un allié américain important dans la région. D’autre part, l’on peut se demander pourquoi certains des pays présents sur la liste devraient faire l’objet de sanctions économiques. Les embargos font l’objet, tout simplement, de choix politiques.

Bien évidemment, ce n’est pas à une entreprise privée telle que BNP Paribas de décider si telle ou telle loi se doit d’être respectée ou non. Si on observe les infractions des embargos à l’aune de cette formulation générale, on aperçoit la vraie nature du problème. BNP place ses intérêts commerciaux avant ceux du respect de la loi. Nous devons également garder un regard critique sur le soutien que vont apporter l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie à la France pour s’opposer aux amendes élevées que les États-Unis imposent aux banques étrangères lors de la prochaine réunion du G20. Ces pays acceptent le fait que BNP est punissable, mais contestent le caractère ’disproportionné’ de l’amende. Une discussion constructive pourrait avoir comme sujet les sanctions elles-mêmes ou la façon de combattre la coopération internationale entre banques par rapport à certaines pratiques illégales (dont il existe de nombreux autres exemples). Cependant, les pays européens sont seulement intéressés à faire baisser le montant des amendes.

Les États-Unis visent-ils uniquement les banques étrangères ?

L’argument selon lequel le gouvernement américain sanctionne de manière démesurée les banques étrangères est boiteux. L’amende record revient à la banque américaine JP Morgan qui a conclu un arrangement l’année dernière avec le Département de la Justice des États-Unis en acceptant de leur reverser 13 milliards de dollars suite à son inculpation pour implication dans la crise des subprimes (certaines voix aux États-Unis s’élèvent néanmoins car elles considèrent que l’amende ne suffira pas à compenser les victimes de cette fraude aux crédits hypothécaires). De plus, plusieurs banques (HSBC, Crédit Suisse) ont fait l’objet d’amendes pour blanchiment massif d’argent provenant du trafic de drogue et de leur aide auprès d’Américains désireux de se soustraire au paiement de leurs impôts. Il est prématuré d’affirmer que les banques aux Etats-Unis sont désormais adéquatement surveillées – et nous reviendrons plus loin sur les raisons pour lesquelles c’est le cas pour BNP Paribas – mais il y a tout de même un certain nombre de régulateurs américains qui essaient d’affermir leur position par rapport à la gestion laxiste de l’inspection des banques adoptée par les régulateurs au cours de la dernière décennie. Il est également important de nous rappeler que l’Europe manque de crédibilité pour critiquer les États-Unis par rapport à sa façon de surveiller son secteur financier. Notre système de régulation et de supervision est encore plus laxiste qu’Outre-Atlantique ; raison pour laquelle la Commission européenne ainsi que les banques des deux côtés de l’Atlantique insistent pour inclure le secteur financier dans l’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’UE, mais les Etats-Unis ne partagent pas cet enthousiasme.

Qu’est-ce que BNP Paribas a fait ?

Selon le dossier du Département de la Justice américaine sur BNP Paribas, la banque aurait consciemment violé les embargos à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan pendant des années. Afin de faire passer les paiements par les États-Unis, des données de paiement ont été falsifiées et des structures avec plusieurs autres banques ont été érigées afin de créer l’impression que l’argent ne provenait pas d’un pays sous embargo. Ce dernier point est un élément qui est rarement mentionné dans la presse. Alors que plusieurs banques ont déjà reçu une amende, l’on continue à considérer ces incidents comme des cas isolés. Cependant, les structures qui sont mises en place pour dissimuler l’origine des flux ne sont possibles que grâce à la coopération de plusieurs banques entre elles.

En outre, ce dossier permet de voir dans les coulisses quant aux priorités qui s’appliquent au sein d’un groupe bancaire comme BNP Paribas. L’on y retrouve une abondance de correspondance entre le personnel, en particulier au sein de la division ’conformité’ qui s’occupe de vérifier si les transactions sont conformes à la loi et aux régulations. Certaines personnes s’enquièrent des transactions provenant de pays sous embargo, mais sont ignorées voire repoussées par la direction.

Le rapport d’une réunion de la direction BNP en juillet 2006 à Paris mérite ici davantage d’attention. Suite à un avis juridique externe qui rend indiscutable le fait que BNP Paribas soit responsable des transactions provenant du Soudan passant de BNP Paribas Genève vers une autre banque américaine, la conclusion de la direction à la fin de la réunion est la suivante : "Nous avons une relation de longue date avec ces clients et les intérêts commerciaux sont importants. Par conséquent, le service conformité veillera à ne pas empêcher la poursuite de ces activités".

Cette négligence de conformité a également été observée chez HSBC. Le Sénat américain a interrogé l’ex-chef de la conformité David Bagley qui avait démissionné le matin de son témoignage. Il a admis qu’il n’avait aucun pouvoir au sein de la banque. Son ancien collègue, Paul Thurston, qui était responsable au niveau du groupe de la branche « banque de détail » (activité bancaire à travers laquelle s’accomplissait le blanchiment d’argent de la drogue) est allé encore plus loin en affirmant que le modèle d’affaires de HSBC est un obstacle pour un contrôle effectif : "Les gestionnaires de branches ont beaucoup d’autonomie et sont axés sur la croissance. Ils sont encouragés par un système de bonus qui récompense la croissance et l’enrôlement de nouveaux clients, en dépit d’un contrôle axé sur la qualité."

Nous devons résister à réduire ces scandales à des cas de cupidité et de corruption. Si tant de grandes banques sont coupables de tels faits, la question est plutôt de savoir quel est le système qui encourage la gestion de BNP Paribas à faire prévaloir leurs intérêts économiques avant la conformité avec la législation.

Too big to jail

Lorsque HSBC reçut une amende de 1,9 milliard de dollars pour des pratiques similaires (et comme indiqué plus haut, de blanchiment d’argent de trafic de drogue et d’évasion fiscale), le slogan « Too Big To Jail » fut créé. Le Département américain de la Justice était persuadé que condamner la banque aurait mis en péril la survie de la banque ainsi que la stabilité des marchés financiers. C’est pourquoi ils décidèrent d’opter pour un arrangement à l’amiable. Dans le cas de BNP l’amende est plus élevée et il y a bien un aveu de culpabilité, mais pas de condamnation pénale (personne ne va en prison). Quelques mois auparavant, Crédit Suisse était la première banque à plaider coupable aux États-Unis.

BNP Paribas fut également interdite de certaines opérations en dollars pour un an et quelques employés durent démissionner, y compris le Directeur général de BNP Genève. Les amendes et les autres mesures restrictives furent plus strictes que ce que la banque avait prévu. Et nous avons vu dans la presse que BNP Paribas a utilisé l’argument de la stabilité financière – too big to jail –dans l’espoir d’obtenir une peine plus légère. Comme le Département de la Justice a estimé que les marchés financiers se portent mieux actuellement, , ils ont osé adopter une attitude plus ferme, mais la question demeure de savoir si cela a vraiment changé quoi que ce soit.

Le Département de la Justice américaine estime qu’elle crée là un effet dissuasif et les procureurs alertent les banques sur le fait que des violations d’embargos seront punies. Ces mesures apparemment fermes sont-elles bien efficaces ? En d’autres termes, avons-nous maintenant de meilleures garanties que les banques vont respecter la loi ? Au plus l’amende est élevée, au moins les mesures dissuasives visant à mieux contrôler BNP Paribas seront effectives. Le dossier accablant de preuves se termine nonchalamment : "BNP Paribas a également pris plusieurs mesures pour mieux se conformer aux embargos." Quelles mesures ? Et qui les surveille ? Nous n’en retenons rien.

Actionnaires sans contrôle

Finalement, nous arrivons en Belgique. Le 30 juin, les États-Unis communiquent le montant de l’amende – 8,9 milliards de dollars – et publient le dossier mentionné ci-dessus. L’indignation par rapport aux services fournis au régime soudanais s’accroît et l’attention se tourne vers l’État belge, le principal actionnaire de BNP Paribas avec 10,3 pourcent des actions. Ceci est une conséquence de la crise bancaire de 2008. Lorsque Fortis est tombée, le gouvernement belge a nationalisé la banque, avec pour but de la vendre au plus vite. BNP Paribas fut la seule intéressée et racheta 75 pourcent des actions Fortis à l’État belge et donna des actions du groupe BNP Paribas en échange. Depuis lors, la banque est connue sous le nom de BNP Paribas Fortis. En novembre 2013, le gouvernement vendait les derniers 25 pourcent des actions de BNP Paribas Fortis qu’il détenait au groupe BNP Paribas, afin de pousser le niveau d’endettement de la Belgique en dessous de la barre symbolique des 100 pourcent. L’État garde néanmoins des actions dans le groupe, en espérant y gagner encore quelque profit.

En tant que principal actionnaire, le gouvernement a dû avouer ne pas être au courant des transactions avec le Soudan. Lorsque la Belgique est devenue actionnaire de BNP Paribas, elle a pu choisir deux administrateurs, mais ceux-ci ont dû être approuvés par le Conseil d’administration et finalement nommés par les actionnaires de BNP Paribas. Au lendemain du sauvetage des trois plus grandes banques en 2008,il n’y eut pas de réponse à la question de comment l’État allait rendre des comptes sur l’argent public qui fut investi dans ces banques. En 2014, Emiel Van Broekhoven, un des administrateurs de BNP Paribas proposés par la Belgique, affirme sans rougir qu’il ne fait pas de rapport au ministre des Finances ou à qui que ce soit d’autre d’ailleurs. Ce sont des administrateurs indépendants. Dans une interview avec De Standaard (07/09/2014), il suggère que le code des sociétés ne permet pas à un administrateur indépendant de relayer des informations concernant l’entreprise à des tiers. En soulignant la faible position de négociation dans laquelle se trouvait la Belgique, il se débarrasse habilement d’un mécanisme de contrôle formel.

La relation État-banques

Le ministre des Finances se comporte comme un actionnaire. Sa première réaction fut un soulagement parce que "les profits et les dividendes n’ont pas été pas affectés". Plus tard, quand Koen Geens a dû répondre aux questions parlementaires sur le sujet, il déplorait la lenteur de la banque en la matière : "BNP, déjà avertie en 2006 par les autorités américaines qu’elle violait l’embargo imposé au Soudan, a mis 18 mois pour réagir." Le dossier des États-Unis montre très clairement la cause de cette "lenteur mortelle". La banque savait que les transactions étaient illégales, mais estimait plus importants leurs intérêts commerciaux. Geens a décidé que la banque avait droit à une deuxième chance parce qu’elle avait avoué sa culpabilité. Le ministre est aussi indifférent par rapport à l’inutilité du mandat des administrateurs et l’absence de contrôle sociétal que le Département de la Justice des États-Unis.

Ce scandale, tout comme la crise de 2008 et les nombreux autres scandales bancaires qui se sont révélés depuis, met en lumière le fait qu’il existe un besoin de contrôle sociétal sur les banques. Les gouvernements qui, depuis la crise financière, sont devenus actionnaires de banques, ne permettent pas un tel contrôle. Faut-il alors vendre les actions ? De nombreux partis demandent une vente rapide de ces actions. L’État ne serait dès lors plus associé à de tels scandales. Mais cela résout-il le problème sous-jacent ? Les banques peuvent-elles affirmer que tout, même la loi, doit céder la place à leurs intérêts commerciaux ? La relation entre l’État et ces banques est paradoxale. En tant qu’actionnaire qui s’intéresse avant tout aux dividendes, l’État est devenu une force motrice derrière ce problème systémique.

Pourtant, le contrôle sociétal devra passer par des institutions publiques pour qu’il puisse être réellement vigoureux. Seul un mouvement issu de la société peut affronter l’emprise du capital sur l’État. Il est positif qu’il y ait des individus et des organisations qui n’acceptent pas les excuses de BNP Paribas et du ministre des Finances et qui, par exemple, décident de changer de banque. C’est un pas salutaire en tant que clients, que nous pouvons également interpréter comme un signal politique.

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