Édition du 26 mars 2024

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La révolution arabe

Les plans de l’OTAN pour la Libye

Gilbert Achcar, originaire du Liban, est actuellement professeur à l’École des Études orientales et africaines (School of Oriental and African Studies, SOAS) de l’université de Londres. Il a récemment publié un long article sur la situation en Libye. Nous en publions deux extraits.

Il ne s’agit pas là de fictions fantasmagoriques dues à un certain penchant moyen-oriental pour la théorie du complot. Ces soupçons correspondent à des faits réels sur le terrain, comme le déplacement des lieux de frappes de l’OTAN en Libye tel qu’analysé par Tom Dale dans la tribune en ligne du Guardian (4 Juillet).

Et surtout, elles correspondent à un bien véritable « complot » des puissances de l’OTAN concernant l’avenir de la Libye. Leur plan a été révélé par Andrew Mitchell, le secrétaire britannique au développement international, le 28 juin. Il s’agit d’un « document de stabilisation » de 50 pages, élaboré par une équipe internationale dirigée par Londres avec participation turque.

Il conçoit un scénario post-Kadhafi partant de l’hypothèse que le Roi des rois démissionnera ou sera écarté. Cela parce que, malgré les tentatives répétées des Occidentaux pour convaincre le CNT de conclure un accord avec Kadhafi lui-même, comme cela a été régulièrement rapporté dans les médias au cours des derniers mois, le CNT a clairement fait savoir que le retrait du pouvoir de Kadhafi et de ses fils n’était pas négociable. Même la perspective d’offrir à Kadhafi une retraite confortable en Libye, timidement évoquée par le CNT sous pression occidentale, a été rapidement écartée à cause du tollé suscité dans les rangs rebelles.

Un protagoniste clé des tentatives occidentales de conclure un accord avec les proches de Kadhafi est son fils, Saïf al-Islam, l’homme qui s’est acheté un doctorat (sur la société civile et la démocratisation !) de la London School of Economics et a organisé des visites à son père de la part de Richard Perle, Anthony Giddens, Francis Fukuyama, Bernard Lewis, Benjamin Barber et Joseph Nye, entre autres, destinées à « rehausser l’image de la Libye et de Mouammar Kadhafi ». Saïf a déclaré au quotidien algérien Al-Khabar (11 juillet, en arabe) que le gouvernement français, malgré sa position officielle sur la Libye, négociait avec Tripoli :

« Nous sommes maintenant en négociation avec Paris, nous avons des contacts avec la France. Les Français nous ont dit que le CNT leur était subordonné, ils nous ont même dit que s’ils concluaient un accord avec nous, à Tripoli, ils imposeraient un cessez le feu au conseil. … Je le dis, si la France veut vendre des avions Rafale, si elle veut conclure des accords pétroliers, s’ils veulent que leurs entreprises reviennent, ils doivent parler avec le gouvernement libyen légitime et le peuple libyen, par des moyens pacifiques et des canaux officiels. »

Le Roi des rois, pour sa part, ne se montre nullement disposé à se retirer de la scène. Il a réitéré le 23 juillet ses critiques acerbes contre les peuples tunisien et égyptien pour avoir renversé leurs dictateurs. En tout état de cause, le document de l’OTAN élaboré sous l’égide du Royaume-Uni est fondé sur le scénario d’un « cessez le feu entre le régime et les rebelles », ce qui signifie que les structures du régime et ses barons devraient rester en place.

Le souci primordial de la feuille de route décrite dans ce document est d’éviter une répétition de la catastrophe qu’a été la gestion par les Etats-Unis de la situation de l’Irak à la suite de l’invasion. L’administration Bush avait été confrontée à un choix entre la cooptation de la majeure partie de l’Etat baassiste ou son démantèlement complet.

Elle a opté pour cette dernière option préconisée par Ahmed Chalabi et les néoconservateurs avec leur plan délirant pour un État-client américain minimal en Irak. La nouvelle feuille de route libyenne s’inspire donc du scénario que la CIA recommandait et qui avait été rejeté en Irak. Comme Mitchell l’a expliqué, elle est fondée sur

« la recommandation que la Libye ne doit pas suivre l’exemple irakien de dissolution de l’armée, considéré par certains responsables comme une erreur stratégique qui a contribué à alimenter l’insurrection dans les circonstances sensibles et instables qui ont surgi après le renversement de Saddam Hussein. »

Ce même souci a été exprimé au CNT par le secrétaire britannique des Affaires étrangères, William Hague le 5 juin, au lendemain de sa visite à Benghazi.

« “Pas de dé-baassification, les rebelles apprennent certainement cette leçon”, a déclaré Hague. “Ils doivent maintenant le faire bien connaître afin de convaincre les membres du régime actuel que c’est quelque chose qui pourrait fonctionner.” »

La même préoccupation dicte l’attitude des puissances occidentales envers le soulèvement révolutionnaire en Syrie. Leurs moyens de peser en Libye sont cependant beaucoup plus importants. La description par Mitchell de la « forte contribution » des puissances de l’OTAN et de leurs alliés à la gestion de l’après-Kadhafi en Libye est tellement hilarante que l’on se demande s’il ne faisait pas de l’humour :

« L’UE, l’OTAN et l’ONU se chargeraient des questions de sécurité et de justice, l’Australie, la Turquie et l’ONU aideraient à faire fonctionner les services de base, la Turquie, les États-Unis et les institutions financières internationales se chargeraient de l’économie. Mais, a ajouté Mitchell : “Il est extrêmement important que l’ensemble de ce processus appartienne aux Libyens. Tout cela doit être conçu comme un service rendu au peuple libyen.” »

Ce plan A ne va pas sans un plan B, montrant bien le manque de confiance des puissances occidentales en la probabilité d’une « transition dans l’ordre » post-Kadhafi (pour reprendre l’expression répétée comme une incantation par l’administration Obama sur l’Égypte). Commentant le plan élaboré sous l’égide du Royaume-Uni, le Wall Street Journal (29 Juin) a indiqué que les fonctionnaires de l’ONU préparaient des « plans d’urgence », comprenant « le déploiement d’une armée, une force multinationale » qui serait probablement composée de troupes d’Etats de la région comme la Turquie, la Jordanie et peut-être des Etats de l’Union africaine.

Un des partisans d’un tel déploiement est sans surprise l’un des dirigeants occidentaux les plus hostiles aux rebelles libyen, le général Carter Ham, chef actuel du commandement américain pour l’Afrique (AFRICOM). Il partage cette attitude avec les militaires algériens auxquels il a rendu visite début juin, mettant en garde contre le risque que les armes qui circulent en Libye puissent tomber entre les mains d’Al-Qaïda. (Un autre facteur dans l’attitude hostile d’Alger est probablement l’émancipation amazigh dans l’Ouest de la Libye.)

Il n’a pas fallu longtemps au CNT libyen pour se conformer aux instructions de l’OTAN et produire sa propre version de la feuille de route de l’OTAN, conçue de toute évidence de manière à satisfaire l’obsession occidentale au sujet de « l’exemple irakien ». Une copie de ce document libyen de 70 pages a été d’abord divulguée par le Times de Londres, qui en a publié un résumé le 8 août. Il donne des chiffres détaillés si invraisemblables que l’on ne peut que soupçonner ses auteurs de vouloir plaire à leurs maîtres de l’OTAN :

« Il prétend que 800 fonctionnaires au service de la sécurité de Kadhafi ont été recrutés clandestinement à la cause rebelle et sont prêts à former la “colonne vertébrale” d’un nouvel appareil de sécurité. Les documents affirment que les groupes rebelles, à Tripoli et dans les régions environnantes, ont 8 660 partisans, dont 3 255 dans l’armée de Kadhafi. Une défection massive des hauts responsables est considérée comme hautement probable, 70% d’entre eux ne soutenant le régime que par peur. »

L’intégral de l’article est disponible à l’adresse suivante : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22622

Gilbert Achcar

Originaire du Liban et enseigne les sciences politiques à l’Université de Paris-VIII.

Son livre le plus connu Le choc des barbaries est paru en édition de poche (10/18) en 2004. Un livre de ses dialogues avec Noam Chomsky sur le Moyen-Orient, Perilous Power, édité par Stephen R. Shalom, paraîtra bientôt en traduction française aux éditions Fayard.

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