Édition du 16 avril 2024

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Europe

À propos du processus constituant en Espagne

Les puissants ont peur quand ils sont face à la désobéissance civile organisée

Interview de la docteure en santé publique de l’Université de Barcelone, Teresa Forcades, bénédictine au monastère Sant Benet de Montserrat, et de la journaliste et activiste Esther Vivas à propos du livre « Sense por » (Sans peur) qu’elles viennent de publier chez Icaria Editorial. Tous deux s’accordent sur l’initiative du Processus Constituant, mouvement initié il ya quelques mois par Forcades elle-même et l’économiste Arcadi Oliveres, proche des groupes chrétiens de défense des droits de l’Homme, dans l’objectif de créer une organisation de gauche la plus unitaire possible pour les prochaines élections régionales de Catalogne. Ce dimanche, l’initiative sera présentée publiquement à Barcelone, devant un public qui s’annonce nombreux.

Extraits de l’entrevue.

Pourquoi « sans peur » ?

Esther Vivas (E.V.) : Parce que nous pensons que les gens commencent partiellement à perdre leur peur. Pendant longtemps, on a voulu nous faire croire qu’il n’y a pas d’alternative, qu’on ne peut rien faire pour changer les choses mais, en cette période de crise tellement profonde, les gens commencent à voir le vrai visage du système capitaliste. Aujourd’hui, tout le monde peut constater que le capitalisme est incompatible avec la vie, la couverture des besoins de base. La population se rend compte que ce n’est pas seulement une crise de plus mais bien une escroquerie, qu’ils sont en train de nous voler. 

Ces derniers temps, nous avons vu comment la population a commencé à désobéir massivement. Le 15-M a été un acte de désobéissance civile massive. Les gens occupent les logements vides des banques et les rendent aux personnes qui en ont été expulsées. Les gens occupent les entrées des hôpitaux, des écoles, des supermarchés,… et ces actions sont appuyées par de larges secteurs de la société, qui sont davantage d’accord avec ceux qui occupent, s’indignent, se révoltent et désobéissent qu’avec ceux qui imposent des coupes budgétaires. C’est pour ça que notre livre s’intitule “sans peur”, parce que les gens commencent à perdre leur peur et à défier le pouvoir. Face à la légalité du système, nous opposons la légitimité de la rue, des luttes, des droits et des besoins des gens.

(...)

La démocratie actuelle permet-elle l’accomplissement des propositions alternatives comme les vôtres ?

TF : Dans le cadre du capitalisme, non. Notre proposition aboutira si on arrive à impulser et à activer vers une rupture la subjectivité politique de la majorité sociale mécontente. Ce qui doit être très clair, c’est que le projet que nous proposons de démocratie réelle n’est pas viable dans le cadre du capitalisme parce qu’une prémisse du capitalisme est que le pouvoir politique doit être soumis au pouvoir économique. Si nous permettons ça, la démocratie réelle est impossible.

(...)

Y a-t-il un modèle de référence pour le Processus Constituant ?

TF : Il n’y a pas de modèle pour copier-coller des formules toutes faites. Mais il y a eu des processus de rupture, par exemple dans des pays d’Amérique latine comme le Vénezuela, la Bolivie ou l’Equateur, qui ont inversé les tendances séculaires de domination. Nous pouvons nous inspirer de leurs réussites, tirer les leçons de leurs erreurs et des difficultés qu’ils ont rencontré.

Une de ces difficultés découle justement des tentatives de rédaction d’une nouvelle Constitution sans débat social suffisant, sans approfondir ce que signifie un changement de ce type.

Un autre modèle, pas pour le copier mais pour s’en inspirer, c’est aussi bien sûr l’Islande, qui a démontré qu’il est possible de dire NON à la Troïka. Dans ce pays, comme dans l’Etat espagnol, on a dit qu’il fallait imposer des mesures d’austérité. Comme dans l’Etat espagnol, le gouvernement islandais a accepté de jouer le jeu mais, à la différence d’ici, le peuple islandais a dit « pas question ». Pourtant, en Islande, ils ne connaissent pas une situation de précarité sociale et économique aussi importante que la nôtre.

On nous dit que les coupes budgétaires sont obligatoires parce que nous nous sommes trop endettés.

EV : Le système nous répète que ce qui arrive est dû au fait que nous nous sommes endettés, que « la dette se paie ou se paie ». Mais cette affirmation est dans une certaine mesure mise en doute par les mouvements sociaux et les initiatives comme l’Audit Citoyen de la Dette qui se demandent pourquoi la dette publique a augmenté et à qui a bénéficié de l’argent qu’a généré l’endettement.

Ce que nous constatons, c’est que la dette privée des banques privées se transforme en dette publique. La dette publique augmente mais le grand problème de l’Espagne est la dette privée que l’Etat a pris en charge. On parle d’une dette qui a bénéficié aux banques privées qui, elles, ont bien vécu au-dessus de leurs moyens au moment du boom immobilier. Et maintenant, on fait payer les conséquences de ce festin à la majorité de la population.

Pourquoi devrions-nous payer une dette de laquelle nous n’avons tiré aucun bénéfice ? La campagne citoyenne pour l’Audit de la Dette demande qu’on analyse l’affectation des bénéfices de la dette. S’ils ne sont pas revenus à la population, nous n’avons pas à la payer. C’est légitime et ça s’est déjà fait dans des pays du Sud. En Equateur, par exemple, sous la présidence de Rafael Correa, on a auditionné la dette et la partie qui était considérée comme illégitime n’a pas été payée. Ce qui a enrichi les élites n’a pas été payé. Ne pas payer la dette est possible. L’affirmation « la dette se paie ou se paie » est donc fausse.

Vos propositions alternatives peuvent-elles fonctionner dans un seul pays ou doivent-elles se réaliser à un niveau supérieur ?

TF : Ca doit se passer au niveau mondial, global, planétaire. La radicalité du changement ne peut pas se contenir dans un seul pays. Mais il y a des pays d’Amérique Latine ou de Méditerranée qui ont le potentiel pour générer des mouvements de changement. Il est concevable de réaliser des changements en solitaire, comme c’est le cas en Islande, où des améliorations substantielles ont été engrangées pour la population en évitant la dépendance à une dette illégitime que nous n’avons pas à payer. Mais un changement de modèle nécessite, lui, des alliances au niveau international..

Comment combattre le pouvoir de l’argent ?

TF : Comment se peut-il que les intérêts de quelques-uns dominent les intérêts de tous les autres ? Si c’était l’inverse, si la majorité opprimait la minorité, ça semblerait logique, même si ce serait lamentable du point de vue de la justice. Cyniquement, ont dirait que cette minorité peut dominer parce qu’elle a en mains l’armée, le pouvoir et la répression.

Au cours de l’histoire, on a démontré que, si le pouvoir répressif a toujours été nécessaire pour maintenir une situation d’injustice sociale, il n’est pas possible de soutenir cette injustice uniquement grâce au pouvoir répressif. L’aliénation idéologique est un élément nécessaire. L’idéologie, c’est notre cheval de bataille pour contrer le pouvoir de l’argent, ça passe par la capacité des gens de la rue à imaginer une alternative. C’est là que nous livrons la bataille la plus importante.

Le discours de ceux qui veulent maintenir le statut quo n’est pas celui du « tout va bien, tout est parfait ». Il est impossible de tenir ce genre de discours aujourd’hui. Leur discours, c’est « on va très mal mais il n’y a pas d’alternative ». On peut opposer à ces slogans les arguments des économistes Juan Torres López et Vicenç Navarro dans leur livre « Il y a une alternative ». Ou bien les slogans de la PAH comme “Oui, on peut le faire mais ils ne le veulent pas ». Ces contre-discours vont tous dans le même sens : dire qu’il y a une alternative.

Par exemple, la guerre du Vietnam n’a plu à personne, mais certains disaient qu’on n’aurait pas pu s’y prendre d’une autre façon. Quand une majorité a dit que oui, on peut faire autrement, un changement s’est produit. Nous sommes dans une situation similaire. Quand la majorité sociale mécontente est convaincue que l’alternative existe, personne ne peut l’arrêter.

On parle du droit à décider de tout. Que faut-il comprendre ? Qu’il faut décider d’autres choses en plus que de l’indépendance de la Catalogne ?

EV : Bien sûr. Avec le débat souverainiste de l’indépendance qui s’ouvre en Catalogne s’ouvre en même temps une brèche pour dire beaucoup de choses. Le souverainisme que défend Artur Mas (NdT : Président de la Convergence et Union (CiU), la droite nationaliste, et Président de la Généralité de Catalogne) est un souverainisme guindé, qui dit basiquement “indépendance oui, indépendance non, et demain on verra”. Nous, avec le Processus Constituant, nous proposons l’indépendance comme une opportunité pour repenser le modèle politique, social et économique actuel. Parce qu’une indépendance dans les mains des 400 mêmes familles depuis toujours, qui se rencontrent dans la loge du Barça, le Grand Théâtre du Lycée ou le Palais de la Musique, ça ne nous sert à rien. C’est pour ça qu’on a encerclé la Caixa le 11 septembre dernier. Une Catalogne financée par La Caixa, à quoi ça sert ? A rien !

Il est donc nécessaire que le débat sur la question nationale puisse parler de toutes ces choses, en lançant un Processus Constituant qui permette de repenser les bases sociales, politiques et économiques de la société, tout en rendant la parole aux gens. Un débat sur la Catalogne que nous voulons à tous les niveaux. Et ce débat, ce ne sont pas les partis majoritaires, y compris CiU, qui le portent.

La Catalogne : un nouvel Etat d’Europe ou hors d’Europe ?

EV : Une Europe dans les mains de la Troïka, de la Banque Centrale Européenne, d’Angela Merkel & Co, ça ne nous sert à rien. L’Europe est construite aujourd’hui au service des intérêts du capital, des grandes entreprises, de la guerre.

L’entrevue complète est disponible à l’adresse suivante : http://www.lcr-lagauche.be/cm/index.php?view=article&id=3037:les-puissants-auront-peur-quand-ils-seront-face-a-la-desobeissance-civile-organisee-&option=com_content&Itemid=53

* Publié le 08/10/2013 sur www.eldiario.es et le 09/10/2013 sur http://www.esthervivas.com

Traduction pour lcr-lagauche, Céline Caudron.

Esther Vivas

Auteur de "En campagne contre la dette” (Syllepse, 2008), co-coordinatrice des livres en espagnole "Supermarchés, non merci" et "Où va le commerce équitable ?" et membre de la rédaction de la revue Viento Sur (www.vientosur.info).

Siscu Baiges

Auteur pour le site www.eldiario.es (Espagne)

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