Édition du 23 avril 2024

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Histoire

Mai 68 reste toujours vivant

Le texte que vous lirez ci-dessous, je l’ai écrit il y a exactement dix ans, et dans un sens il n’a pas vieilli, permettant, je crois, à qui n’a pas eu la chance de participer aux événements de mai 68, de saisir de l’intérieur ce que ces événements pouvaient emporter avec eux de volontés émancipatrices. Dix ans plus tard, il faudrait cependant ajouter que nous nous sommes éloignés, plus encore qu’en 2008, des conditions qui à l’époque en avaient favorisé le déclenchement et permis le déploiement. Car contrairement à ce qu’on aurait pu imaginer, le fait d’être entrés, au cours de la décennie des années 1980, dans une période historique radicalement nouvelle, expérimentant violemment tout à la fois la relance néolibérale et la dislocation des pays dits socialistes, a complètement changé la donne en la matière, nous confrontant à des défis tout autres, écologiques sans doute, mais aussi stratégiques, culturels et civilisationnels. Des défis majeurs !

Mai 68 a été le dernier feu rebelle d’un long cycle historique d’aspirations sociopolitiques égalitaires qui a commencé quelque part en 1848, avant d’être vigoureusement relancé en 1917, pour peu à peu s’épuiser dans les sables mouvants du capitalisme et les marais/repoussoirs des pays dits socialistes. Mais par ses accents clairement libertaires comme par ses mouvements de grèves massifs et spontanés ainsi que par le peu de transformations de fond auquel il a finalement donné lieu, il préfigurait déjà à sa manière cette autre période dans laquelle nous sommes aujourd’hui entrés de plein pied, cet autre cycle socio-historique au sein duquel il nous revient de raviver –dans des conditions et avec des contraintes tout autres— ce feu sans cesse renaissant des aspirations collectives égalitaires qui court comme un fil rougeoyant à travers l’histoire universelle. N’est-ce pas justement cela qu’il nous faut, 50 ans plus tard, oser se remémorer ?

C’était exactement il y a 40 ans, et je me souviens très bien de ce cours de sciences naturelles que, prenant mon courage à deux mains, j’avais fini par interrompre. Notre lycée –celui d’une banlieue paisible de la région lyonnaise— n’était-il pas un des derniers à rester ouvert ? Et ne devions-nous pas nous mettre en grève, la voter ici et maintenant ? Devant l’insistance du professeur à ce que je justifie ma position, je me revois encore –moi qui ne m’étais jamais vraiment intéressé à la politique— hésiter, à n’avoir d’autres arguments que celui de la nécessaire solidarité avec les lycées d’alentour.

Un tourbillon d’événements

L’élan n’en avait pas moins été donné, et très vite notre comité d’action lycéen s’est retrouvé pris dans le tourbillon des événements qui semblait emporter tout sur son passage. À multiplier les prises de conscience et actions collectives audacieuses !
Avec le renfort d’étudiants plus âgés venus des facultés occupées, nous avons rapidement décidé, non seulement de faire la grève, mais encore d’occuper notre lycée, et de nous lancer, comités de travail à l’appui, dans une réorganisation des cours, passant tout –auteurs, programmes et pédagogie— au crible d’une critique chaque fois plus radicale. Avant de réaliser, au rythme des événements qui transformaient peu à peu cette rébellion étudiante en une grève ouvrière généralisée, que le problème ne gisait pas seulement dans les dysfonctionnements vieillots d’un système d’enseignement, mais aussi et surtout dans ceux de la société entière, de son désordre établi, social et économique. Dont acte : notre lutte était d’abord et avant tout politique.

Dans la rue, au fil de manifestations chaque fois plus déterminées, nous nous retrouvions soudainement au coude à coude avec des syndicats ouvriers, des militants communistes et socialistes, des groupes d’extrême gauche, et je n’oublierai jamais l’émotion ressentie d’avoir pu aller exprimer notre solidarité à la mère d’un des nôtres, couturière en grève, occupant envers et contre tout son usine : entrepôts sombres et vétustes, rangées de machines à coudre paralysées et silencieuses ; et devant, sous le soleil de mai, ce groupe de femmes debout, banderoles et poings levés.

Je découvrais, dans la fièvre des événements, le monde du travail exploité, celui des inégalités sociales et des froids rapports de force politiques, et en même temps cette joie et cette audace collective qui nous faisait apercevoir, soudainement comment le pouvoir d’Etat –malgré ses cohortes de CRSS et ses rappels à l’ordre menaçants— était fragile : un géant au pieds d’argile. Tout ne devenait-il pas possible à oser lui retirer notre consentement, à oser nous mettre ensemble ! À l’image de ces slogans qui ornaient les murs des universités comme des appels à une vie plus haute et plus libre : « il est interdit d’interdire » ; « Sous les pavés y a la plage », « Soyez réalistes, exigez l’impossible, etc. » !

Cette image des « possibles », c’est ce que depuis j’ai toujours gardé en mémoire, et cela même si quelques semaines plus tard –dans le sillage d’élections habilement décrétées et au grand soulagement de ce que la France comptait de forces conservatrices — tout a fini, répression en prime, par rentrer peu à peu dans l’ordre !

Le sens de mai 68

Il est vrai qu’on a toujours eu de la peine à saisir la signification historique de ces événements. D’autant plus peut-être qu’ils semblaient ne pas être confinés à la France, touchant bientôt de sa fièvre émancipatrice aussi bien certains autres pays d’Europe que nombre de contrées d’Amérique et d’Asie, Québec compris. Ils sont sans aucun doute, les effets de cette formidable poussée démographique que connaissait l’époque, mais aussi des nombreuses contradictions surgies de l’essoufflement de la période d’expansion capitaliste des 30 glorieuses et de son mode de régulation fordiste. Sans parler même des difficultés que les USA connaissaient au Vietnam !

Mais au-delà ?

Au début nous parlions, pris encore par le choc des événements, de « répétition générale » d’une révolution à venir, puis , le temps passant, d’une « brèche » dans la domination capitaliste, enfin plus simplement d’une « lutte à continuer », montrant par là que le sens de ces événements était loin d’être immédiatement décelable.

La raison en est peut-être que le mouvement de mai 68 s’est trouvé à surgir à la jointure de ce qui apparaît avec le recul du temps comme deux époques historiques bien différentes, annonçant d’un côté la fin d’un cycle de luttes sociopolitiques initiées dans le sillage de la naissance de l’Union soviétique, et de l’autre le démarrage d’un nouveau cycle, encore largement inédit, à venir et à construire. D’où ses dimensions multiples et contradictoires !

Fête rebelle et étudiante aux accents si clairement libertaires et anti-autoritaires, elle n’en a pas moins été en même temps une grève ouvrière massive et de longue durée s’enracinant dans les revendications plus traditionnelles et politiques du mouvement ouvrier que les groupes d’extrême gauche (guévaristes, trotskystes, maoïstes) cherchaient à pousser plus loin. Mais sans y parvenir dans le court terme. Comme si ce désir de changement que mai 68 exprimait dans un langage en partie nouveau, surgissait au moment même où le déploiement historique des grands mouvements sociopolitiques qui devaient en être naturellement les acteurs privilégiés était en train de s’épuiser et de décliner : signes avant coureur –quelques vingt ans plus tard de la chute du mur de Berlin, de la dislocation de l’Union soviétique et de l’étiolement de la pensée sociale-démocrate.

La bataille de la mémoire

C’est ce qui expliquerait l’ambiguïté même du mouvement de mai 68 : à la fois son extraordinaire force symbolique –toujours présente— et le peu de changements décisifs dont pourtant il a été à l’origine. Le dernier baroud d’honneur d’une époque en train de s’achever, le signe avant coureur d’une nouvelle période pleine de promesses !

Raison de plus pour mener à son propos une véritable bataille de la mémoire. Loin de vouloir en finir avec mai 68, comme le souhaiterait l’ex président Sarkozy, il faudrait au contraire faire œuvre de mémoire et rappeler tout son potentiel annonciateur et émancipateur, spécialement en cette période de montée en force de la mondialisation néolibérale et des difficultés qui semblent si souvent être les nôtres quand nous cherchons à y faire face.

S’il y a bien quelque chose qu’il faut garder de mai 68 –non pas nostalgiquement—mais pour nous aider à affronter le présent d’aujourd’hui et le transformer, c’est bien cela : cette formidable audace collective, cette volonté d’en découdre, cette passion du changement, de la jeunesse et de la vie, du bonheur même… qui ouvre toujours soudainement à d’insoupçonnables possibles. N’est-ce pas d’ailleurs de cette tradition dont à sa manière se revendique le mouvement alter mondialiste des années 2000 quand il nous appelle –par-delà toutes les voies sans issue d’aujourd’hui— à « un autre monde possible » ? N’est-ce pas en cela que mai 68 reste toujours vivant ?

Pierre Mouterde
Sociologue essayiste

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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