Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Écosocialisme

Malm au Québec

La rencontre avec Andreas Malm[1] nous laisse avec un sentiment contradictoire : la gauche radicale peut être fière et coupable à la fois. Comme si l’auteur nous envoyait un message codé, une sorte de palimpseste que nous pourrions déchiffrer ainsi : « C’est très bien ce que vous avez fait. Vous avez participé à réactualiser le marxisme dans une perspective intersectionnelle (classe, genre, race et nature). Vous avez injecté beaucoup de démocratie dans la pratique socialiste. Vous avez cessé vos conflits sectaires et créé un parti politique qui mène les débats à l’Assemblée nationale. Cependant, il y a une chose que vous n’avez pas encore faite : réunir les conditions pour lutter de toute urgence contre le réchauffement climatique, et ce, par des actions dérangeantes, voire violentes. Car la perturbation est nécessaire. Et cette action ne doit pas uniquement se penser dans les interstices de la gauche politique, syndicale et universitaire ; elle doit se mener conjointement avec la classe ouvrière contemporaine qui est centrale dans la lutte écosocialiste qui doit se mener.
Les interventions du géographe Andreas Malm ont été remarquées dans les réseaux écologistes et socialistes un peu partout dans le monde. Ses références répétées au léninisme écologique ont franchement étonné et nous avons été plusieurs à nous plonger dans ses livres pour en comprendre les raisons. Dardot et Laval semblaient, en 2017, par leur livre L’ombre d’Octobre[2], avoir réglé le sort de Lénine et des bolchéviques dans la construction historique de la gauche radicale internationale. Ils parlaient même de catastrophe pour qualifier la prise du pouvoir par les bolchéviques : à la fois pour le mouvement ouvrier et pour l’histoire même de son émancipation.

12 janvier 2023 | tiré des Nouveaux Cahiers du Socialisme
L’ÉCOSOCIALISME, UNE STRATÉGIE POUR NOTRE TEMPS - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 28 - Automne 2022

Malm se réclame du léninisme sans aucune réserve. Est-ce une provocation ? Une proposition stratégique ? Un peu des deux, croyons-nous. Remettre Lénine à l’ordre du jour aura été certainement une façon de susciter l’ire des anarchistes de l’Europe du Nord confortablement installés dans leurs positions libertaires, refusant de prendre le pouvoir d’État et encore moins de le transformer. Une perspective radicale écosocialiste implique, au contraire, une confrontation directe avec l’État capitaliste afin de limiter les impacts des changements climatiques. Dans ce sens, Lénine peut encore nous aider à construire cette perspective.

Notre surprise devant un retour de la pensée de Lénine nous amène à faire une analyse stratégique des ouvrages d’Andreas Malm. Nous proposons ici une lecture de trois de ses livres[3] en les inscrivant dans la conjoncture des luttes écosocialistes actuelles au Québec et ailleurs. En ce contexte de crise économique et sanitaire, il nous apparaît pertinent d’examiner comment les enseignements de Malm pourraient nous aider à fourbir des armes sur les plans théorique et stratégique en tenant compte de la spécificité politique québécoise. Quelles sont les idées maîtresses de Malm ?

Ce sont des hypothèses politiques fortement appuyées par une quantité impressionnante de données scientifiques :

  • proposer une conception matérialiste et marxiste de l’écologie sur le plan théorique ;
  • développer un lien conséquent entre les changements climatiques et la pandémie ;
  • briser l’hégémonie de l’action non violente dans le champ politique écologique dans la mesure où elle n’a apporté aucun gain depuis 20 ans.

Pour une conception marxiste de l’écologie

Il faut d’abord affirmer que le problème sociopolitique le plus important auquel il faut s’attaquer de toute urgence est celui du réchauffement climatique. Nous pouvons établir un consensus sur cette question, mais nous pouvons diverger sur la ou les causes du réchauffement climatique et sur la manière d’en venir à bout.

Les débats dans les milieux écologiques peuvent parfois être complexes dans la mesure où une certaine tendance idéaliste du mouvement écologiste tend à cibler l’ensemble des êtres humains comme les responsables de la catastrophe écologique. C’est dans ce sens que Malm s’attaque d’une manière convaincante au concept d’anthropocène ou âge de l’homme, c’est-à-dire que les problèmes sur la Terre auraient commencé avec l’arrivée des humains. C’est le récit téléologique de l’anthropocène. Or, comme le dit Malm, « tous les humains qui savaient allumer un feu n’ont pas développé une économie fossile[4]. […] Il ne faut pas attribuer à l’être humain abstrait d’être imputable à la crise écologique, car les combustibles fossiles sont par définition un condensé de rapports sociaux inégalitaires, puisqu’aucun humain ne s’est jamais lancé dans leur extraction systématique pour satisfaire des besoins vitaux[5] ».

Or si l’on veut comprendre le réchauffement climatique, ce « ne sont pas les archives de l’espèce humaine » qu’il faut sonder mais commencer d’abord par celles de l’Empire britannique. On y apprend par exemple que, dans les années 1830, la machine à vapeur alimentée par le charbon constituait, aux mains des capitalistes anglais, un outil redoutable pour discipliner la force de travail, ainsi qu’une arme de guerre impérialiste ; on y suit la progression fulgurante de cette machine mise au point par James Watt qui supplante en quelques années la force hydraulique – pourtant abondante et moins chère – dans l’industrie textile anglaise[6].

Par ailleurs, Malm marque déjà la centralité de la classe ouvrière dans le processus du réchauffement climatique dans la mesure où une classe de travailleuses et de travailleurs a œuvré dans des conditions très dangereuses pour le développement de l’économie fossile. Et aujourd’hui, il fait de plus en plus chaud dans le monde du travail. Les conditions thermiques dans des millions de lieux de travail dans le monde s’aggravent un peu plus, surtout dans les régions tropicales et subtropicales. Du delta du Nil aux cercles polaires, le constat est effrayant : la Terre se réchauffe dans des proportions qui nous mènent au seuil de la catastrophe.

Dans ce contexte de catastrophe climatique imminente, le léninisme écologique est davantage une posture qu’un appel au sectarisme bien présent dans les cercles d’avant-garde un peu partout dans le monde. C’est la posture stratégique appropriée pour se battre contre le réchauffement climatique, une boussole pour mener la lutte écosocialiste vers des perspectives constructives, voire victorieuses.

Après avoir établi la centralité de la classe ouvrière, il pose aussi la nécessité de mener une lutte ouverte contre l’État néolibéral. Il faut regrouper les forces pour se battre contre l’État et non chercher à l’occulter comme le font les anarchistes ou chercher à s’en accommoder ou à s’y adapter comme le font les sociaux-libéraux. Nous ne pouvons faire l’économie de la lutte contre l’État ; nous devons placer ce dernier devant ses responsabilités face au réchauffement climatique.

Malm reprend avec pertinence l’exemple de la Syrie pour illustrer son propos sur la révolution dans un monde de plus en plus chaud. Avant la révolution syrienne de 2011, il y a eu une sécheresse sévère qui a forcé le déplacement de plus de deux millions d’agriculteurs, mais Bachar el-Assad ne s’est pas préoccupé de cette catastrophe climatique. Il a plutôt opté pour une rénovation des fondements de la classe dirigeante syrienne, ce qui a permis un boom d’accumulation dans le secteur de l’immobilier, accompagné de la création de zones franches. Mais avec le temps, la pénurie d’eau s’est fait sentir dans les villes, et la Syrie a littéralement explosé. Selon Malm, on peut dire que les changements climatiques ont constitué le détonateur de la révolution syrienne.

Malgré le réchauffement climatique, les capitalistes exigent que la production soit maintenue, ce qui cause inévitablement un développement inégal. Nous avons observé la même équation lors de la Première Guerre mondiale alors qu’a eu lieu un effondrement du système alimentaire. Pour Lénine, cette catastrophe a été un vigoureux accélérateur, une occasion à saisir pour le conjurer. Selon Malm, le Parti bolchevique était le seul parti suffisamment fort et discipliné pour reconstituer un centre et régner sur les forces centrifuges. Il faut s’inspirer du communisme de guerre, profiter de la faiblesse de l’État et prôner l’action directe.

Aujourd’hui, le communisme de guerre du temps de Lénine pourrait prendre le visage de la révolution écosocialiste, « car si les rapports entravent la possibilité d’une adaptation pour les pauvres, il faut les transformer[7] ». Dans ce sens, il faut des révolutionnaires formés pour déployer des actions pour contrer les effets du changement climatique.

Dans une offensive contre le capital fossile, il faut vaincre le capital lui-même. Aucune réserve fossile ne doit sortir de la terre. Les émissions peuvent être réduites à zéro. Le leitmotiv de Malm est : rompre par la violence avec les vieilleries périmées. L’auteur s’amuse même à réécrire le manifeste du Parti communiste et à l’ancrer dans les inégalités d’aujourd’hui. Par exemple, on pourrait demander un moratoire sur le charbon, le pétrole et le gaz, fermer les centrales alimentées par ces combustibles fossiles et produire l’électricité par des précédés non fossiles à 100 %.

Qui accomplira cette révolution écosocialiste ? Peut-on penser que de nouvelles organisations pourraient surgir ou qu’il y ait conversion d’anciennes organisations ? La conscience ouvrière peut-elle se transformer dans un monde qui se réchauffe ? On peut douter de la capacité d’intervention mais non de sa nécessité ainsi que de celle de s’organiser collectivement.

Le réchauffement climatique et la COVID-19, une même source

Le livre La chauve-souris et le capital se veut une analyse à chaud de la pandémie. Il constitue une intervention très pertinente pour la gauche déchirée entre une compréhension scientifique et crédible de cette pandémie et un scepticisme tout aussi pertinent à l’égard des gouvernances néolibérales qui, soudainement, avaient le mandat de rassurer les communautés maltraitées depuis une trentaine d’années par ces mêmes gouvernances.

Mais avant tout, Malm se questionne : comment se fait-il que le néolibéralisme ait réagi aussi rapidement à la COVID-19 et qu’il ait agi en abruti devant les changements climatiques ?

Mais si le réchauffement climatique et la COVID-19 ont certes des points en commun et qu’ils résultent des mêmes sources, pourquoi se battre contre la COVID-19 et ne pas lutter contre le réchauffement climatique ? Parce que les pays riches ont été touchés en premier et qu’ils se sont retrouvés dans la position rare de devoir sacrifier le bien-être de leur économie capitaliste pour sauver les vies[8].

La réponse a été rapide mais pouvait-elle être différente ? Dans le fond, tout autant que pour le réchauffement climatique, il s’agit d’un simulacre d’action. Sauf pour la rapidité d’exécution, le néolibéralisme réagit à peu près de la même manière à la COVID et au réchauffement climatique. Il évite les pratiques de prévention et offre une solution uniquement curative et de type militaire aux communautés qui ont été attaquées de plein fouet par la COVID-19.

De quelles sources proviennent la COVID-19 et le réchauffement climatique, le premier étant l’enfièvrement du second ? Premièrement, « l’histoire des maladies infectieuses au début de l’ère moderne s’est écrite à l’encre du capital marchand dont la spécialité était d’aller chercher des produits bon marché dans des lieux reculés et de traverser le globe et les revendre à plus fort prix[9] ». Puis on peut parler de la déforestation massive comme déterminant majeur de la pandémie et du réchauffement climatique. « Lorsque les arbres tombent et que les animaux indigènes sont massacrés, les microbes volent comme de la poussière sous les bulldozers[10]. » Cette déforestation à grande échelle est entreprise un peu partout dans le monde pour contenter les classes privilégiées des pays du Nord afin qu’elles puissent consommer du bœuf, du soya et de l’huile de palme comme bon leur semble. L’ouverture des forêts aux circuits mondiaux du capital constitue en soi une cause première de toutes ces maladies[11]. On peut alors parler d’un échange économique inégal, car il existe une séparation entre la production et la consommation.

D’une manière générale, Malm se réfère au géographe marxiste David Harvey quand celui-ci disait : « Le capitalisme est accro à l’expansion géographique autant qu’au changement technologique et qu’à la croissance économique[12] ».

Malm déplore le recul important de la lutte contre le réchauffement climatique depuis le début de la pandémie. On aurait dû agir comme les antiracistes américains et prendre quand même la rue pour maintenir la résistance, d’autant plus que les deux problématiques proviennent de la même source. Mais ces deux années de pandémie constituent une épreuve collective supplémentaire pour stimuler la lutte contre le réchauffement climatique.

L’action violente contre le réchauffement climatique

Il faut maintenant poser la question stratégique fondamentale : que faire ? C’est là le propos de Comment saboter un pipeline. Après avoir situé le réchauffement climatique dans un contexte de capitalisme mondialisé, effectué les liens entre la COVID-19 et le réchauffement climatique, constaté l’irresponsabilité et la violence généralisée des États capitalistes, dénoncé l’incurie de la stratégie anarchiste et social-libérale comme réponse à la catastrophe mondiale du réchauffement climatique, nous devons ouvrir les perspectives pour nous sortir de ces impasses écologique et économique : « La victoire historique du capital et la ruine de la planète sont une seule et même chose. Pour nous en sortir, nous devons réapprendre à nous battre, à l’heure qui pourrait être la plus défavorable de toute l’histoire de la vie humaine sur la planète[13] ».

Le mouvement pour le climat est devenu le mouvement social le plus dynamique dans beaucoup de pays. On peut penser à la grande notoriété de Greta Thunberg et à son interpellation des grands de ce monde : « Comment osez-vous ? » (How dare you ?). La position de Greta est sans appel : « Si les émissions carbone doivent s’arrêter, alors nous devons arrêter les émissions carbone ».

Cependant, force est de constater que cette stratégie qui passe par une reconnaissance médiatique et par de grands rassemblements comme celui du 27 septembre 2019 a besoin de certains renforts malgré son importance certaine. Sur le terrain des luttes, une mobilisation de masse mondiale devra passer par un travail d’organisation de perturbations anticapitalistes. Pour cela, il manque trois grands éléments selon Malm :

  • il faut un changement de mentalité chez la gauche ;
  • il faut mener une lutte frontale contre l’État capitaliste ;
  • il faut reconnaître une diversité de tactiques, dont l’action violente.

Malm reproche à la gauche de s’en tenir à un discours axé sur la vulnérabilité et les inégalités sociales et de santé à travers le monde. Il donne un exemple d’un énoncé typique de la gauche à la fin de 2020 : « Il est évident que ce n’est pas tant la létalité de la COVID-19 elle-même qui tue tous ces gens en Italie que la néolibéralisation du système de soin et les mesures d’austérité de l’Union européenne[14] ». Même si cet énoncé est exact, il ne touche pas l’enjeu principal, le réchauffement climatique.

En effet, nous avons été plusieurs à évoquer les enjeux des inégalités sociales, de la destruction du secteur public par le néolibéralisme, de la nécessité de redonner le réseau de la santé et des services sociaux aux mains de la communauté, du revenu minimum universel, d’un régime d’assurance maladie universel et gratuit, de l’abrogation immédiate des politiques d’austérité, des paradis fiscaux pour financer le développement de tous les secteurs des services publics de santé, de l’augmentation du salaire des travailleuses et travailleurs des hôpitaux et des centres pour personnes âgées, de l’ouverture des frontières, du développement des vaccins par la mise en commun des brevets accaparés par les compagnies pharmaceutiques, etc.

Mais nous devons donner raison à Malm lorsqu’il affirme que « malheureusement, toutefois, même la satisfaction de l’ensemble de ces revendications ne suffira pas tant qu’on se s’occupe pas des causes de l’épidémie, et dans l’écrasante majorité des cas, la gauche a vu en effet le virus comme une infortune qui s’abattait sur l’humanité[15] » ; nous vivons une crise sociale et sanitaire. Mais la gauche vit aussi une crise stratégique majeure, Malm nous le rappelle vivement.

Conjurer la catastrophe

Pour sortir de la crise, Malm nous propose de retourner à Lénine et surtout aux moyens de conjurer la catastrophe imminente à l’aube de la révolution d’Octobre. Alors que les menchéviks et les socialistes révolutionnaires s’échangeaient des faveurs à la tête du gouvernement, la famine faisait rage et une crise économique et sanitaire s’abattait sur la Russie. L’État russe ne savait pas quoi faire, enfoncé dans la passivité complète devant la catastrophe qui s’en venait. D’une manière péremptoire, Lénine souligne les interventions majeures qui sont à la portée de l’État russe s’il veut, bien sûr, s’approcher du socialisme : la nationalisation des banques et des syndicats patronaux et la levée du secret commercial, des étapes à franchir pour avancer vers le socialisme.

Le contrôle, la surveillance, le recensement, voilà le premier mot de la lutte contre la catastrophe et la famine. Personne ne le conteste, tout le monde en convient. Mais c’est justement ce qu’on ne fait pas, de crainte d’attenter à la toute-puissance des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, aux profits démesurés, inouïs, scandaleux qu’ils réalisent sur la vie chère et les fournitures de guerre (et presque tous « travaillent » aujourd’hui, directement ou indirectement, pour la guerre), profits que tout le monde connaît, que tout le monde peut constater et au sujet desquels tout le monde pousse des « oh ! » et des « ah ! »[16].

Contraindre l’État

En affirmant que le réchauffement de la planète n’est pas causé par une tare de l’être humain, mais bien par le capital fossile, on s’éloigne d’une frange défaitiste du mouvement écologique. En affirmant qu’on ne peut faire l’économie des actions violentes pour augmenter le rapport de force dans la mesure où c’est ce type d’action qui permet de l’augmenter, un débat collectif s’ouvre pour les prochaines années. Il faut impressionner l’État capitaliste avec notre volonté de nous battre contre le réchauffement climatique. Des manifestations historiques comme celle du 29 septembre 2019 ne sont pas suffisantes pour faire bouger l’État. Pour éviter de faire peur à la population, on a évité de construire une force offensive dans le mouvement écologique. Malm nous invite, avec raison, à construire nos alliances dans cette perspective de passer à l’offensive.

La question du positionnement face à l’État est probablement l’élément le plus important qu’Andreas Malm apporte dans ses réflexions stratégiques. Nous savons que le renouvellement de la lutte écosocialiste passe par le développement d’alliances entre tous les acteurs impliqués dans la lutte contre le réchauffement climatique, et ce, au Québec comme ailleurs dans le monde. Ce qu’il faut ajouter, c’est que cette lutte multisectorielle doit se faire en opposition complète à l’État néolibéral ou populiste. En ce sens, les possibilités d’adaptation au néolibéralisme comme ont cherché à nous le faire croire les élites de l’économie sociale dans les 30 dernières années s’avèrent des échecs dramatiques. Par ailleurs, Malm souligne le dysfonctionnement stratégique du mouvement anarchiste dans son rapport à l’État. Comme nous l’avons déjà noté, pour les anarchistes, l’État est le problème, son absence est la solution.

Non seulement une lutte frontale contre l’État pour le contraindre à prendre les mesures pour combattre le réchauffement climatique est-elle nécessaire, mais elle peut nous permettre de vaincre ce réchauffement. C’est l’autre enseignement que nous pouvons retirer d’Andreas Malm : il est possible de conjurer la catastrophe imminente – la crise climatique – comme l’ont fait les bolchéviques en 1917.

Un autre argument pour appuyer la nécessité d’une confrontation directe avec l’État capitaliste est que, depuis longtemps, l’État s’est affaibli considérablement, en particulier depuis le début de la crise sanitaire. L’État social, le bras gauche de l’État, s’est transformé en un état autoritaire[17] qui ne parvient plus à une cohésion sociale et à une certaine stabilité économique.

Notre travail de construction d’alliances dans une perspective écosocialiste peut se poursuivre par l’élaboration d’un new deal québécois en prenant la défense prioritaire de la classe ouvrière. Comme le disait Naomi Klein :

On pourrait créer des économies conçues à la fois pour protéger et régénérer les écosystèmes et pour nourrir et respecter les personnes qui en dépendent. On répondrait également à une nécessité plus vague, quoique tout aussi importante : en cette époque où les gens sont de plus en plus isolés dans des bulles d’information herméneutiquement closes, où l’on ne s’entend pratiquement plus sur ce qui est vrai ou faux, un New Deal vert pourrait insuffler à la société un sentiment, une motivation à vivre ensemble et des objectifs concrets à l’atteinte desquels tout le monde contribuerait[18].

Les mouvements sociaux québécois sont présentement enlisés dans une logique de reproduction. Lorsque le capitalisme sévit d’une manière aussi autoritaire qu’aujourd’hui, les mouvements sociaux sont coincés entre deux options : se battre ouvertement au risque de se dissoudre ou demeurer dans une logique de reproduction. Mais une autre s’ouvre à la nouvelle classe ouvrière et propose un véritable projet politique qui transforme le marasme du néolibéralisme, qui vise à s’approprier le territoire et des solutions réelles à la crise climatique.

Lorsque le capitalisme sévit d’une manière aussi autoritaire qu’aujourd’hui, les mouvements sociaux sont coincés entre deux options : se battre ouvertement au risque de s’épuiser et de disparaître ou demeurer dans une logique de protection et de reproduction où ils sont présentement enlisés. Une autre voie peut s’ouvrir à la nouvelle classe ouvrière, celle d’un véritable projet politique qui transforme le marasme du néolibéralisme qui s’approprie le territoire et des solutions réelles à la crise climatique.

Choisir l’écosyndicalisme

Développer un camp écosocialiste au Québec implique l’entrée en scène de la classe ouvrière. Elle est redevenue plus visible depuis le début de la pandémie. On l’a entendue dénoncer ses conditions de travail dans le secteur de la vente au détail, dans la livraison à domicile, dans l’agroalimentaire. Même les directions syndicales l’admettent, il y a une remontée des luttes syndicales[19].

La classe ouvrière est la classe la plus touchée par le réchauffement climatique partout dans le monde. Au Québec, elle va continuer à se défendre sur son lieu de travail, mais elle devra aussi s’armer pour défendre le droit à la ville, des logements décents, dans des quartiers où on retrouve une qualité de l’air, sans déchets dangereux. Ainsi les questions de justice sociale, de santé, de gouvernance de la communauté relèvent toutes de l’écologie. Car l’environnement est constitué de l’espace dans lequel on travaille, on vit, on joue[20].

Une chance s’offre au mouvement syndical de renouveler sa pratique dans une perspective écologiste. Il est possible d’intégrer des revendications résolument écologiques dans les demandes syndicales et citoyennes comme la libéralisation du temps de travail, un appui au care, des demandes sur le transport, la revitalisation des communautés, le logement, le revenu. On peut exiger le retrait du capitalisme transnational du réseau de la santé et des services sociaux.

Les perspectives écosocialistes peuvent se dessiner dans les pratiques démocratiques qui sont à l’œuvre aujourd’hui dans les mouvements sociaux. Car, à l’instar de nos camarades américains qui disent que la démocratie a besoin de socialisme pour pouvoir survivre, nous disons que l’écologie a aussi besoin de socialisme pour se déployer activement.

René Charest, organisateur communautaire, chercheur et militant.

Notes

1. Andreas Malm est maître de conférences en géographie humaine à l’Université Lund en Suède et militant pour le climat. ↑
2. Pierre Dardot et Christian Laval, L’ombre d’Octobre. La Révolution russe et le spectre des soviets, Montréal, Lux, 2017. ↑
3. Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017 ; La chauve- souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique, Paris, La Fabrique, 2020 ; Comment saboter un pipeline, Montréal, Rue Dorion, 2020. ↑
4. L’anthropocène contre l’histoire, ibid., p. 43. ↑
5. Ibid., p. 45. ↑
6. NDLR. On pourra aussi lire les étapes de cette industrialisation dans un texte de Frédéric Legault, « Les trois transitions », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 21, 2019. ↑
7.L’anthropocène contre l’histoire, op. cit., p. 150. ↑
8. La chauve- souris et le capital, op. cit., p. 38. ↑
9. Ibid., p. 94. ↑
10. Ibid., p. 51. ↑
11. Ibid., p. 70. ↑
12. Cécile Gintrac, « David Harvey : la revanche de l’espace », Cause commune n° 5, mai-juin 2018. ↑
13. Comment saboter un pipeline, op. cit., p. 89. ↑
14. Comment saboter un pipeline, op. cit. ↑
15.Ibid., p. 127-128. ↑
16.Vladimir Lénine, Œuvres, tome 25, 1917, Paris, Éd. Sociales, 1975, p. 395. ↑
17. Voir Nicos Poulantzas, L’État, les classes sociales, le socialisme, Paris, Prairies ordinaires, 2013. ↑
18. Naomi Klein, La maison brûle. Plaidoyer pour un New Deal vert, Montréal, Lux, 2019. ↑
19. Frédéric Lacrois-Couture, « La CSN n’a jamais vécu autant de conflits de travail qu’en 2021 », Le Devoir, 31 décembre 2021. ↑
20. Giovanna di Choro, « La nature comme communauté », dans Émilie Hache (dir.), 21. Écologie politique. Communautés, cosmos, milieux, Paris, Éd. Amsterdam, 2012. ↑

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