Édition du 23 avril 2024

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Neutralité religieuse ou neutralité d’assimilation ?

Ecrit par Mouloud Idir et Martin Jalbert

Du projet de loi 62 sur la neutralité religieuse, adopté le 18 octobre dernier, on a parlé des difficiles modalités de son application. On a aussi dit de quel calcul électoral et de quel cynisme il procédait. Mais on a peu dit de ce dont témoigne ce cynisme socialement irresponsable : d’un racisme d’en haut, celui des élites dominantes, ciblant une partie déjà stigmatisée de la société, celle à l’endroit de qui la mansuétude publique et médiatique est à un niveau très faible en dépit des violences de tout ordre dont elle est régulièrement l’objet. Ce racisme, que le philosophe Jacques Rancière appelle le « racisme propre » ou « racisme froid », n’est pas seulement un moyen de se préserver du racisme sale. Il est surtout la cause de la préservation d’un racisme d’en bas et de sa légitimation.

Tiré du site de la revue Relations.

Cette fois, le racisme d’en haut est la contribution du Parti libéral du Québec (PLQ) – qui suit celle du Parti québécois et de la CAQ dont il tente de séduire l’électorat – au climat de méfiance, d’hostilité et de haine à l’égard des musulmanes et des musulmans. Les motifs officiellement présentés pour justifier la loi le montrent : la sécurité et la bonne communication. Quiconque sait faire les opérations mentales au cœur des amalgames islamophobes a compris ce dont il s’agit ici : les musulmans pratiquants sont des terroristes potentiels (de là à suggérer que la burqa peut cacher un AK-47, comme l’a fait Jean-François Lisée, il n’y a qu’un pas), et leurs pratiques culturelles représenteraient un repli sur soi qui entrave la communication – comme si les personnes ne savaient pas déjà juger des moments où, dans la réception de services publics, il s’imposait d’enlever le vêtement religieux. L’adoption de cette loi est ainsi une odieuse contribution à l’islamophobie contemporaine. On aura beau jeu ensuite de condamner les groupes et les manifestations de haine qui pousseront plus loin ce racisme d’en haut et lui donneront une tournure populiste d’extrême droite.

La laïcité identitaire

Cette loi sur la neutralité religieuse a pourtant d’autres motifs : des motifs identitaires. S’il est question de laïcité ici et là, c’est que cette laïcité aussi est identitaire. Jadis, le principe de la laïcité de l’État signifiait la distribution égalitaire de droits fondamentaux sans égard aux appartenances religieuses sur lesquelles l’État n’avait plus à intervenir. Il est désormais l’alibi d’une entreprise de suppression ciblée de droits et la justification d’interventions coercitives accrues dans le champ des appartenances.

La politique de la laïcité identitaire et prohibitionniste devient dès lors une pièce essentielle du primat normatif de l’ordre public sur les activités et les opinions privées. La sociologue Valérie Amiraux (Revue Multitudes, no 59, été 2015 http://www.multitudes.net/apres-le-7-janvier-2015-quelle-place-pour-le-citoyen-musulman-en-contexte-liberal-secularise%e2%80%89/) parle pour sa part d’orthopraxie républicaine, une notion qui, appliquée à la « visibilisation » de l’altérité musulmane, rend compte de ce qui est attendu des personnes qui l’incarnent : que leur comportement soit conforme à la « raison républicaine » ou nationale, induisant ainsi une sorte d’injonction à la sécularisation entendue selon une acception surtout post-chrétienne. La charge de la neutralité, pilier de la laïcité, se trouve ainsi déplacée des institutions publiques de l’État vers les individus et leurs façons de se comporter. Les personnes sont en quelque sorte sommées, nous dit Amiraux, de performer la neutralité, d’incarner celle-ci.

Plus grave encore, le domaine de la lutte laïque s’en trouve désormais étendu à l’infini. Partout, la « laïcité » aurait à œuvrer, car partout elle serait menacée : dans les services publics, les écoles, les rues, les garderies, les épiceries, les assiettes. « L’équation symbolique » qui sous-tend une telle extension de la laïcité identitaire, écrit le philosophe Étienne Balibar (Libération, 29 août 2016 http://www.liberation.fr/debats/2016/08/29/laicite-ou-identite_1475306), pose que l’identité nationale « réside dans la laïcité, et, corrélativement, que la laïcité doit servir à l’assimilation des populations d’origine étrangère […] susceptibles, de par leurs croyances religieuses, de constituer un « corps étranger » au sein de la nation ». Un tel discours sur la laïcité posera en extériorité constitutive et irréductible certaines catégories de personnes, placées en position d’excès ou de « supplément intérieur » du projet national et citoyen.

Discipliner la différence

Que le projet de loi 62 soit le fait d’un PLQ se disant plus ouvert à la diversité démontre la cristallisation de la volonté étatique de revoir les termes des rapports entre majorité et minorités dites ethnoculturelles de façon que la nation et le contenu de la citoyenneté soient définis par les groupes dominants et majoritaires selon des critères – « valeurs », « normes », interdits – excluant de façon explicite les éléments de différence normative des minorités de moins en moins tolérés. Dire cela conduit à reconnaître qu’à coups de dispositifs idéologiques et disciplinaires, nos institutions enchâssent de façon systémique des conduites et dynamiques qui consolident des rapports de domination.

C’est bien pourquoi il importe d’examiner avec sérieux l’incohérence des institutions qui induisent des pratiques historiques spécifiques tout en se réclamant de principes universels. Tout comme il importe, tant les implications sociales et politiques sont nombreuses, de prendre la mesure du changement de cible du principe de la laïcité, confondu avec un objectif de sécularisation forcée. Si les défenseurs de cette vision savent pertinemment qu’ils remettent en cause des principes fondamentaux sur lesquels repose la liberté de religion – que la morale ordinaire, voire dominante, peut réprouver ou accepter –, il est on ne peut plus évident que les termes « laïcité » et « neutralité » constituent des mots honorables servant à masquer des idées, beaucoup moins honorables, de repli et de crispation identitaires et de relégation à la marge de certaines groupes jugés inassimilables.

Les auteurs sont respectivement coordonnateur du secteur Vivre ensemble du Centre justice et foi ainsi que membre du comité de rédaction de Relations et professeur de lettres au Cégep Marie-Victorin.

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