Édition du 23 avril 2024

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Mouvements sociaux

"On peut être optimiste devant le développement de la lutte populaire dans toute l'Amérique latine"

Entrevue avec Claudio Katz, économiste argentin. Il travaille comme professeur à l’Université de Buenos Aires et est chercheur du CNRS en Argentine.

Comment l’Argentine s’est-elle enfoncée dans une crise économique, sociale et politique aussi importante aujourd’hui ?

Claudio Katz : L’Argentine, c’est un pays très particulier en Amérique latine. Dans le passé, notre pays a été le pays le plus développé de l’Amérique latine. On connaissait notre pays comme la petite Europe de l’Amérique latine.

Mais aujourd’hui, l’Argentine est un pays de l’Amérique latine dans tous les sens du terme. La moitié de la population est pauvre. Plus de 40% de la population est au chômage. Il y a une fragmentation sociale aiguë. Notre pays est aujourd’hui un pays typique du tiers-monde.

La crise est le résultat de deux processus convergents. Le premier est le modèle néolibéral qui s’est installé dans les années 70 et 80 et sous le gouvernement de Menem. Dans les années 90, ce dernier a pratiqué une politique d’ouverture commerciale, de privatisation, de libéralisation de la vie commerciale et de flexibilisation du travail. Et l’effet de tout cela a été la dégradation sociale et économique de notre pays.

La deuxième chose, c’est le paiement de la dette extérieure. Notre pays est vraiment endetté. Il supporte un endettement très lourd. Le paiement de la dette a augmenté une année après l’autre et nous avons souffert d’un transfert des ressources de notre pays vers les pays capitalistes du centre. Et ces deux crises combinées à la dynamique cyclique du capitalisme, la fusion de ces trois processus, c’est une crise d’envergure sans précédent en Amérique latine.

Dans la crise économique que vit l’Argentine aujourd’hui, le Fonds monétaire international (FMI) joue un rôle très important depuis des années. Peux-tu nous expliquer le rôle central et historique joué par le FMI dans le développement de la crise économique ?

Claudio Katz : Le FMI est le principal responsable de tout ce qui se passe en Argentine. Parce que toutes les politiques économiques qui ont été mises en pratique dans mon pays ont été suggérées par les émissaires du FMI. Ils ont suggéré à notre pays d’ouvrir l’économie, de réduire les droits de douane, de libéraliser le marché du travail, de pratiquer la convertibilité du taux de change.

Les vrais ministres de l’économie de l’Argentine ont été les responsables du FMI qui sont venus tous les trois ou quatre mois dans notre pays pour voir quelle était la situation économique. On ne peut dire que ce sont les Argentins qui sont responsables pour ce qui se passe en Argentine. Ce n’est pas vrai. C’est le FMI qui est responsable car cette institution a défendu les créanciers de la dette de notre pays. Ses émissaires ont fait des pressions pour assurer le paiement de la dette de notre pays en faveur des banquiers. Il faut souligner cette responsabilité dans la crise de notre pays.

En décembre 2001, il y a eu une insurrection sociale et populaire face à la crise. Il y a eu une dynamique de mouvements sociaux et populaires, des assemblées de quartier, mais un nouveau président a été élu, Kirschner, un politicien traditionnel. Comment expliquer qu’après une explosion sociale aussi importante, après une organisation sociale incroyable, comment expliquer que ce sont les mêmes qui restent au pouvoir ?

Claudio Katz : C’est une des contradictions surprenantes de notre pays. C’est une contradiction de la politique argentine. Dans notre pays, il y a en même temps une grande révolte sociale mais une certaine immobilité politique. Les personnes qui luttent dans la rue contre les représentants du régime actuel, au moment du vote, elles prennent position pour ceux qui les oppriment.

C’est une contradiction qu’on peut comprendre à deux niveaux. À court terme, on peut voir que la reconstitution du pouvoir de la classe dominante a été rendue possible par la politique du gouvernement Dualde. Ce fut une politique très intelligente de concessions sociales et de répression sélective qui a réussi à reconstruire le vieux régime que la population avait répudié.

Mais à plus long terme, on peut dire qu’il y a toujours en Argentine une contradiction très grande entre la conscience anti-libérale et anti-impérialiste croissante de la population et en même temps l’influence idéologique et politique des vieux partis, spécialement du péronisme, qui se maintient. Et cette contradiction, c’est une des caractéristiques de l’histoire et de l’actualité de notre pays.

Dans la crise actuelle, la famine touche de nombreux secteurs, alors que le pays est un exportateur important de viande et d’aliments ; comment expliquer cette réalité ?

Claudio Katz : C’est simple. L’Argentine est le cinquième exportateur mondial de nourriture et, en même temps, il y a de la famine particulièrement à l’intérieur du pays. Et la raison, c’est le fonctionnement capitaliste de tous les secteurs de l’alimentation. Quand un exportateur de nourriture voit que les prix internationaux commencent à augmenter, il destine les produits alimentaires à l’exportation et, pour cette raison, les prix intérieurs de tous ces produits commencent à augmenter aussi.

C’est un paradoxe criminel. Quand l’exportateur gagne davantage à cause de l’augmentation des prix internationaux, les prix intérieurs en Argentine augmentent aussi et, quand l’exportateur gagne plus d’argent, il y a plus de misère et de famine dans notre pays. C’est une manifestation atroce du modèle néolibéral de liberté de prix et de liberté d’entreprise pour choisir dans quels secteurs tu vends et dans quels secteurs tu travailles. La conséquence de cette liberté du commerce, c’est la famine de la moitié de la population argentine.

Tu es économiste et tu fais partie d’un groupe qui s’appelle les "économistes de gauche" et vous essayez d’élaborer des propositions viables, un programme pour changer l’économie argentine.

Claudio Katz : Les Économistes de gauche, c’est un réseau d’économistes alternatifs et d’opposition aux économistes néolibéraux et un réseau d’opposition aux économistes qui sont en opposition à l’économie néolibérale quand il sont en dehors du gouvernement mais qui se transforment en néolibéralistes les plus fanatiques quand ils sont au pouvoir.

C’est un réseau d’économistes anti-néolibéraux mais conséquents dans leur anti-néolibéralisme. C’est un réseau qui a été créé au moment même de la révolte populaire qui a mis fin au gouvernement De LaRua. Ce réseau a été créé et, à partir de cette création, nous avons commencé à travailler à une élaboration théorique et politique d’une alternative de gauche.

Les axes de cette alternative sont en premier lieu un programme redistributif : un programme d’augmentation des impôts directs sur le patrimoine et des impôts des entreprises, pour améliorer la situation fiscale de l’État et avec cet argent, développer un processus d’amélioration du niveau de vie de la population pour augmenter le pouvoir d’achat et améliorer ainsi la demande et la recomposition de l’économie. En deuxième lieu, le complément du programme redistributif, c’est un programme de réformes structurelles dans un sens progressiste, c’est-à-dire la réappropriation publique des entreprises privatisées et la nationalisation du système bancaire.

Ce sont deux mesures indispensables pour construire un modèle économique centré sur les marchés intérieurs et sur la récupération du pouvoir d’achat de la majorité de la population. Et la perspective historique de nos propositions, c’est de travailler pour un futur socialiste et l’émancipation de tout le continent latino-américain.

Comment vois-tu les perspectives d’émancipation sociale et politique de l’Amérique latine ?

Claudio Katz : L’Amérique latine est une des régions les plus intéressantes aujourd’hui. Pour le mouvement de protestation globale, c’est une région très intéressante parce qu’il y a beaucoup de soulèvements populaires dans de nombreux pays (Bolivie, Argentine, Équateur...) et on peut voir des victoires du mouvement populaire contre l’impérialisme nord-américain.

En même temps que l’impérialisme nord-américain a fait son invasion en Irak, il a subi une défaite au Venezuela car les mouvements anti-impérialistes, des travailleurs et des jeunes de ce pays ont réussi à bloquer le coup d’État. Et en Amérique latine, il n’y a pas d’affrontements ethniques comme on peut en voir dans d’autres régions du monde. Il y a une conscience anti-néolibérale croissante dans tous les pays de la région.

Notre problème, c’est le tournant à droite des gouvernements sociaux-libéraux qui viennent de gagner des élections comme ceux de Gutiérrez en Équateur et de Lula au Brésil. Il faut trouver le chemin pour pouvoir dépasser ce problème. Il y a une espérance populaire et, quand ces gouvernements arrivent au pouvoir, ils changent de politique ; ils reprennent le discours néolibéral qui est la cause de la misère de l’Amérique latine. Mais on peut être optimiste devant le développement de la lutte populaire dans toute l’Amérique latine.

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