Édition du 23 avril 2024

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Débats : quel soutien à la lutte du peuple ukrainien ?

Une vraie solution à la tragédie de l'Ukraine

Une chose que nous pouvons prédire avec confiance est que, avec la suite de cette invasion, le cycle tragique de l’Ukraine se poursuivra.

21 mars 2022 | tiré de la revue The National Interest
Nicolai N. Petro est Professeur, l’Université de Rhode Island
https://nationalinterest.org/feature/true-solution-tragedy-ukraine-201302

Le conflit en Ukraine a plusieurs niveaux.

À un certain niveau, il s’agit d’un conflit entre les États-Unis et la Russie sur la sphère d’influence à laquelle appartient l’Ukraine. Comme l’a dit en 2013 Carl Gershman, alors président du National Endowment for Democracy, financé par le Congrès américain, « l’Ukraine est le plus grand prix. » Si elle pouvait être éloignée de la Russie et poussée vers l’Occident, alors « Poutine pourrait se retrouver du côté des perdants non seulement à l’étranger proche, mais en Russie même. »

À un autre niveau, cependant, il s’agit d’un conflit entre les élites russes et ukrainiennes sur la question de savoir si leurs relations doivent être amicales ou antagonistes. En Russie, l’antagonisme est alimenté par la crainte que l’extrême droite ukrainienne, qui a gagné en influence depuis 2014, ne pousse l’Ukraine à devenir une « anti-Russie ». En Ukraine, l’antagonisme est alimenté par la crainte que des relations amicales avec la Russie n’empêchent l’émergence d’une identité nationale ukrainienne indépendante. Comme l’a dit l’ancien président ukrainien Viktor Iouchtchenko, « si les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple, alors le peuple ukrainien n’existera pas ». Ces craintes mutuelles ont empêché tout dialogue significatif.

Enfin, et surtout, c’est aussi un conflit au sein de l’Ukraine, entre son Est historiquement plus russophile et son Ouest historiquement plus russophobe. Ce conflit sur qui se définit l’identité nationale ukrainienne et son avenir dure depuis au moins 150 ans. Il a éclaté à trois reprises dans de graves hostilités militaires à l’intérieur de l’Ukraine : pendant la Première et la Seconde Guerres mondiales et après l’Euromaïdan de 2014. A chaque fois, la violence a éclaté parce que des puissances extérieures ont cherché à faire pencher la balance en leur faveur.

De mon point de vue, ce conflit interne est le plus important. Car le résoudre éliminerait la principale source de tension intérieure que les acteurs étrangers ont utilisée pour alimenter les deux autres niveaux de conflit. Cependant, il ne peut être résolu que par le dialogue, la compassion et la réconciliation mutuelle entre les Ukrainien.ne.s eux-mêmes et elles-mêmes.

Pourquoi la Russie a-t-elle envahi maintenant ? Parce que la stratégie russe à tous les niveaux jusqu’à présent s’est soldée par un échec.

Dans le conflit stratégique avec les États-Unis, Washington a rejeté les trois demandes fondamentales de sécurité présentées par la Russie en novembre dernier : pas de nouveaux membres de l’OTAN, en particulier l’Ukraine ; aucune arme stratégique américaine à la frontière russe ; et un retour au cadre de sécurité paneuropéen adopté par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe à la fin des années 1990. Ce cadre aurait représenté une reconnaissance mutuelle de la nature interdépendante de la sécurité de toutes les nations européennes, y compris la Russie, et un engagement à ne pas saper l’équilibre actuel des intérêts par l’élargissement de l’OTAN.

Dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie, entre-temps, l’Ukraine avait tourné le dos à la Russie. Après que l’Ukraine a modifié sa constitution en février 2019 pour faire de l’adhésion à l’OTAN un objectif obligatoire pour tous les futurs gouvernements, elle est effectivement devenue un rempart militaire de l’OTAN, même sans adhésion à l’OTAN. Elle s’armait selon les normes de l’OTAN et recevait des équipements et une formation de l’OTAN, tandis que la Grande-Bretagne acceptait de créer et de fournir de nouvelles bases navales en mer Noire.

Enfin, le conflit de huit ans dans le Donbass à l’est du pays était devenu de facto une guerre d’usure contre la population russophile du pays. Le processus de Minsk-II, que la Russie a promu pendant sept ans, envisageait une Ukraine fédérale avec des protections culturelles régionales pour la population russophone. Cela a été explicitement rejeté par de hauts responsables du gouvernement ukrainien à la fin de 2021. Même avant cela, cependant, le principal politicien de l’opposition du pays, Viktor Medvedtchouk, a été arrêté pour trahison. Toutes les principales chaînes de télévision et médias dissidents (c’est-à-dire russophiles) ont été fermées par le gouvernement ukrainien. Essentiellement, être un.e Ukrainien.ne russophile était désormais assimilé à être anti-ukrainien.ne.

Par conséquent, ayant perdu toute confiance dans la volonté de l’Occident de parvenir à un compromis mutuellement acceptable sur ses principales préoccupations en matière de sécurité, le gouvernement russe a estimé qu’il n’avait d’autre choix que de payer le prix ultime : pour sortir de cette situation désespérée, il devait réinitialiser l’agenda. Il a choisi de le faire par une invasion brutale de l’Ukraine visant à inverser le résultat du coup d’état de l’Euromaïdan de 2014.

Par un « régime changé » de fait à Kiev, la Russie cherche à imposer la neutralité et le fédéralisme à l’Ukraine, et ainsi à remédier simultanément à ses désavantages dans les trois niveaux de conflit : au niveau stratégique, les États-Unis seraient désormais contraints de respecter les « lignes rouges » de la Russie », parce qu’ils comprendraient que les ignorer signifie la guerre ; au niveau bilatéral, imposer la neutralité à l’Ukraine met effectivement fin aux plans militaires de l’OTAN pour le pays ; enfin, dans le conflit interne, qui est crucial, le fédéralisme rétablit effectivement l’équilibre des intérêts entre l’est et l’ouest de l’Ukraine à ce qu’il était avant 2014.

Que ce passera t-il après ?

Le régime change est un processus très long, coûteux et sanglant. Il convient de rappeler que les États-Unis, malgré toutes leurs richesses et leurs ressources militaires, n’ont jamais réussi à accomplir un changement de régime durable où que ce soit au Moyen-Orient, malgré plus de vingt ans d’efforts.

De même, ce qui se passera en Ukraine sera finalement décidé par le peuple ukrainien. Combien verront l’invasion de la Russie comme une tentative de mettre fin à leur existence comme nation ? Combien verront les Russes comme des libérateurs de leur cauchemar de huit ans ? La souffrance sera grande malgré tout, car en temps de guerre, comme nous le rappelle William Butler Yeats dans The Second Coming, « les meilleur.e.s manquent de conviction, tandis que les pires sont pleins d’intensité passionnée ».

Une chose que nous pouvons prédire avec confiance est qu’à la suite de cette invasion, le cycle tragique de l’Ukraine se poursuivra. Pour les classiques grecs, la tragédie est le résultat d’acteurs et d’actrices incapables de voir à quel point leurs propres actions ont contribué à leur catastrophe actuelle. L’orgueil conduit les nations au désastre parce que les hommes et les femmes ne parviennent pas à saisir le vrai sens de la justice - qui est la miséricorde - et se contentent donc de se venger à la place.

En étant témoins sur scène des horreurs qui résultent de la poursuite inébranlable de la vengeance, les dramaturges grecs ont cherché à conduire le public à la catharsis, une purge d’émotions si puissante qu’elle permet à de nouvelles émotions, telles que la pitié et la compassion, d’entrer dans l’âme et de prendre la place de la rage. Aristote pensait que la catharsis pouvait libérer les individus et les sociétés de la répétition sans fin d’un scénario tragique, mais pas avant que les participant.e.s eux-mêmes et elles-mêmes ne réalisent à quel point leur propre manque de compassion les avait conduit.e.s à la ruine et à la destruction.

Il n’y a donc qu’une seule vraie solution au cycle de la tragédie. Comme l’a écrit le célèbre critique social gallois Raymond Williams dans son classique, Modern Tragedy, il s’agit d’un « rétablissement tout à fait différent de la paix, qui tenterait de résoudre plutôt que de couvrir le désordre tragique déterminant. Une telle résolution signifierait nous changer nous-mêmes, de manière fondamentale. »

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