Édition du 23 avril 2024

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Élections 2018

Élection de Barack Obama

Victoire du peuple ou victoire de la classe dominante ?

Qu’est-ce qui arrive quand la victoire de peuple est en même temps celle de la bourgeoisie ? Comment situer cette convergence d’intérêts ? Et combien de temps peut-elle durer ? Quelles sont les tâches de la gauche et des mouvements sociaux face à la victoire d’Obama ?

Plusieurs l’ont dit : cette victoire marque un moment décisif dans l’histoire raciale des E-U. – un pas de plus vers l’achèvement de la révolution démocratique commencée lors de la Guerre civile, poursuivie lors du mouvement pour les droits civiques, et entrée aujourd’hui dans une nouvelle phase avec le choix par les électeurs d’un président noir. Quoique la révolution des droits civiques reste inachevée, ce franchissement de la barrière raciale au niveau de la présidence est extrêmement significatif.

La victoire d’Obama démontre le puissant refus par la majorité des électeurs des politiques de Georges W. Bush, de John McCain et du Parti républicain. Les guerres désastreuses en Iraq en Afghanistan, l’attaque insidieuse contre les droits constitutionnels à la vie privée et à un jugement équitable, les pratiques horribles de torture et d’arrestations, l’abus du pouvoir présidentiel contournant la législation du Congrès, l’érosion des droits des travailleurs et des travailleuses et l’affaiblissement des syndicats, la désignation de juges droitiers, l’opposition au droit à l’avortement, la résistance aux droits des gais et des lesbiennes – tout ce qui constitue l’héritage de Bush a été rejeté par la majorité des électeurs et des électrices qui désirent voir le pays évoluer dans un autre sens.

Le peuple américain en avait ras le bol de l’arrogance et du cynisme de Bush et de Cheney. Nous étions tous écoeurés par ce masque de stupidité qui cachait un pouvoir malveillant. Nous rêvions tous d’une alternative aux politiques qui enrichissaient davantage les riches en arrachant plus à la classe ouvrière, tout en négligeant les pauvres, dont le nombre augmentait. La majorité des Américains ont voté contre tout cela. Ils ont voté pour le changement, même si la nature du changement restait vague, ou, mieux, indéfinie.

La chute de la barrière raciale au niveau le plus élevé, le rejet du Parti républicain, le désir de changement – en tout cela, les intérêts du peuple et de la bourgeoisie coïncidaient. Pour la bourgeoisie américaine, Georges Bush et le Parti républicain avaient épuisé leur utilité. Leur valeur politique était minée par l’échec de l’impérialisme américain en Iraq et en Afghanistan et plus récemment par la crise financière. La bourgeoisie américaine ne pouvait plus gouverner avec cette coalition de conservateurs économiques et de fondamentalistes chrétiens droitiers qui dominaient le Parti républicain. La bourgeoisie, tout comme le peuple, s’est rendu compte que le temps d’un changement était arrivé. La bourgeoisie s’est alors tournée vers son autre parti, les Démocrates, et elle a joué un rôle important dans sa transformation.

La refonte du Parti démocrate

La convergence des intérêts des classes populaires et de la bourgeoisie a lieu là ou elle doit avoir lieu dans une société avec un gouvernement démocratique – c’est-à-dire dans la sphère politique, et dans ce cas, dans le Parti démocrate. L’élection d’Obama représente une refonte, une nouvelle configuration du parti. Howard Dean, le chef du Comité national démocrate, avait déjà commencé ce processus. Mais entre les mains d’Obama la refonte est devenue un renouveau majeur. La base élargie du parti, surtout les jeunes nouvellement arrivés au parti, a rejeté Hilary Clinton et Bill Clinton, leur machine politique, ainsi que leurs politiques. La campagne d’Obama a transformé la vieille organisation du parti, fatiguée et souvent faible, en lui injectant du sang neuf, de l’argent nouveau et de nouvelles attitudes. Obama, par son emploi de l’internet, par la levée directe de fonds, par une marée de courriels, a électrifié le parti, au sens figuré comme au sens propre.

Des milliers de jeunes de famille privilégiées se sont dépêchéEs à adhérer à cette remobilisation du Parti démocrate. Beaucoup d’entre eux se sont efforcéEs de mobiliser des millions d’autres jeunes, de femmes, de travailleurs et de travailleuses, d’individus de familles pauvres. Obama a attiré des millions de nouveaux électeurs et de nouvelles électrices. Georges Stephanopoulos (ancien conseiller de Bill Clinton – note du traducteur) a remarqué qu’Obama avait forgé une nouvelle coalition fondée sur l’appui de 95% des Noirs, de plus des deux tiers des Latinos, d’une majorité des femmes, et de la plupart des jeunes qui ont tous et toutes voté pour le premier président noir. Sa description est intéressante puisqu’elle ne fait aucune référence à la coalition historique des syndicats, d’organisations pour les droits civiques des Noirs, du mouvement des femmes, mais plutôt aux segments démographiques de la population dont l’appui était attisé par les médias et par le charisme tranquille d’Obama.

En même temps, Obama a renforcé, élargi et recréé les liens du Parti démocrate avec les banques et les sociétés dont les administrateurs ont historiquement dominé le noyau interne du parti tant du point de vue organisationnel que financier. De hauts administrateurs de sociétés, des jeunes financiers et financières, de jeunes avocatEs, des médecins dotéEs d’une conscience sociale se sont précipitéEs pour offrir leur l’argent, leur temps et leur talent pour appuyer un candidat qui partageait avec eux le même type d’éducation et les valeurs libérales. En même temps Obama, comme les Démocrates qui l’ont précédé, s’est appuyé sur les syndicats de l’AFL-CIO et de Change to Win, surtout sur cette dernière et sur des syndicats comme SEIU, UFCW, HERE qui ont une base parmi les salariéEs à faible revenu et dont une grande partie sont des Noirs et des Latinos, pour faire le porte-à-porte et pour encourager les gens à aller voter. La campagne d’Obama était le premier pas dans la reconstruction du Parti démocrate en vue d’en faire une organisation capable de réunir les mieux-nantis et les non-nantis, l’élite entrepreneuriale avec les syndicats, la grande masse des travailleurs et des travailleuses qui préfèrent s’appeler « classe moyenne » avec les Latinos, les NoirEs et les pauvres.

La bourgeoisie qui domine le Parti démocrate, réussit à fusionner le gouvernement permanent constitué d’éluEs de longue date, de fonctionnaires, de l’élite militaire avec les principaux dirigeants des conseils d’administration des sociétés financières et industrielles, qui paient les salaires des fonctionnaires supérieurs du parti et qui eux-mêmes comblent ces postes. Son but est de régénérer un parti qui leur servira d’outil pour maintenir leur domination. L’utilité d’Obama pour eux, à part le fait qu’il est l’un des leurs en tout, sauf pour ce qui est de ses origines sociales, est qu’il a rendu le Parti démocratie de nouveau attrayant pour les masses de la classe ouvrière et des couches moyennes. Dans une démocratie, la bourgeoisie peut dominer seulement à condition que son parti ou ses partis – aux E-U, comme dans plusieurs pays, elle dispose de deux partis – puissent capter une base sociale qui lui permette de gagner des élections et de maintenir la cohésion sociale nécessaire pour adopter une politique domestique efficace, c’est-à-dire pour éviter l’agitation sociale. Les grands rassemblements d’Obama qui ont atteint leur apogée dans l’assemblée gigantesque à Grant Park, ont démontré qu’il est capable de faire du Parti démocrate le parti qu’il n’a pas été depuis les années 1930.

Un moment rooseveltien ?

L’idée qu’il s’agit d’un moment rooseveltien a été exprimée par des commentateurs droitiers, centristes et gauchistes. Pour certains d’entre eux, cela veut dire le moment où le Président F.D. Roosevelt et le Parti démocrate, sous l’influence des syndicats et des mouvements populaires, a créé le programme de grands travaux publics, a adopté des lois consacrant les droits des travailleurs et a établi un système public de pensions de vieillesse. Pour d’autres, c’est le moment – en 1936 – où Roosevelt a forgé la grande coalition qui embrassait, bizarrement, mais très efficacement, les machines politiques corrompues des grandes villes et le Sud de l’époque de Jim Crow, les nouveaux syndicats du CIO et une section du capital qui produisait et vendait des biens de consommation de masse. Roosevelt a pu forger cette coalition parce qu’il avait adopté les mesures mentionnées ci-dessus. Cette coalition et ce consensus social lui ont permis d’amener les E-U dans la Deuxième Guerre mondiale et, aux présidents qui lui ont succédé, d’établir les E-U comme la puissance dominante du monde.

On vit un moment rooseveltien précisément parce que c’est cela la tâche d’Obama aujourd’hui, une tâche que Bush et les Républicains ne pouvaient plus assumer. La tâche d’Obama est de surmonter la crise financière et la récession et de relancer les moteurs du capitalisme, de remettre sur ses roues le grand char de l’impérialisme et de permettre aux E-U de continuer à dominer le monde militairement, même s’ils ne peuvent plus le faire économiquement. L’accomplissement de ces tâches n’est pas un simple problème technique du monde financier ou un problème de stratégie militaire ; c’est un problème politique qui exige un président qui peut offrir le leadership nécessaire à la bourgeoisie pour restaurer son autorité au sein de la société américaine et dans le monde.

Obama, qui est peut-être moins guerrier que Bush et McCain, est tout aussi décidé à restaurer l’autorité américaine – en retirant des troupes de l’Iraq pour les envoyer en Afghanistan et pour y gagner la guerre. Il préférera peut-être exercer l’autorité américaine de manière plus « souple », mais nous pouvons être sûrEs qu’il se tournera vers la guerre dès que les intérêts économiques et géopolitiques des E-U l’exigeront. Comme président noir qui arrive au pouvoir avec une popularité énorme au sein de couches importantes de la population, Obama aura des possibilités accrues de convaincre les Noirs, les Latinos, les travailleurs et les femmes d’accepter des sacrifices — leur argent, leur maison et leurs fils et filles — dans des guerres étrangères. Cela a souvent été la tâche des politiciens noirs du Parti démocrate depuis le début des années 1970s : convaincre les Noirs, les travailleurs, les pauvres d’assumer les frais de toutes les crises domestiques et étrangères. Obama rend cela possible parce qu’il a pu inspirer chez les Américains un nouvel élan de patriotisme, de nationalisme et de loyauté envers le gouvernement, et ce n’est que sur une telle base qu’on peut réussir à amener un peuple à la guerre.

La gauche, le mouvement et Obama

La victoire d’Obama, remportée grâce une campagne superbe incluant une mobilisation de masse diversifiée et qui a suscité de grands espoirs et de grandes attentes pour l’avenir, amène déjà des « think tanks » libéraux, des syndicats, et des réseaux d’organisations communautaires à prévoir et à entreprendre l’organisation de nouveaux mouvements sociaux. Ces mouvements vont proclamer comme buts l’appui au programme d’Obama, la pression sur Obama afin qu’il réalise son programme, et qu’il découvre en lui-même son meilleur côté, l’appui aux programmes de ces mouvements. Nous verrons de tels mouvements dans les sphères des soins de santé, d’éducation, de l’habitation, du mouvement pour la paix, du mouvement des femmes et parmi les NoirEs et les Latinos. Après six mois, un an, puis deux ans du mandat d’Obama, ils vont dire qu’il lui faut se mouiller et exigeront peut-être même des choses de lui. Presque tous ces mouvements vont travailler, explicitement ou implicitement, dans le cadre du Parti démocrate.

Obama, s’il s’avère un personnage rooseveltien, essaiera de canaliser et de contrôler ces mobilisations pour qu’elles le renforcent dans ses rapports avec des adversaires politiques de droite. S’il a de l’imagination, comme cela semble le cas, il pourrait aussi lui-même initier ou inspirer de tels mouvements, tout en s’efforçant de les contrôler et les limiter. En fin de compte, tout se réduira à la question : la gauche et les mouvements sociaux permettront-ils à Obama et au Parti démocrate d’établir leur ordre du jour et de tracer leur chemin, qui sera au bout de la ligne celui de la bourgeoisie ? L’alternative se manifestera dans sa capacité à construire des mouvements indépendants et, en fin de compte, à construire une organisation politiquement indépendante.

Pendant un instant, les intérêts d’Obama et du peuple, surtout du peuple noir, ont apparemment coïncidé. Il était à 23 heures le jour des élections, quand les médias ont déclaré la victoire d’Obama et la fin du fiasco républicain de Bush. Les acclamations ont fusé par millions. Mais les intérêts de la classe ouvrière américaine ne sont pas les mêmes que ceux de la bourgeoisie qu’Obama maintenant dirige et sert. De la même façon, les intérêts des travailleurs noirs ne sont pas les même que ceux des administrateurs, des avocats, des hommes d’affaires noirs qui voient dans la victoire d’Obama leur prospérité future.

Des milliers de courriels ont été envoyés depuis le jour des élections par des gens impliqués dans maints mouvements. Ils acclament la victoire d’Obama tout en observant qu’il n’est pas un messie et que la lutte continue. La tâche de la gauche maintenant, tout en évaluant la victoire d’Obama à sa juste mesure, est d’entreprendre la construction d’un mouvement qui échappe à son influence et à son contrôle. L’avenir n’est pas celui d’Obama. C’est celui du peuple qui a investi en lui leurs espoirs. L’avenir est celui des tous les programmes implicites attachés à ces espoirs : la fin immédiate des guerres en Afghanistan et en Irak sans y laisser une seule base ni aucun soldat ; des emplois pour tous sans qu’il reste un seul chômeur ; des droits syndicaux et des salaires décents ; un système de santé public et universel ; la protection des pensions de retraite et le renforcement du système public pour que tous et toutes puissent prendre leur retraite en sécurité et en toute dignité ; assurer que pas une seule maison ne soit perdue ; qu’il ne reste pas un seul sans abris ; et la justice raciale pour tous les Américains et toutes les Américaines ; mettre fin à la pauvreté et aux processus qui la créent ; gagner les droits pour les gais et les lesbiennes, incluant le droit au mariage ; des droits pour les immigrants maintenant.

Obama a ses tâches à lui, pour répondre à ceux qu’il sert. Nous avons nos propres tâches. Et depuis le 4 novembre, elles ne sont pas les mêmes. Et au fond, en fait, elles ne l’ont jamais été.


L’auteur est un professeur d’université américain et un militant de l’organisation socialiste Solidarity.
Cet article a été publié dans MRZine.
(Traduit par David Mandel)

Dan La Botz

L’auteur est un professeur d’université américain et un militant de l’organisation socialiste Solidarity.

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