Édition du 16 avril 2024

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États-Unis

Aux États-Unis, les féministes créent un réseau clandestin pour des pilules abortives

McAllen (États-Unis), Reynosa (Mexique).– À la frontière, l’ambiance est festive. Devant les magasins noirs de monde, les chariots de grillades fument. La musique tourne à fond. Il suffit cependant de dire « misoprostol » pour que les regards se détournent. « Ah non, non, nous n’en vendons pas. »

8 avril 2023 | tiré du site mediapart.fr | Photo : Verónica Cruz, fondatrice de l’association mexicaine pro-IVG Las Libres à Guanajuato, le 10 décembre 2021. © Photo Marian Carrasquero / The New York Times / REA
https://www.mediapart.fr/journal/international/080423/aux-etats-unis-les-feministes-creent-un-reseau-clandestin-pour-des-pilules-abortives

En insistant un peu, un bon samaritain conduit les client·es vers une impasse à l’abri des regards. Au Mexique, le misoprostol se vend en pharmacie, sans ordonnance. On en trouve entre 29 et 100 dollars. « Pour toi, je peux te le faire à 75 », tente un vendeur. « Allez, 65 », insiste-t-il.

Recommandé dans le traitement des ulcères de l’estomac, le misoprostol est utilisé sous le manteau depuis les années 1980, partout où l’IVG est interdite, par les femmes qui souhaitent mettre un terme à une grossesse non désirée. Longtemps, les Américaines n’ont pas eu à s’en soucier. Jusqu’à ce la Cour suprême des États-Unis abroge en juin 2022 l’arrêt « Roe v. Wade ».

Jusqu’ici considéré comme un droit constitutionnel outre-Atlantique, l’avortement est devenu illégal dans une dizaine d’États américains, en particulier du Sud-Est. Depuis, un réseau d’entraide, souterrain, s’est organisé. Formé par des militantes féministes, il se charge de faire parvenir des pilules abortives aux femmes les plus vulnérables, dans les États ultra-conservateurs des États-Unis. Au risque, pour ces militantes, de finir derrière les barreaux.

« Le plus dur, ce n’est pas de dissimuler les pilules à la frontière. Je n’ai pas le profil qui, d’habitude, attire l’attention », confie Abigaïl*, une retraitée américaine « insoupçonnable ». Son sourire, prudent, laisse transparaître le plaisir de la bravade, l’appel à la désobéissance. Il arrive qu’Abigaïl serve elle-même de mule, qu’elle aille récupérer au Mexique en personne les pilules abortives, confie-t-elle à Mediapart. Selon son décompte, elle a fait une « trentaine de pharmacies » le long de la frontière.

Abigaïl reconnaît d’emblée que son action n’est pas « parfaite », mais « que font les démocrates ? Ils sont inutiles », estime-t-elle. Avec un risque d’infection ou de saignements inférieur à 1 % selon les plus récentes études, les pilules abortives sont « sans danger », poursuit Abigaïl. Et de railler : « Il y a bien plus d’effets secondaires avec le Viagra ! »

Un juge fédéral interdit la prescription de la mifépristone

Aux États-Unis, les précieux comprimés sont devenus la nouvelle bataille des pro et anti-IVG. Pour les femmes, l’enjeu est de taille. Plus de la moitié des avortements aux États-Unis (54 %) ont été réalisés en 2020 au cours du premier trimestre de grossesse par la prise de ces pilules abortives, un chiffre en hausse de 39 % par rapport à 2017. La FDA, l’agence américaine des médicaments, les autorise pour des IVG médicamenteuses jusqu’à dix semaines de gestation. Il s’agit ici d’une combinaison de deux molécules : la mifépristone et le misoprostol.

Or, un juge fédéral texan, conservateur, saisi par les « anti » a ordonné vendredi 7 avril à la FDA de retirer dans un délai de sept jours l’autorisation fédérale de mise sur le marché de la mifepristone. L’autorisation était pourtant en vigueur depuis plus de deux décennies. Le ministère américain de la justice a annoncé faire appel de cette suspension.

Aussitôt, à Washington, un second juge fédéral, quant à lui progressiste, a à l’inverse décidé de maintenir la mifépristone dans les rayons. Dans les États démocrates, les pilules abortives sont aujourd’hui disponibles via une simple téléconsultation.

À l’avenir désormais incertain de la mifépristone, s’ajoute par ailleurs un arsenal pénal de plus en plus répressif. En Louisiane, pratiquer sciemment un avortement médicamenteux peut conduire à des peines allant jusqu’à cinq ans de prison. Dix ans dans l’Oklahoma. Au Texas, envoyer des pilules abortives par courrier est devenu un délit punissable de deux ans d’emprisonnement. Cinq ans dans le Mississippi où l’on peut également être inculpé pour racket, un chef notamment réservé aux parrains de la mafia.

Ailleurs dans le pays, l’accès aux pilules abortives a été considérablement restreint. Dans quinze États, un médecin doit administrer les pilules en personne.

Mais de l’aveu même d’un agent des forces de l’ordre, posté au Texas, à la frontière, ce type de délit n’est pas la priorité pour les équipes. Impossible de contrôler tout le monde. « On a déjà tellement à faire avec le fentanyl et les cartels », confie-t-il anonymement à Mediapart.

Le précédent texan

Pour les militantes féministes, le déclic s’est fait dès septembre 2021, bien avant la disparition de « Roe v. Wade ». À l’époque, le Texas (un État plus grand que la France) bannit l’IVG dès six semaines de gestation. Au même moment, au Mexique, l’avortement est décriminalisé. « Un journaliste américain me demande alors : “Est-ce qu’il ne serait pas possible d’exporter votre modèle au Texas ?” », se souvient Verónica Cruz, fondatrice de l’association mexicaine pro-IVG Las Libres.

Le modèle de l’« acompañante », promu par Verónica Cruz depuis les années 2000, ne repose pas sur les médecins, mais sur les femmes elles-mêmes, qui se forment entre elles à l’avortement, aujourd’hui médicamenteux, comme le faisaient en leur temps, avant « Roe v. Wade », le collectif Jane à Chicago (ou le MLAC en France, dans les années 1970). « Nous avons commencé à aider des femmes au Texas, puis rapidement des demandes nous sont parvenues de Floride et d’ailleurs », explique Verónica Cruz à Mediapart.

Contrairement aux groupes internationaux, à l’image d’Aid Access, qui facturent 90 dollars la procédure en téléconsultation, Verónica Cruz livre les pilules abortives gratuitement grâce aux subventions qu’elle reçoit ou encore aux dons.

Elle contrôle la qualité des pilules en se fournissant directement auprès d’industriels, en Inde, où elle achète les comprimés à 1,50 dollar la dose. Depuis le Mexique, les pilules sont acheminées par des volontaires et distribuées aux destinataires finales en main propre ou par courrier, en utilisant des adresses de biens actuellement mis en vente ou via des intermédiaires de proximité : des militantes féministes, des infirmières et même des prêtres, rapporte la presse américaine.

À elle seule, à travers Las Libres et ses 250 membres, Verónica Cruz estime avoir aidé 20 000 Américaines à avorter cette année. Le 24 juin dernier, lorsque « Roe v. Wade » a été abrogé, elle a reçu 100 demandes en une seule journée. Idem du côté de Red Necesito Abortar, une autre association mexicaine.

Interrogée par Mediapart sur les risques qu’elle encourt, Verónica Cruz, avec son franc-parler, n’hésite pas une seconde. « Nous ne pouvons pas rester paralysées, explique-t-elle. Évidemment, il y a beaucoup de menaces, mais si nous les laissons aller vers la restriction de toutes nos libertés, alors nous sommes foutues. »

Quant aux nouvelles sanctions mises en place par les élus conservateurs, elles ne « changeront rien », poursuit Vanessa Jiménez de l’organisation Red Necesito Abortar. « Nous continuerons. » La jeune femme s’excuse d’ailleurs de n’avoir pas plus de temps pour parler. Son téléphone n’arrête pas de sonner. Avec sa compagne, elles ont ouvert chez elles un réseau de distribution des pilules et « l’abortería », un espace sûr où les femmes peuvent venir avorter.

Abigaïl, la retraitée états-unienne, non plus, n’arrêtera pas. Elle sait qu’il y a devant la justice au moins soixante dossiers de personnes accusées d’avoir avorté ou d’avoir aidé quelqu’un à le faire. « Ce pays peut être cruel », conclut-elle.

Elle pense à ces femmes dorénavant contraintes « de penser à l’état de la tuyauterie de leur salle de bain » pour s’assurer que le fœtus avorté pourra être « évacué par la chasse d’eau ». Autour de dix semaines et un peu au-delà, le fœtus mesure une dizaine de centimètres. Elles pensent aux drames intimes. Aux femmes terrifiées du Sud, qui osent à peine prononcer le mot « avortement ».
En partant, incognito, avec ses baskets sorties des années 1990, Abigaïl nous regarde une dernière fois. « Make some trouble », nous dit-elle : « Fous un peu le bordel. »

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