Édition du 16 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

Birmanie – Terreur, résistance et enjeux

« Dans nul autre pays aujourd’hui on ne voit à l’œuvre une dictature aussi meurtrière tentant de briser une résistance démocratique aussi exceptionnellement ample. Une situation qui implique un devoir de solidarité impératif. »

Tiré de Europe solidaire sans frontière.

Cet article est écrit au lendemain du samedi 27 mars 2021, date de la traditionnelle « Journée des forces armées » [1], inaugurée par un défilé martial digne d’un 14 Juillet français dans la capitale administrative de Naypyidaw. Est-ce pour mieux la fêter que la soldatesque s’en est donné à cœur joie, assassinant au moins 102 personnes, dont quelques enfants et bon nombre de jeunes adolescents [2] – soit le bilan quotidien le plus lourd depuis le putsch du 1er février ?

Une nouvelle fois, nous avons eu affaire à une action concertée : selon les chiffres fournis par l’AAPP [3], l’armée a tiré à balles réelles dans plus de 40 cantons de neuf régions, y compris dans des zones résidentielles et à Rangoun, la capitale économique et la plus grande ville du pays. La population vivant dans divers états nationaux de la périphérie n’a pas été épargnée.

L’Irrawaddy a publié de nombreuses photos de (très) jeunes tué.es dans diverses circonstances par l’armée. Ici Zue Wint War, 15 ans, abattue le 14 mars dans la région de Rangoun. Cette lycéenne est morte sur le coup après avoir reçu une balle dans la tête lors d’un raid nocturne dans le township de South Dagon. Sa famille a partagé sa note manuscrite, qui disait : « Si je meurs dans une manifestation, ne récupérez pas mon corps et laissez-le. Et continuez à vous battre. Si notre révolution [réussit], je serai heureuse de mourir. »

L’escalade de la violence se poursuit, inexorablement, alors que 423 personnes au moins ont déjà perdu la vie. Quelque trois mille autres ont été incarcérées depuis le 1er février, deux mille se trouvant toujours en détention.

Une politique de terreur clairement affichée

La junte au pouvoir veut briser la résistance démocratique, quel qu’en soit le coût humain. Elle déploie à cette fin une véritable politique de terreur. Une dictature tend généralement à nier ou relativiser ses crimes. La junte se plie à la règle sur le plan international, mais en Birmanie même, il n’en va pas de même. Certes, elle dénoncera comme de dangereux émeutiers des manifestants non violents, mais sa parole aussi doit terroriser. « Nous visons la tête » clament les soldats sur les réseaux sociaux. L’armée patrouille en annonçant par haut-parleurs « Si vous construisez des barricades, vous serez abattus ! » Ce samedi noir, lors de la parade militaire, le général Min Aung Hlaing, putschiste en chef et numéro un de la junte, intervenant à la télévision d’Etat, a menacé sans ambiguïté la population : « Apprenez la leçon de ceux qui sont morts après avoir été touchés à la tête et dans le dos… Ne mourez pas en vain… » [4]

Centres de contestation, lycées, universités, hôpitaux sont occupés par l’armée. Les fonctionnaires et autres grévistes sont menacés de sévères représailles. Pour refus de se mettre aux ordres de la junte, elles et ils sont chassés.es de leurs logements et obligé.es de vivre dans des conditions précaires. Le recours au viol est utilisé comme une arme de guerre. Sous la menace des armes, les habitant.es des quartiers et localités sont forcé.es de démanteler les barricades de fortune qui avaient été érigées. Il est fini le temps du face-à-face, quand la détermination des manifestant.es suffisait à interrompre l’avancée des unités de répression. Les jeunes descendent toujours dans la rue, mais si leurs boucliers de fortune les protègent des balles en caoutchouc, ils ne peuvent rien contre des tirs à balles réelles. Que valent des lance-pierres, voire quelques sabres, face à des snipers et des chars ? L’armée étend inexorablement son emprise. Des minorités nationales possèdent une capacité effective d’autodéfense armée, mais il n’y a rien de tel en pays bamar. [Dans cet article, le mot Birman désigne l’ensemble de la population de l’Etat et le mot Bamar les membres de l’ethnie majoritaire qui peuple pour l’essentiel le bassin de l’Irrawaddy.].

La loi martiale est déclarée dans des districts populaires, dotant formellement des pleins pouvoir le commandement militaire, y compris celui d’ordonner des exécutions sommaires. Les banques privées qui refusent de rouvrir leurs agences sont menacées de nationalisation forcée. La junte annonce vouloir jeter en prison les propriétaires de supermarchés qui oseraient fermer leurs magasins. Les avoirs d’organismes suspectés de financer la résistance, comme la Fondation Soros, sont saisis. Le régime cherche à assurer un contrôle total sur l’information et les communications ; les journaux indépendants imprimés ne peuvent plus paraître. D’importantes opérations militaires sont engagées jusque dans le territoire de minorités ethniques, provoquant de premiers déplacements forcés et massifs de populations. Le pays subit un état de guerre.

La résistance se poursuit

Le mouvement de désobéissance civile se poursuit néanmoins. La grève paralyse toujours pour une part l’administration, la banque, des entreprises. D’autant plus qu’en matière de services publics, le savoir-faire de l’armée semble limité, comme l’ont relevé les cheminots (des fonctionnaires) : elle est incapable pour l’heure de faire rouler les trains et fonctionner le système ferroviaire à leur place.

Des jeunes descendent toujours dans les rues brandir les couleurs de la résistance. Ils expérimentent des manifestations éclairs, à pied ou en deux roues, puis se dispersent avant l’arrivée des forces de répression (qui met en place des brigades motorisées pour intervenir plus rapidement). Des quartiers se parent de symboles « anodins », mais indiquant leur entrée en dissidence. Des opérations « ville fantôme », villes mortes, sont menées. Des journalistes et photographes fondent des collectifs pour informer le monde, malgré les arrestations et brutalités dont cette profession est victime. Des femmes fabriquent chez elles des engins à base de sucre et de nitrate de potassium produisant un nuage de fumée qui empêche les soldats de viser avec précision. Les funérailles des victimes sont l’occasion de s’engager, trois doigts levés (signe de ralliement du combat démocratique dans la région), à poursuivre la lutte jusqu’à la victoire, à savoir en terminer une bonne fois pour toutes avec le pouvoir militaire instauré en 1962.

La « bataille de Hlaing Thar Yar » a représenté un point d’inflexion dans les modalités de la résistance. Hlaing Thar Ya est une grande zone industrielle située au nord-ouest de Rangoun où la réponse à l’appel à la grève générale a été massive [5]. Cette zone industrielle s’est développée dans la foulée de l’ouverture économique initiée en 2011. Plus de sept cent mille migrant.es de l’intérieur y travaillent : ce sont des ruraux, à 80% des femmes, vivant en dortoirs et huttes de bambous, dans un immense bidonville. Les usines textiles ont poussé comme des champignons et emploient l’essentiel de la main-d’œuvre. Leurs exportations représentent 30 % du total du pays. Les investisseurs sont chinois à 60 %, mais 75 % de cette production est destinée à l’Union européenne et au Japon, avec exemption de droits de douane en Europe.

Les mobilisations de rue se sont succédées à Hlaing Thar Yar , jusqu’au 14 mars. Ce jour-là, les manifestant.es ont été les victimes de soldats armés de fusils mitrailleurs et de tireurs d’élite. Viser pour tuer. En réponse à la répression, les grévistes se sont attaqués aux usines, les incendiant (on ne sait pas combien) et réglant ce faisant leurs comptes avec des employeurs chinois adeptes de la surexploitation : manque de toilettes, horaires prolongés, répression des syndicats... [6]

Certains observateurs se demandent si ces incendies ne seraient pas une provocation, pour pousser la Chine à réagir, mais rien ne semble confirmer cette hypothèse. Le sentiment anti-Chine est manifeste depuis les débuts de la résistance démocratique qui reproche au PCC d’avoir appelé, aux Nations unies, à un impossible « dialogue » entre la junte et le Mouvement de désobéissance civile. La Chine est aussi le principal fournisseur d’armes de l’armée birmane (avec la Russie) – business et politique d’influence oblige, elle en vend aussi aux minorités ethniques du nord, à sa frontière, qui combattent plus ou moins sporadiquement l’armée fédérale (dont le nom officiel est Tatmadaw).

Les particularités de l’armée birmane

La première question qui s’est posée après le putsch du 1er février était : pourquoi l’armée l’a-t-elle décidée dans un pays où elle contrôlait déjà l’essentiel du pouvoir ? Un peu pour garantir l’avenir du général en chef Min Aung Hlaing dont l’âge de la retraite approchait, beaucoup pour reprendre la main alors qu’à force d’échecs électoraux successifs, la légitimité politique de Tatmadaw déclinait au profit de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi qui emportait haut la main tous les scrutins. Les militaires birmans ont choisi de faire du Trump : nous n’avons jamais envisagé qu’il puisse en être ainsi, donc cela n’est pas arrivé.

Le pouvoir de l’armée n’a jamais été proprement menacé. Il était garanti par la Constitution de 2008 qui l’avait dotée d’un stock de 25 % de législateurs lui revenant de droit (sans être élus) et d’une minorité de blocage, tout amendement à la Constitution exigeant au moins 75% des votes. Les ministères-clés de la défense, de l’intérieur et de la sécurité des frontières était automatiquement attribué à Tatmadaw. Elle n’était soumise à aucun contrôle civil ; en revanche, elle pouvait contrer toute décision qu’elle jugeait contraire à ses intérêts. En matière d’orientation politique générale, nul désaccord d’orientation avec la LND ne justifiait la rupture.

Forte de sa légitimité électorale, la LND voulait faire bouger les lignes au sein de l’équilibre inégal du pouvoir en élargissant petit à petit la sphère de compétence du gouvernement civil. Elle s’était bien gardée de mettre en cause les sources d’enrichissement des généraux et n’avait visiblement pas anticipé la violence de leur réaction. Tatmadaw a en effet décidé d’en finir, et pour de bon, avec tout partage des prérogatives. Le putsch du 1er février a mis en terme à la coexistence entre l’armée et un gouvernement élu à la suite d’élections libre, qui donnait inexorablement la majorité à un parti concurrent, en l’état celui dirigé par la « conseillère d’Etat » Aung San Suu Kyi [7]. Plus généralement, la junte s’est attaquée à la « société civile » entière, qui s’était développée à la suite de l’ouverture économique du pays, une décennie plus tôt : associations et syndicats, droits civiques, etc. Si le Comité de désobéissance civile (CMD) s’est immédiatement constitué au lendemain du putsch, ce n’est pas seulement pour protester contre le renversement d’un gouvernement élu, mais parce que leurs libertés étaient directement ciblées – le précédent de 1988 [8] n’avait pas été oublié.

La seconde question qui s’était posée, à l’étranger, au lendemain du putsch, portait précisément sur cette question : la génération de généraux représentée par le général en chef Min Aung Hlaing agirait-elle avec la même brutalité que la précédente ou serait-elle plus modérée. Nous avons rapidement eu la réponse. Tatmadaw n’a pas changé.

Tatmadaw ne peut pas changer. Comprenant au bas mot 350 000 hommes, elle est un Etat dans l’Etat, une forme de « pouvoir total », un monde à part. Elle représente un ascenseur social pour des jeunes éduqués au culte du chef, les familles de soldats vivent en circuit fermé, les officiers bénéficient de privilèges qui en font une caste surplombant la société (il en va de même, soit dit en passant, pour des secteurs de la bourgeoisie mondialisée). Elle s’est construit un mythe qui en fait la garante des intérêts de la nation. Plus prosaïquement, le corps des officiers tire d’immenses profits de son contrôle sur la bureaucratie d’état et sur deux grands conglomérats, le Myanmar Economic Corporation (MEC) et le Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) [9], ainsi que du trafic de pierres précieuses ou de bois. Ils constituent parfois de quasi-monopoles et englobent de nombreux secteurs : aviation, banque et assurance, énergie, pharmacie, importations, construction, tourisme, mines (de jade notamment), etc.

L’armée accorde les autorisations et les licences dans de nombreux secteurs d’activité. L’« économie kaki » n’est pas propre à la Birmanie, tant s’en faut, mais elle est ici particulièrement développée, donnant naissance un « capitalisme de clientèle », instrument de corruption et de contrôle. Le pouvoir de Tatmadaw ne s’organise pas qu’à l’échelle nationale. L’armée constitue une autorité parallèle qui double, de haut en bas, l’administration civile, lui donnant à chaque niveau une forte capacité d’influence sur la société. Même par temps de crise, il est aléatoire d’espérer des défections significatives en son sein (à la différence de la police, où elles se sont produites). L’expérience passée lui donne confiance dans sa capacité de durer, face à l’opprobre et aux (toutes relatives) sanctions internationales.

Les instances du bouddhisme

Dans ce pays bouddhiste où l’ordre monastique est divisé en 9 sectes qui regroupent quelque cinq cent mille moines, le clergé est longtemps resté en retrait face à la contestation. Les autorités officielles (la Sangha) ne sont pas censées s’engager en politique, mais ne s’en privent pas, apportant traditionnellement leur appui au régime en place. Après le 1er février, l’état-major a pris soin de courtiser plus que jamais la hiérarchie religieuse.

Cependant, les mouvements de référence bouddhiste peuvent, suivant les périodes ou les enjeux, couvrir le spectre politique entier.

En 2007, la junte au pouvoir à l’époque avait décidé d’une augmentation sans préavis des prix des carburants, provoquant une crise sociale [10]. Les militant.es de la génération 1988, immédiatement mobilisée, ont été.es réprimé.es. Le relais à la tête des manifestations de masse a alors été pris par des moines bouddhistes et leur organisation clandestine, l’Alliance de tous les moines birmans. Lors d’autres mouvements, en d’autres conjonctures ou sur d’autres questions, le rôle prédominant a été occupé par une extrême droite fascisante bouddhiste, comme ce fut le cas avec l’Organisation de Défense de la Race et de la Nation (Ma Ba Tha) qui a joué un rôle clé dans le génocide des Rohingyas.

Aujourd’hui, sous la pression continue du mouvement de désobéissance civile, l’alliance conservatrice entre autorités religieuses et régime militaire se fissure. L’une des figures les plus influentes, Sitagu Sayada, très proche du général en chef, a subi une volée de critiques sur les réseaux sociaux. Sa secte, la Shwe Kyin, a fini par appeler les militaires à plus de modération dans la répression. Les moines prodémocratie se font maintenant entendre, notamment à Mandalay, deuxième centre urbain de Birmanie, où plusieurs monastères sont entrés en dissidence ouverte. Dans cette ville, chaque jour, les moines prennent la tête d’une manifestation éclair, sachant que leur présence constitue une protection.

Tout dernièrement, le président du Comité national du Sangha – une structure mise en place par la junte où elle a nommé des « vénérables » de son choix – a annoncé qu’il cessait toutes ses activités. Une mauvaise nouvelle pour la junte !

Un impact géopolitique

Si le mouvement de désobéissance civile avait été rapidement brisé, la junte aurait probablement pu s’en tirer sur le plan international sans trop de dégâts. En matière d’investissements et de commerce, l’insertion de l’économie birmane est avant tout régionale : Singapour, la Chine, la Thaïlande, l’Inde… (le premier pays occidental concerné est la Grande-Bretagne). La règle d’or de l’ASEAN [11] est la non-ingérence dans les affaires intérieures de ses pays membres (cette association est un club de régimes autoritaires). C’est aussi la position traditionnelle que défend la Chine au conseil de sécurité de l’ONU. Des firmes occidentales (dont Total est un exemple type) jouent un rôle économique et financier considérable, mais elles ont l’habitude de travailler sans état d’âme avec des dictatures.

Le mouvement de désobéissance civile ne s’est pas éteint et a du coup modifié les règles du jeu diplomatique. L’attitude de la Chine en témoigne. En temps « normal », elle se serait contentée, avec la Russie, de s’opposer au conseil de Sécurité de l’ONU à toute « ingérence » dans les affaires internes de la Birmanie (la presse chinoise avait commencé par décrire le putsch comme un gros remaniement ministérielle). Cette fois-ci, si elle s’est opposée à ce que le conseil condamne la junte, elle a dû accepter qu’il exprime sa « grave préoccupation » et demande la « libération immédiate » de l’ensemble des personnes détenues ainsi que la fin des restrictions visant les journalistes et les activistes.

Plus généralement, Pékin doit concilier des intérêts contradictoires, ce qui devient difficile par temps de crise aigüe. Aung San Su Kyi avait d’excellentes relations avec Xi Jinping ; elle est aujourd’hui incarcérée et son procès pour haute trahison est annoncé. Le PCC considère que les territoires frontaliers occupés, dans le nord, par des minorités nationales font partie de son périmètre de sécurité géostratégique et leur vend des armes. Il a néanmoins besoin de sécuriser les très importants investissements réalisés dans le pays, ce qui exige un accord avec les militaires au pouvoir. L’accès à l’océan Indien reste un objectif majeur, le « couloir birman » (en sus du « couloir » pakistanais) lui en offre un. Dans ces conditions, la « stabilité », pour l’heure introuvable, du pays est probablement sa priorité.

Il n’y a pas d’amour entre Pékin et la très anti-communiste Tatmadaw (il n’y a plus rien de « communiste » côté Etat chinois, mais il n’est pas certain que les généraux birmans s’en soient rendus compte). Cependant, par gros temps, les putschistes peuvent compter sur le soutien plus ou moins enthousiaste de la Chine, de la Russie, du Vietnam, du Cambodge. Ces pays étaient tous représentés sur l’estrade lors de la célébration du « Jour de l’armée », Pékin un peu plus discrètement que Moscou. La junte a nommé un gouvernement qui comprend des personnalités civiles birmanes connues pour leurs liens avec le PCC (sur le terrain de la coopération économique ou culturelle) [12]. Une mesure visant, probablement, à faciliter le déploiement du bouclier protecteur chinois.

Il semble que Xi Jinping n’est pour rien dans le coup d’état du 1er février (aurait-il pu l’empêcher ?), mais il est certain que la carte chinoise a été considérée comme un atout maître par la junte, nourrissant son jusqu’auboutisme. Elle peut compter sur ses deux principaux fournisseurs d’armes, la Chine et la Russie.

Les sanctions

Certaines sanctions prises au lendemain du putsch font mal, comme le gel par le président Biden d’un transfert d’un milliard de dollars de la banque fédérale US à la Birmanie. D’autres montrent ce qu’il serait possible de faire et sont un encouragement à la solidarité internationale qui peut, dans le contexte présent, être efficace. Cependant, dans l’ensemble, les mesures ne ciblent que les membres de la junte ou les ventes destinées aux forces de répression ; elles ne concernent pas l’empire économique de Tatmadaw et ne s’imposent pas, pour l’heure, aux principales firmes commerçant avec l’Etat et l’économie kaki.

Dès 2017 et la persécution des Rohingya, des entreprises avaient commencé à quitter la Birmanie, à l’instar du cimentier LafargeHolcim. L’entreprise franco-suisse a annoncé à l’été 2020 la liquidation de sa filiale birmane, alors qu’elle était citée dans le rapport des experts indépendants de l’ONU comme entretenant des liens contractuels ou commerciaux avec l’armée. Le brasseur japonais Kirin a pour sa part annoncé, début février, qu’il comptait rapidement mettre un terme à ses relations avec l’armée birmane (il exploite localement deux brasseries). L’Union européenne reste cependant en retrait sur cette question ainsi que, singulièrement, les entreprises françaises.

Le groupe hôtelier Accor fait l’innocent, alors qu’il est associé à un conglomérat de l’« économie kaki » dans la construction d’un hôtel cinq étoiles de 366 chambres à Rangoun, le Novotel Yangon Max. Il a pour partenaire le Max Myanmar Group. Cette entreprise a aidé l’armée à construire des infrastructures empêchant le retour des Rohingya sur leurs terres, dans l’Etat Rakhine (Arakan) après les persécutions de 2017 qui les avaient poussés à l’exode. En 2919, des experts indépendants de l’ONU ont conclu une enquête en jugeant que le partenaire d’Accor devenait l’objet d’une enquête criminelle qui pouvait le conduire à être poursuivi en justice pour avoir contribué à un crime contre l’humanité. Rien que cela !

Total pour sa part exploite depuis 1992 une partie du champ gazier de Yadana, au large des côtes birmanes. En 2020, le président birman a décerné à Moattama Gas Transportation Co, la filiale du groupe international Total enregistrée aux Bermudes, le « prix du plus gros contribuable » dans la catégorie « entreprises étrangères » pour l’année fiscale 2018-2019. Plus généralement, Total est le plus important, ou l’un des plus importants, contributeur financier de l’Etat birman, lui versant 257 millions de dollars (213 millions d’euros) en 2019. Dorénavant, comme le dénonce l’ONG Justice for Myanmar, « les investisseurs étrangers vont financer un régime militaire brutal et illégitime, comme c’était le cas avant 2011 ». Le CPHR, qui représente la continuité du parlement élu, donc l’autorité légale du pays, a exigé de Total qu’il cesse de payer sous quelque forme que ce soit des revenus à la junte et aux l’armée. En s’y refusant, Total avalise le putsch.

Canal+ (groupe télévisuel français, filiale de Vivendi) possède une holding enregistrée à Singapour. Elle diffuse notamment la chaîne de la télévision d’Etat Myanmar Radio and Television (MRTV). Elle prétend être techniquement incapable de la retirer de son bouquet (ce que Facebook a fait).

Les agences de voyages en ligne Hotels.com ou encore Oui.sncf proposent,continuent de proposer des séjours en Birmanie dans un hôtel en bord de plage qui appartiendrait au fils du général Min Aung Hlaing. D’autres entreprises françaises cherchent à pénétrer le marché birman de la cybersécurité et des systèmes d’identification biométrique.

En fait, le nombre d’entreprises françaises et européennes engagées en Birmanie avec l’Etat ou l’économie kaki est fort important. Elles ne doivent pas pouvoir continuer de poursuivre discrètement leur business.

L’Union européenne et les sanctions

L’Union européenne s’arqueboute sur une définition réductrice des sanctions. Selon un diplomate, les ministres des affaires étrangères des 27 états membres de l’UE ont affirmé, lundi 22 février, qu’ils se tenaient « prêts à adopter des mesures restrictives visant les responsables directs du coup d’état militaire et leurs intérêts économiques ». « Les sanctions peuvent cibler seulement certaines administrations ou certaines personnes, militaires ou non, mais il faut d’abord réunir les preuves et constituer une base légale à ces sanctions » [13] Comme le souligne Sophie Brondel, de l’association Info Birmanie « Il ne faut pas seulement cibler les militaires, dont l’épargne est souvent placée à Singapour, mais les vastes entreprises qui renforcent leur pouvoir ».

Bamars et Minorités nationales

L’arrivée à l’avant-scène d’une nouvelle génération militante, ladite « Génération Z », très jeune (des lycéennes et lycéens) et la puissance du mouvement de désobéissance civile permet de poser en termes nouveaux la question cruciale des rapports entre Bamars, au centre du pays (68% de la population), et minorités nationales, à ses périphéries. Les autorités birmanes, y compris la Ligue nationale pour la démocratie (LND), n’ont jamais mis en œuvre de plans de développement commun. L’ethno-nationalisme bamar est très puissant, ainsi que le sentiment d’aliénation des groupes ethniques, souvent armés, qui peuplent les frontières. La question du fédéralisme n’a jamais été réglée, alors que le nom officiel du pays est Union de Birmanie ou république de l’Union du Myanmar. Les rapports entre le régime militaire et les états minoritaires sont, avant tout, rythmés par des accords de paix ou de cessez-le-feu fluctuant suivant les circonstances et les priorités du régime.

Dans l’ensemble, face au putsch du 1er février, les autorités officielles (parlements) des états nationaux sont restées attentistes. En revanche, des manifestations spontanées contre le coup d’État se sont déroulées presque partout, une partie de la jeunesse, notamment, s’identifiant au mouvement global de désobéissance civile.

L’Etat karen (ou Etat de Kayin) est en pointe dans l’opposition à la dictature. Il est frontalier de la Thaïlande. La cinquième brigade de l’Union nationale karen (KNU) est l’un des plus grands groupes armés du pays qui s’est d’emblée déclaré prêt à accueillir et à protéger les membres clandestins du CPHR. D’importants combats ont éclaté, l’armée bombardant le district de Papun. Plus de dix mille personnes ont fui leurs villages, certaines se réfugiant en Thaïlande d’où elles sont refoulées [14].

Dans l’Etat Kachin, tout au nord avec l’Inde et la Chine pour pays frontaliers, l’Armée de l’indépendance du Kachin (Kachin Independence Army) a attaqué un poste reculé de l’armée en mesure de rétorsions après que l’armée ai tué des manifestant.es du mouvement de désobéissance civile (MDC). Dans la ville de Shwegu, plus de 400 employés du gouvernement, dont des policiers, seraient en effet engagés dans le mouvement [15].

En Arakan (Etat Rakhine), la junte a retiré de la liste des organisations terroristes l’Armée d’Arakan (Arakan Army, AA) et un cessez-le-feu a été signé. Cependant, l’AA menace de le rompre si l’armée continue à attaquer dans son territoire l’opposition démocratique.

Il en va de même dans d’autres États
minoritaires. Les forces d’autodéfense restent en posture attentiste, mais réagissent quand l’armée assassine des manifestant.es.

Pour les minorités nationales, la question du fédéralisme est essentielle. Dans l’adversité, la Ligue nationale pour la démocratie s’est (enfin) engagée à prendre effectivement en compte cette question. Si cet engagement prend forme, cela peut changer la donne géopolitique en Birmanie même. Si non, certaines minorités menacent d’exiger l’indépendance.

Pour l’heure, la Chine continue à peser sur le positionnement des Etats de la frontière nord. Quant à la junte, elle fait tout pour coopter les élites sociales des minorités pour se les attacher. Un bras de fer complexe est en cours dont l’issue contribuera à façonner l’avenir du pays.

On peut espérer que l’histoire dramatique (et très spécifique) de la longue persécution et du génocide de 2017 à l’encontre des Rohingyas, population en majorité musulmane vivant dans l’Etat Rakhine (Arakan), puisse être enfin revisitée par les jeunes générations.

Une nouvelle donne politique et l’impératif de solidarité

L’opposition massive au putsch du 1er février a donné naissance au Mouvement de désobéissance civile (MDC) qui comprenait à l’origine le personnel soignant et la « génération Z » dont l’entrée en lutte a été immédiate, ainsi que des syndicalistes, dont les membres de la fédération CTUM qui a appelé à la grève générale du 8 février. Il constitue un cadre d’auto-organisation de la résistance qui n’est pas sous l’autorité de la Ligue nationale pour la démocratie. Sa constitution rapide montre à quel point nous sommes entrés en Birmanie dans une nouvelle période, porteuse d’une expérience fondatrice pour de jeunes générations.

En pays bamar, les mobilisations se font souvent au nom de la légitimité électorale de la Ligue nationale pour la démocratie et d’Aung San Suu Kyi (75 ans), mais le CDM est une structure indépendante de ce parti et localement, la résistance démocratique doit pour une part s’auto-organiser dans l’adversité. Tout cela affectera les rapports entre la LND et la population. Comment et à quel point ?

Pour qui ne connait pas intimement le pays (c’est mon cas !), il est difficile d’en comprendre toute la complexité. Cependant, des lignes de force apparaissent limpides. Dans nul autre pays aujourd’hui on ne voit à l’œuvre une dictature aussi meurtrière tentant de briser une résistance démocratique aussi exceptionnellement ample. Une situation qui implique un devoir de solidarité impératif. Pour sa part, l’association ESSF offre sur son site Internet [16] une information continue sur l’évolution de la situation et a lancé un appel à la solidarité financière [17]. Force est malheureusement de reconnaître que la solidarité en France est bien en deçà de ce qui serait possible et indispensable [18] – le NPA étant l’une des rares organisations s’étant effectivement engagée en ce domaine.

Pierre Rousset

• Version largement augmentée d’un article écrit pour le mensuel L’Anticapitaliste.

Notes

[1] Il s’agit de la commémoration annuelle du soulèvement contre l’occupant japonais en 1945

[2] The Irrawaddy, ESSF (article 57390), Saturday – ‘Day of Terror and Dishonor’ Sees More Than 100 Slain by Myanmar Military Regime.

[3] Association pour l’assistance aux prisonniers politiques, organisation non gouvernementale (ONG) locale qui recense le nombre des morts depuis le putsch et repris par le quotidien en ligne l’Irrawaddy.

[4] Cité par Bruno Philipp, Le Monde, 27 mars 2021.

[5] Le Comité de Désobéissance civile a été constitué immédiatement après le coup d’Etat du 1er février et l’appel à la grève générale a été lancée le 8 février par, notamment, le fédération CTUM.

[6] Voir l’article d’Arthur Poras dans Le Monde du 23 mars 2021.

[7] Officiellement « conseillère d’Etat », Suu Kyi était cheffe d’Etat de fait, mais ne pouvait l’être de droit, car les militaires avaient introduit à son encontre une clause constitutionnelle selon laquelle ce poste ne pouvait être occupé par quelqu’un dont le conjoint ou des enfants étaient de nationalité étrangère – ce qui était le cas de son mari.

[8] Une crise très comparable à celle que nous vivons aujourd’hui où l’opposition démocratique avait été écrasé dans un bain de sang : quelques trois mille mort.es en trois mois.

[9] Selon un rapport d’Amnesty International, MEHL aurait distribué, entre 1990 et 2011, 18 milliards de dollars de dividendes aux militaires en activité ou retraités.

[10] Pour un historique des crise passées et présente dans la Birmanie contemporaine, voir sur ESSF (article 57154), Frédéric Debomy, Birmanie : l’armée peut-elle un jour abandonner le pouvoir ? L’histoire passée et l’enjeu présent.

[11] Sigle anglais d’usage de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est.

[12] The Irrawaddy, ESSF (article 57422), Realpolitik : Myanmar Regime’s Cabinet Includes Some Old China Hands.

[13] Cité par Bruno Philip et Julien Bouissou, Le Monde du 3 mars 2021.

[14] The Irrawaddy, ESSF (article 57407), 10,000 Karen Flee Myanmar Military Airstrikes.

[15] The Irrawaddy, ESSF (article 57448), Kachin Independence Army Attacks a Myanmar Regime Police Station.

[16] http://www.europe-solidaire.org

[17] ESSF, article 57155, Birmanie / Myanmar : Face à une dictature militaire meurtrière, un appel urgent à la solidarité financière avec les organisations populaires.

[18] ESSF, article 57310, En Birmanie, un état de guerre contre la population – en France, un combat solidaire à mener.

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