Édition du 26 mars 2024

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Europe

Catalogne. La désobéissance, les défis et les alternatives

La résolution du 9 novembre 2015 adoptée par le Parlement de Catalogne est une proclamation de véritable souveraineté et de désobéissance vis-à-vis des institutions de l’Etat espagnol. Il s’agit sans aucun doute d’une mesure exceptionnelle, de grande importance. Elle annonce une bataille d’ampleur si elle est appliquée de manière cohérente. C’est bien ce que met en relief la réaction de l’Etat espagnol, des principaux partis politiques ainsi que celle des grands médias. A l’approche de la collision, il est logique de se demander si une autre voie existe pour exercer le droit à décider.

La réponse est affirmative, mais ce chemin ne dépend déjà plus de la Catalogne, uniquement de l’Etat. Ce dernier n’est pas disposé à l’utiliser, bien qu’il s’agisse d’un chemin pleinement démocratique et mis en œuvre par d’autres pays, dans des situations similaires : celui du référendum contraignant.

Le Parti québécois (PQ) avait réuni seulement 41,37% des suffrages lorsque le Canada accepta la tenue d’un référendum, en 1980. Lors des élections de 1994, ce parti totalisait 44,75% avant la convocation d’un second référendum en 1995. Le Scottish National Party obtint seulement 44,04% des voix en 2011 et pourtant Cameron accepta d’appeler au référendum, en 2014, en Ecosse.

Junts pel Sí et la CUP [Candidature d’unité populaire] ont recueilli, ensemble, 47,74% des suffrages le 27 septembre dernier, mais le PP, le PSOE et Ciudadanos refusent catégoriquement la convocation d’un référendum. La Catalogne l’a demandé avec insistance, des millions de personnes sont descendues dans la rue depuis 2010, lorsque le Tribunal constitutionnel décida de mutiler fortement le Statut qui avait été approuvé en référendum. Cela alors qu’il avait déjà été grandement modifié par les Cortes espagnoles [le pouvoir législatif].

Aujourd’hui encore, la feuille de route de Junts pel Sí, la coalition indépendantiste qui a remporté les élections du 27 septembre, affirme témoigner d’une « attitude d’attente en ce qui concerne l’alternative à un référendum contraignant ». Toutefois, une chose consiste à être disposé à examiner une proposition de référendum provenant de l’Etat ; une autre est de continuer à frapper à la même porte, sans rien faire de différent, lorsque se succèdent les refus.

La résolution présentée au Parlement par Catalunya Sí que es Pot [coalition dans laquelle se trouvent Podemos, Equo (ecosocialiste), Esquerre Unida y Alternativa et Iniciativa per Catalunya Verds] proposait : « afin d’appuyer cette revendication démocratique de convocation à un référendum, si, à la fin de l’année 2016, cette option reste bloquée, le Parlement de Catalogne lancerait un appel à une mise en œuvre d’un processus de mobilisation nouveau et plus énergique ». Il est cependant presque certain qu’à la fin 2016, existera la même situation de blocage qu’aujourd’hui du fait que les partis qui ont la plus grande probabilité de former un gouvernement [après les élections du 20 décembre 2015]. PP, PSOE et Ciudadanos l’on répété à satiété. Podemos est le seul parti qui s’est engagé à convoquer immédiatement à un tel référendum s’il devait remporter les élections. Il est toutefois très incertain que cela soit le cas. Pour cette raison, l’alternative avancée par Catalunya Sí que es Pot consiste à attendre jusqu’à fin 2016 pour appeler à de nouvelles mobilisations, qui seront difficilement plus énergiques que celles de 2012, 2013 et 2014. En effet, au cours de ce laps de temps, le mouvement pour le droit à décider s’usera et sera démoralisé.

Le 9 novembre 2014 [référendum non officiel qui, initialement, avait été soutenu par le gouvernement de droite d’Artur Mas, dirigeant de Convergence démocratique] a toutefois inauguré une nouvelle voie : obéir au commandement des institutions catalanes (le Parlement) et désobéir au commandement des institutions espagnoles (le Tribunal constitutionnel). Lorsque ces dernières nient des droits fondamentaux (consulter les citoyens sur les relations qu’ils souhaitent maintenir avec l’Etat espagnol).

A cette occasion, 2,300,000 personnes mirent en œuvre une forme massive et pacifique de désobéissance civile. La résolution du Parlement du 9 novembre 2015 propose de s’engager plus loin dans cette voie. Ainsi, en ce moment, l’alternative est la suivante : soumission ou désobéissance.

En Catalogne et au sein de l’Etat espagnol, la désobéissance civile ne constitue pas une nouveauté dans le domaine des mobilisations populaires au cours de l’époque démocratique [c’est-à-dire depuis 1977-1978]. A la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante, le mouvement féministe, par sa lutte pour le droit à l’avortement, a réalisé des avortements illégaux et des milliers d’entre elles se sont dénoncées à la justice pour ce fait jusqu’à ce que cette lutte obtienne une victoire partielle importante : l’entrée en vigueur de la loi sur l’avortement de 1985. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, un important mouvement en faveur de l’abolition du service militaire obligatoire s’est développé : il encouragea l’objection de conscience collective ainsi que l’insoumission jusqu’à obtenir l’abolition du système de milice en 2001. Il ne fait aucun doute que l’enjeu actuel est encore plus important : l’indépendance possible d’un territoire qui concentre environ 15% de la population et 20% du PNB de l’Etat espagnol. Précisément pour cette raison, si la voie de la désobéissance civile massive est suivie, il faut s’attendre à une lutte longue et difficile, autant en raison de la résistance de l’Etat espagnol qu’en conséquence du contexte européen et international (qui est très différent de l’époque où les pays baltes obtinrent d’importants soutiens en faveur de leur indépendance).

L’unique possibilité de succès : élargir plus encore la base populaire du mouvement. Pour cela, une condition indispensable est que les classes populaires associent l’indépendance avec une amélioration de leurs conditions de vie. L’annexe en neuf points qui a été ajoutée à la résolution du Parlement est un pas dans la bonne direction car il prend en compte certains besoins sociaux populaires urgents : la pauvreté énergétique [c’est-à-dire la situation de pauvreté qui se caractérise par l’impossibilité de payer le chauffage, les fournitures d’eau et d’électricité], le logement, l’accès aux soins, l’éducation, etc.

Il ne s’agit cependant que d’un petit pas, qui arrive tard sous forme d’un « bout de papier » alors qu’il est décisif d’adopter des mesures pratiques, concrètes. Une autre condition importante figure au troisième point de la résolution : « l’ouverture d’un processus constituant citoyen, participatif, ouvert, intégrateur et actif avec pour objectif de jeter les bases de la future constitution catalane ». Il faut cependant faire en sorte qu’y participent des secteurs qui, sans être indépendantistes, défendent le droit à décider (représentants et électeurs de Catalunya sí que es Pot et des listes municipales comme Barcelona en Comú, avec une figure comme Ada Colau, maire de Barcelone, etc.). Pour cela, il sera nécessaire de mettre sur pied des mécanismes flexibles, imaginatifs et respectueux de la différence : discussion par blocs thématiques, consultations populaires sur certains thèmes fondamentaux, etc.

Si on parvient à un accord sur les tâches mentionnées ci-dessus, on sera certainement d’accord sur le fait que pour mener à bien la déclaration approuvée par le Parlement, un gouvernement et un président indépendantiste de gauche seront nécessaire. Certes, pas nécessairement révolutionnaire ou anticapitaliste, mais de gauche dans le sens d’une sensibilité marquée envers les besoins d’une population frappée par la crise ainsi que promouvant la démocratie participative. C’est là que réside l’un des grands dilemmes, lequel permet d’expliquer la tension politique qui s’est manifestée lors des deux tentatives d’investir Artur Mas comme président [de la Generalitat].

En effet, Junts pel Sí (la coalition gagnante) est un mélange d’indépendantistes de droite et de gauche modérée [ERC – Gauche républicaine de Catalogne] ; le candidat, Artur Mas, qu’ils proposent est un représentant notoire de l’indépendantisme néolibéral, qui a présidé un gouvernement qui a développé des politiques opposées aux intérêts populaires et dont le parti, la CDC, est impliqué dans des affaires importantes de corruption. C’est un président qui suscite une méfiance justifiée parmi les secteurs populaires qu’il s’agit précisément de gagner.

Devant le refus raisonnable de la CUP de soutenir son investiture [le vote des député·e·s de la CUP est indispensable], le secteur de gauche de Junts pel Sí, en particulier ERC et les personnalités liées à ANC [Assemblée nationale catalane, puissante association indépendantiste dont l’ancienne présidente, Carme Forcadell, préside le Parlement catalan] et Omnium [association culturelle diffusant, entre autres, le catalan], ne semble pas vouloir ou ne pas pouvoir trouver un candidat différent, dont le profil serait cohérent avec la déclaration approuvée par le Parlement.

Comme cela s’est déjà produit par le passé, l’argument de l’unité est utilisé, dans la pratique, comme moyen de céder face aux exigences de Mas et de la CDC. Au lieu de faire pression sur ces derniers, la CUP est mise sous pression afin qu’elle vote en faveur de l’investiture d’Artur Mas. Les secteurs sociaux liés à Artur Mas ont orchestré une campagne médiatique dont l’objectif est de planter la CUP devant le dilemme suivant : voter l’investiture présidentielle de Mas ou apparaître comme responsable de nouvelles élections en mars (un scénario que tout le mouvement indépendantiste considère comme étant très défavorable). Le slogan de cette campagne est le suivant : « Mas ou mars ». [La CUP va convoquer un Congrès le 27 décembre 2015 pour décider sur ce thème.]

Un autre secteur socialement plus puissant participe néanmoins à la campagne médiatique contre la CUP. Nous pourrions le qualifier de « caste catalane » – le secteur de la classe dominante qui appuyait traditionnellement la CDC – qui cherche à ce que soit nommé un gouvernement qui retire la résolution du Parlement ou que de nouvelles élections soient convoquées pour le mois de mars.

Pour ce secteur – qui comprend une partie du gouvernement d’ Artur Mas – la campagne de diabolisation de la CUP est utilisée pour présenter comme fruit d’un « chantage » de la CUP tout ce qui devrait être supprimé. En réalité, cela s’inscrit dans la feuille de route de Junts pel Sí.

Pour eux, le fait que Mas soit ou non président est une question relativement secondaire ainsi que l’a très bien expliqué Lluís Foix dans le quotidien La Vanguardia : « Il suffit d’appeler à de nouvelles élections ou de reformuler la politique d’alliances, ce qui passerait par la révocation de la rupture officiellement proclamée avant d’avoir un président et un gouvernement. Quelqu’un devra faire un pas en arrière ou laisser le gouvernail dans d’autres mains. Le pays est plus important que ses dirigeants. »
Son slogan : « un pas en arrière ou mars ».

Au milieu de cette pression médiatique, la CUP a tenu son Assemblée délibérative le 29 novembre dernier. Quatre propositions, qui ne s’excluaient pas l’une l’autre car les participants pouvaient voter jusqu’à un maximum de trois d’entre elles, ont été soumises au vote : 1° un accord avec Junts pel Sí associé aux mesures suivantes : plan d’action, processus constituant et un président différent d’Artur Mas (823 voix) ; 2° le même accord, mais en acceptant de voter pour l’investiture de Mas (434 voix) ; 3° négocier jusqu’à ce que les élections générales du 20 décembre soient passées dans l’attente que les scénarios postélectoraux permettent de s’adresser à Catalunya sí que es Pot (129 voix) ; 4° écarter un accord qui comprenne la présidence d’Artur Mas et, par conséquent, se diriger vers des élections anticipées en mars (575 voix).

Peu nombreux sont ceux qui pensent que la CUP dispose de la force suffisante pour imposer la proposition qui a reçu le plus de suffrages (la première) : ni en nombre de députés, ni en termes d’électorat, ni en capacité de mobilisation. Sa principale force tient dans le fait qu’au moins les suffrages de deux de ses députés sont nécessaires pour investir le président proposé par Junts pel Sí. Mais il est peu probable qu’il s’agisse de quelqu’un d’autre qu’Artur Mas. De telle sorte que les alternatives plus réalistes sont des variantes des propositions 2 et 4. C’est autour de celles-ci que se développe le débat des divers secteurs de la CUP. Il avait déjà pris un caractère public avant la tenue de son assemblée et il s’est poursuivi ensuite.

Le 2 décembre, David Fernández, le député le plus connu et le plus populaire de la CUP, a publié un article où il défend clairement, à titre personnel, une variante de la proposition 2 : « peut-être que la seule chose possible, en ce moment, est d’offrir deux voix [les deux députés qui manquent] au processus [investissant Artur Mas] accompagné d’un plan d’action réel et concret ».

L’initiative a eu jusqu’ici deux effets : aviver la polémique au sein de la CUP et réactiver les négociations entre Junts pel Sí et la CUP. En effet, le journal Ara a publié que Junts pel Sí a présenté un plan d’action comprenant 20 mesures sociales. La CUP a salué la proposition bien qu’elle considère qu’elle soit trop générale. Un nouveau plan de négociations a été formulé afin de tenter d’aboutir à un accord préalable qui puisse être présenté à l’Assemblée de la CUP prévue pour le 27 décembre.

Il est très difficile de faire un pronostic sur la possibilité d’un préaccord ainsi que sur la position qu’adoptera l’Assemblée de la CUP lors de cette Assemblée extraordinaire. Il faut toutefois reconnaître que cette formation a été en mesure jusqu’ici d’encourager le mouvement de masse indépendantiste, ainsi que de renforcer de manière notable son aile anticapitaliste. Un vote de confiance a été obtenu sur sa capacité à continuer à le faire dans une situation aussi difficile que celle qui prévaut aujourd’hui. Le 27 décembre, nous sortirons de la période du doute (Texte datant du 4 décembre 2015 pour A l’Encontre. Traduction A L’Encontre).

Marti Caussa

Militant de gauche anticapitaliste en Espagne.

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