Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

Chine : la marche des ouvriers vers un syndicalisme autonome

En Chine, ces dernières années, les grèves n’ont cessé d’augmenter en nombre et en radicalité[1]. Alors qu’ils s’étaient longtemps contentés de demander à leurs employeurs l’application du salaire minimum, les travailleurs réclament désormais un partage plus juste des profits au sein de l’entreprise ainsi que la garantie de droits sociaux. Ils remettent clairement en cause l’arbitraire patronal et syndical et demandent parfois une refonte des syndicats.

Tiré de Terrain de luttes (http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/).

Nouvelle génération d’ouvriers et radicalisation des conflits du travail

L’augmentation et la radicalisation des conflits s’expliquent tout d’abord par le hiatus entre le progrès de la législation du travail et l’incapacité des mécanismes institutionnels à réguler les relations professionnelles. En cas de conflit, la loi contraint les travailleurs à passer d’abord par un processus de médiation, puis par un comité d’arbitrage et enfin, en cas d’échec, par les tribunaux. L’explosion, ces dernières années, des recours à ces canaux institutionnalisés de résolution des conflits est cependant trompeuse car ces dispositifs ne répondent que très imparfaitement aux attentes des travailleurs lésés : d’une part, ils sont prévus pour recevoir des plaintes individuelles et non collectives, d’autre part, ils sont notoirement inefficaces.

Ensuite, les attentes et des demandes des travailleurs migrants ont évolué. Les travailleurs de la nouvelle génération, nés dans les années 1980 et 1990, qui représentent déjà plus des deux tiers de la population migrante, sont mieux éduqués et plus qualifiés et n’ont pour la plupart jamais cultivé la terre. Certains ont grandi en ville, d’autres ont émigré avec le désir de profiter de la « vie moderne », de s’épanouir professionnellement et de fonder une famille en zone urbaine. Ils se distinguent en cela de leurs aînés qui se considéraient avant tout comme des paysans occupant un emploi temporaire en ville. La nouvelle génération a subjectivement perdu tout lien avec la campagne et ressent « un sentiment plus profond de colère et d’insatisfaction que la première génération »[2].

Il existe donc à l’heure actuelle une contradiction fondamentale entre les intérêts de travailleurs qui, se plaçant dans la perspective d’une intégration en ville, réclament des salaires au-delà des minima légaux ainsi que l’application des droits sociaux prévus par la loi et les intérêts d’employeurs qui luttent pour maintenir leur compétitivité dans un contexte d’augmentation du coût de la main-d’œuvre depuis 2010[3] et de reprise difficile de l’activité économique depuis la crise financière de 2008. Sur les 30 conflits constituant notre échantillon, 18 concernent des mises à pied, des situations de sous-emplois et de congés forcés non payés (par exemple lorsque l’entreprise ne reçoit plus suffisamment de commandes), des fermetures et des délocalisations d’usines ; 12 concernent le non-respect de la législation par l’employeur (absence de cotisation à la sécurité sociale ou au fonds d’aide au logement, usage illégal du système d’intérim (laowu paiqian), non-paiement ou le sous-paiement des heures supplémentaires, baisses ou retenues de salaires). […]

Pour parer à l’augmentation et à l’évolution des conflits, l’idée d’une participation accrue des ouvriers n’a cessé de progresser ces dernières années. Apparaissant comme une nouvelle tactique de gestion de l’instabilité sociale, elle est également portée par l’évolution de la politique économique de la Chine qui, depuis que la crise financière mondiale a entraîné une baisse des exportations, cherche à développer son marché intérieur en augmentant les salaires. Depuis 2010, certaines provinces, notamment le Guangdong, ont ainsi promu au sein des usines la tenue d’élections syndicales qui ont permis aux ouvriers d’élire leurs propres représentants. Cependant, les présidents des syndicats restent nommés par la direction, et ces élections visent avant tout à renforcer la voix des ouvriers dans les syndicats officiels et non à en promouvoir l’autonomisation. Certes, des « négociations collectives » supervisées et menées sous la férule de l’État et du Parti ont été expérimentées à Honda Nanhai et dans la branche de la restauration à Wuhan, mais en dehors du fait qu’elles ne sont pas autonomes, ces expériences sont encore très isolées.

Des ONG actives dans la diffusion des savoirs et savoir-faire syndicaux

Parallèlement, la notion de négociations collectives (tiji tanpan), introduite à la fin des années 2000 par des avocats militants et des ONG de défense des droits des travailleurs basées à Hong Kong et dans le delta de la rivière des Perles, n’a cessé de gagner du terrain et de faire l’objet de débats, notamment sur le site internet China Collective Bargaining Forum (Jiti tanpan luntan) et la revue Collective Bargaining Research (Jiti tanpan zhidu yanjiu) fondés respectivement en 2010 et 2011 par le cabinet d’avocats Laowei à Shenzhen. Depuis 2010, un ou deux forums nationaux sont organisés chaque année qui réunissent des avocats et des chercheurs spécialistes des questions du travail, des responsables syndicaux, des fonctionnaires et des représentants d’organisations sociales. C’est auprès du réseau d’ONG et d’avocats qui constitue le cœur de ce forum que nous avons mené nos enquêtes.

Apparues à la fin des années 1990 pour venir en aide à des travailleurs à l’origine complètement exclus des services urbains et des syndicats, ces organisations ont connu un essor extraordinaire ces dernières années. Selon nos estimations[4], il y en aurait une quarantaine dans le delta de la rivière des Perles, 10 à Pékin et 5 dans le delta du Yangzi. Ces organisations présentent différents profils et orientations et seules 7 appartiennent au groupe promouvant les négociations collectives que nous étudions. Essentiellement situées dans le delta de la rivière des Perles, ces dernières ont été fondées par des travailleurs migrants qui, ayant rencontré un conflit avec leur employeur, se sont défendus par eux-mêmes. L’une d’entre elles est cependant dirigée à l’heure actuelle par un ancien avocat. Le personnel de ces organisations est composé de travailleurs sociaux et d’anciens leaders ouvriers. Leurs fonds proviennent de fondations et d’ONG étrangères ou hongkongaises, de syndicats ou d’ambassades.

Bien que la législation chinoise dénie le droit à la société de s’organiser de manière autonome, ces organisations, enregistrées comme entreprises ou pas enregistrées du tout, parviennent à subsister dans une zone grise non institutionnalisée en raison de l’incapacité des institutions à répondre aux besoins de la population. Considérées comme dangereuses par l’État, qui craint qu’elles ne provoquent une révolution de couleur, elles lui sont pourtant devenues indispensables. En dépit de leur statut incertain et de pressions constantes de la part des autorités, certaines ont réussi au fil du temps à gagner en influence et à élargir leur espace et leur liberté d’action en s’appuyant notamment sur des alliances contingentes avec des membres du Parti ou de l’administration qui trouvent un intérêt dans le fait d’entretenir avec elles des formes de collaboration.

Témoins du désespoir et de la démobilisation suscités chez les travailleurs par les recours institutionnels, ces organisations, à l’origine essentiellement spécialisées dans l’aide juridique et la défense des droits individuels, en sont peu à peu venues à promouvoir la défense des droits collectifs. Si elles ne prétendent pas représenter les ouvriers (soulignant à cet égard qu’elles n’ont pas été élues), elles les aident à élire leurs propres représentants et à négocier par eux-mêmes. Cette position stratégique leur permet par ailleurs de ne pas faire ouvertement concurrence aux syndicats officiels, qu’elles sollicitent régulièrement en faveur des ouvriers.

La première tâche des ONG est d’informer très précisément les travailleurs du contenu de la législation et de canaliser leurs émotions. Elles tentent de faire émerger en eux un « moi tactique » face à leur « moi émotionnel »[5], en leur apprenant à formuler leurs demandes de manière rationnelle et pondérée, par d’autres moyens que les arrêts de travail et les pétitions, pour ne pas entraîner la répression. La seconde tâche consiste à « transformer un rassemblement temporaire en une solidarité de groupe stable ». Les ONG apprennent aux travailleurs à élire leurs représentants, sur candidature spontanée ou sur leur propre proposition.

Dans tous les cas, il y a au moins un représentant par atelier que compte l’usine. Les élections sont organisées soit dans les dortoirs de l’usine, soit dans les locaux de l’ONG. Les représentants se voient ensuite attribuer différents rôles : certains sont chargés de négocier directement avec l’employeur, d’autres d’informer et de mobiliser les employés, notamment grâce à la création d’un groupe de messagerie instantanée QQ[6] qui se révèle très utile pour coordonner l’action au sein de l’usine et maintenir la cohésion parmi les ouvriers dont le nombre peut parfois atteindre plusieurs milliers. Certains représentants sont en charge des relations avec l’ONG ou le cabinet d’avocats qui suit l’affaire, d’autres de la communication avec l’extérieur, notamment avec les médias.

L’ONG aide ensuite les travailleurs à rédiger et signer une lettre de revendications, c’est-à-dire à établir une hiérarchie entre les demandes, quitte à en écarter certaines. Ce document sert à informer la direction de la demande de négociation et de la teneur des revendications, et constitue la base d’une lettre ouverte postée sur les réseaux sociaux pour informer l’opinion publique et recueillir des soutiens.

L’unité et la solidarité sont également encouragées par la création d’un fonds géré par un ou deux représentants, et qui sert à couvrir les frais de transport, de repas, de téléphone, d’impression, de photocopie, d’envoi postal, et à compenser la perte de revenus liée à l’action collective. Dans la mesure où chacun est tenu de payer pour celle-ci, tout le monde se sent impliqué. Selon les termes employés par les ONG, cette stratégie vise à empêcher le « free riding » (da bianche).

L’ONG entretient une discussion permanente avec les représentants des travailleurs et les aide à établir une stratégie d’action – qui commence par la réunion et la préparation de documents – au cours de séances qui se tiennent régulièrement dans ses locaux. Elle leur apprend que la minorité doit toujours suivre la majorité et qu’il ne faut pas disséminer des informations tant qu’ils ne se sont pas mis d’accord. Elle leur fait comprendre la nécessité de renoncer à leurs intérêts personnels pour que chacun obtienne quelque chose collectivement. Elle les met en contact avec des journalistes mais aussi avec des travailleurs qui ont vécu un conflit similaire au leur afin qu’ils puissent être encouragés par leurs succès mais aussi apprendre de leurs erreurs.

Avec l’aide des ONG, et des avocats, les travailleurs parviennent à rééquilibrer les rapports de force entre capital, travail, syndicats et autorités locales et tentent de promouvoir à plus long terme l’émergence d’un système de négociations collectives.

Extraits du numéro « Les conflits du travail dans le monde » de la Revue Critique internationale, n°65, 2014. Chloé Froissart, « L’émergence de négociations collectives autonomes en Chine« .

Le titre et les intertitres sont de TDL.

Notes

[1]. Dans la mesure où le droit de grève n’est pas reconnu en Chine, il n’existe pas de statistiques officielles dans ce domaine. Seules sont disponibles les statistiques concernant les conflits traités par médiation ou par arbitrage ou portés devant les tribunaux. Tous les observateurs s’accordent cependant pour noter une augmentation significative des grèves depuis 2003. Voir par exemple http://www.gongchao.org/de/texte/2008/pun-ngai-interview et la carte interactive des grèves compilée par le China Labour Bulletin (CLB) (http://www.numble.com/PHP/mysql/clbmape.html). ONG basée à Hong Kong, CLB est aujourd’hui l’un des premiers acteurs indépendants de la recherche sur le monde du travail et conseille, à travers ses programmes spécifiques d’assistance, un nombre important de travailleurs chinois.

[2]. Pun Ngai, Lu Huilin, « Unfinished Proletarianization : Self, Anger and Class Action of the Second Generation of Peasant-Workers in Reform China », Modern China, 36 (5), 2010, p. 512.

[3]. La grande vague de grèves de l’été 2010 qui a suivi le conflit à Honda Nanhai s’est soldée par une augmentation de 20 % des salaires minimaux dans la plupart des grandes villes de Chine, mais cette augmentation n’a que très imparfaitement compensé la baisse relative des salaires comparée à l’augmentation des bénéfices des entreprises et à l’inflation. Chloé Froissart, « La radicalisation des actions collectives chez les travailleurs migrants et ses conséquences politiques », Chronique internationale de l’IRES, 128, janvier 2011, p. 18-19.

[4]. Fondées sur les registres tenus par les organisations auprès desquelles nous avons mené nos enquêtes.

[5]. Sur les notions de « moi émotionnel » et de « moi tactique », voir James C. Scott, La domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 ; et notamment l’excellente analyse qu’en fait Christian Lazzeri, Pouvoir, rationalité et résistance : autour de la théorie politique de James C. Scott (http://sophiapol.hypotheses.org/14654).

[6]. Détenu par le géant des nouvelles technologies chinois Tecent, QQ est le programme de messagerie instantanée gratuit le plus populaire et compte aujourd’hui plus de 100 millions d’utilisateurs.

Chloé Froissart

Collaboratrice du site Terrain de luttes (http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/).

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