Édition du 11 novembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

Chine, le travail comme champ de bataille

Usines, administrations publiques, chantiers : un système de travail qui consume les corps et les vies, créant ainsi de la précarité. Des ouvrières aux fonctionnaires, le mécontentement grandit. Les actions de protestation augmentent de 73 %.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

Une série d’analyses et de reportages réalisés au cours du dernier mois permet de dresser, à partir de cas précis, un tableau général de la situation difficile des travailleurs chinois et de la tendance en Chine à protester davantage et de manière nouvelle. Des usines de chaussures du Fujian aux chaînes de montage des iPhone, de l’administration publique aux services de livraison, on voit émerger un système de travail en profonde mutation, marqué par une précarité croissante, une exploitation systématique et des formes inédites de résistance.

L’armée des précaires

L’économie chinoise a généré une armée de travailleurs précaires d’une ampleur sans précédent. Deux cents millions de personnes, soit environ 40 % de la main-d’œuvre urbaine du pays et environ un quart de la main-d’œuvre totale, vivent aujourd’hui dans des conditions d’emploi flexibles, écrit The Economist. Cette masse de travailleurs précaires représente l’épine dorsale invisible de l’économie chinoise, mais elle reste largement exclue des protections et des droits que le système garantit officiellement aux salarié.e.s fixes. Leur situation est désormais devenue un phénomène structurel.

Les histoires individuelles révèlent une profonde modification d’une génération à l’autre : des millions de jeunes Chinois.e.s ont rejeté le modèle de travail des générations précédentes, celui des usines-villes où l’on restait pendant des années en acceptant la monotonie et la discipline en échange de la stabilité. Une partie importante de ces travailleurs a consciemment embrassé la précarité, préférant la liberté de partir quand ils le souhaitent à la sécurité d’un contrat à durée indéterminée. Beaucoup utilisent les plateformes numériques pour passer d’un emploi à l’autre, alternant constamment entre différentes applications afin de maximiser leurs gains à court terme. Cette maîtrise de l’économie des plateformes permet à de nombreux travailleurs flexibles de gagner plus que les employés réguliers, du moins à l’heure actuelle, créant ainsi l’illusion d’un contrôle personnel qui masque la réalité structurelle de leur vulnérabilité.

La composition démographique de cette armée de précaires présente des caractéristiques particulières. Dans les usines, l’âge moyen est de 26 ans. 80 % sont des hommes, 75 à 80 % sont célibataires et sans enfants. Dans des villes comme Kunshan, de plus en plus de jeunes travailleurs dorment dans les parcs et sous les ponts routiers. Jusqu’à récemment, on pouvait en voir des dizaines dormir dans l’un des plus grands parcs de la ville après le travail, souvent avec leurs bagages, avant que la police ne les expulse. De grandes foules se rassemblent sur les marchés dits « du travail », où des agences intermédiaires embauchent des personnes pour des emplois temporaires dans le bâtiment ou dans les usines.

Cette tendance s’inscrit dans le contexte plus large des difficultés économiques du pays. En août, la croissance des ventes au détail a atteint son niveau le plus bas. Les prix et les ventes immobilières continuent de baisser, ce qui déprime encore davantage le climat général, le chômage urbain est en hausse et le déclin démographique a contraint les dirigeants du pays à instaurer un système d’allocations pour encourager les naissances. Dans ce contexte, les travailleurs flexibles représentent à la fois une ressource et un problème : ils offrent aux entreprises la flexibilité nécessaire pour s’adapter aux fluctuations du marché mais leur situation précaire en fait des consommateurs médiocres et des parents incertains. La contradiction apparaît clairement lorsque l’on considère que le gouvernement chinois vise à stabiliser la consommation intérieure et à encourager la formation de familles, mais qu’il alimente en même temps un système de travail qui entrave ces deux objectifs. Sans contrat formel, ces travailleurs ne cotisent pas pour leur retraite, n’ont pas accès aux services urbains en raison du système hukou et n’ont souvent pas les moyens d’acheter une maison. Leur liberté de mouvement, qui peut sembler libératrice au premier abord, s’avère être un piège qui les condamne à rester éternellement en marge de la société urbaine chinoise.

L’usine comme dispositif de contrôle

Cette masse de travailleurs précaires s’inscrit dans un système de production qui a radicalement transformé les méthodes de contrôle et d’exploitation par rapport au passé. Les usines chinoises modernes fonctionnent comme des dispositifs disciplinaires qui façonnent le corps et l’esprit des travailleurs à travers des rythmes de production qui dépassent les limites de la résistance humaine. Le cas de l’usine de chaussures du Fujian étudié par le chercheur Zhu Zhanyuan met à nu ces mécanismes.

La chaîne de montage de l’usine produit jusqu’à 3 000 paires de chaussures par jour, à une vitesse de 300 tours par minute. Chaque personne doit produire plusieurs paires par minute, ce qui est présenté comme « une véritable guerre ». Xie Silan, une ouvrière de 53 ans originaire du Jiangxi, travaille à l’endroit le plus délicat de la chaîne, la pose des semelles. Elle ne se trompe jamais : elle parvient à sentir au toucher si la semelle est correctement positionnée. Ses mains sont abîmées, ses ongles poussent près des doigts et se recourbent vers l’intérieur. Le manque de sommeil chronique fait d’elle la personne qui cède le plus souvent à la fatigue pendant le travail. Le système de surveillance est omniprésent et sophistiqué, et l’usine dispose de caméras de surveillance avec un grand écran accroché dans le bureau. Le propriétaire exerce un contrôle strict : lorsqu’il aperçoit des travailleurs qui rient ou plaisantent, son message d’avertissement est si fort que tout le monde baisse instinctivement la tête, intimidé. Dans les usines Foxconn de Zhengzhou, selon l’enquête de China Labor Watch, les travailleurs doivent se soumettre à des contrôles encore plus intrusifs, y compris des radiographies qui excluent de fait les femmes enceintes ; les minorités ethniques, notamment les Ouïghours, les Tibétains et les Hui, font l’objet d’une discrimination systématique.

Les rythmes de travail sont délibérément planifiés de manière à tester les limites de la résistance humaine. La vitesse de la chaîne de montage dépasse les capacités d’une personne, à tel point que si quelqu’un parvient à suivre le rythme, il est considéré comme un héros. Les travailleurs essaient de s’adapter progressivement à ces rythmes impossibles, s’efforçant de ne pas créer de problèmes à leur niveau par crainte de ralentir l’ensemble de la chaîne. Le contrôle est si strict que lorsqu’un ouvrier a secrètement tenté de ralentir son indicateur réglable, la direction a réagi violemment. La longueur des chaînes ajoute à la difficulté, avec le risque constant que les chaussures se chevauchent au cours du parcours.

Les conditions de travail ont un impact direct sur la santé physique des travailleurs. Outre les problèmes gastriques causés par des repas irréguliers, des années passées penchées sur le tapis roulant ont également déformé le cou et le dos de nombreuses femmes, qui se sont retrouvées avec une bosse. Selon le rapport de China Labor Watch, dans la production de composants pour iPhone, de nombreux travailleurs doivent effectuer 60 heures par semaine, voire jusqu’à 75 heures pour certains. Les salarié.e.s en contrat à durée déterminée reçoivent un salaire de base de 2 100 yuans par mois (environ 300 euros), soit le salaire minimum dans la province du Henan, et doivent accumuler les heures supplémentaires pour survivre.

Le contrôle ne se limite pas à la dimension physique du travail, il envahit également le temps libre. Après plus de dix heures de travail quotidien, 80 % des travailleuses les plus âgées de l’usine continuent à travailler à temps partiel à lacer des chaussures. Elles sont assises sur de petits tabourets, des paquets de lacets entre leurs jambes. Une compétition silencieuse s’installe : certaines cachent le matériel de peur que leurs collègues plus rapides ne parviennent à le récupérer, d’autres viennent se servir directement lorsqu’elles n’en ont plus. Les erreurs dans la distribution des lacets ou dans les commandes alimentent automatiquement cette rivalité. La rémunération pour le laçage des chaussures est similaire d’une usine à l’autre : généralement 0,25 yuan (0,03 euro) par paire, avec une différence maximale d’un ou deux centimes. Pendant les quelques jours de pause mensuelle, Xie Silan continue à faire ce travail à temps partiel, heureuse de pouvoir lacer des chaussures pendant trois quarts de travail et de gagner plus que ce qu’elle aurait touché avec son salaire normal.

Les corps sacrifiés : morts au travail et santé bafouée

Les conditions de travail extrêmes décrites jusqu’à présent trouvent leur épilogue le plus dramatique dans les décès qui constellent régulièrement le paysage du travail chinois. Le 27 juillet 2025, quatorze personnes travaillant à la journée ont perdu la vie lorsque leur minibus a quitté la route en raison de fortes pluies près de la ville de Guqianbao, dans la province du Shanxi. Les dix corps récupérés par l’équipe de secours ont révélé que les victimes étaient des habitants du village local, principalement des femmes d’âge moyen et âgées qui travaillaient à temps partiel, parties sous la pluie pour gagner seulement quelques centaines de yuans afin de compléter le revenu familial. Un an auparavant, dans le comté de Ye, dans la province du Henan, c’était un camion frigorifique, chargé illégalement de passagers, qui avait causé la mort de huit travailleuses qui avaient fait des heures supplémentaires jusque tard dans la nuit.

La plupart des travailleuses âgées d’aujourd’hui sont nées dans les années 60 et 70. Certaines n’ont jamais travaillé en dehors de leur ville natale, tandis que d’autres n’ont travaillé loin de chez elles que pendant leurs premières années d’activité. Après leur accouchement, elles ont dû rester dans les zones rurales pendant de longues périodes afin de s’occuper des personnes âgées et des enfants, ce qui les a empêchées de partir travailler loin. Le système de santé représente un luxe inaccessible pour ces femmes. Une étude menée dans les régions du centre et de l’ouest a révélé que les travailleuses âgées reprennent souvent prématurément le travail agricole après l’accouchement, ce qui entraîne des problèmes de santé chroniques. Le fait qu’elles exercent pendant longtemps des emplois physiquement pénibles augmente encore les risques pour leur santé. Avec l’âge, leurs dépenses médicales dépassent celles des femmes urbaines, tandis que leur accès aux soins reste limité. Elles négligent souvent les troubles mineurs et, lorsqu’elles consultent un médecin, leur état est déjà grave.

Cette vulnérabilité se reflète également de manière dramatique chez les jeunes générations. Une tragédie emblématique, décrite par Sohu, est celle de Xiaoxiang, un étudiant de 20 ans qui a effectué un stage dans une entreprise de logistique dans le cadre d’un partenariat avec son université pendant les vacances d’été de sa deuxième année. Responsable de l’équipe de nuit chargée de la manutention des colis et du déchargement des marchandises, Xiaoxiang a travaillé sans interruption du 25 août au 13 septembre, sans aucun jour de repos. Son planning prévoyait 26 jours de travail en août avec 5 jours de congé, et 26 jours en septembre avec 4 jours de congé. Selon sa famille, Xiaoxiang s’est plaint à son établissement de sa trop grande fatigue, mais il a été menacé de sanctions. Le 13 septembre, il a été transporté à l’hôpital au retour du travail. Malgré les efforts déployés pour le sauver, il est décédé, le certificat de décès indiquant « mort cardiaque subite ». Ce cas illustre comment même des jeunes en pleine forme peuvent être épuisés par un système qui traite les corps humains comme des composants remplaçables d’une machine de production.

Une machine bureaucratique malade

Le marché du désespoir se retrouve dans une situation parallèle inquiétante au sein même de l’appareil étatique chinois, où se dessine un tableau de dégradation psychologique systématique décrit en détail par le journal taïwanais Initium Media. Le « Rapport sur le développement de la santé mentale nationale chinoise (2017-2018) » a révélé que parmi les fonctionnaires, le pourcentage de personnes présentant des niveaux moyens à élevés d’anxiété, de dépression et de stress a atteint respectivement 35 %, 33 % et 52 %. Zou Jia, fonctionnaire dans un organisme gouvernemental à Pékin, a fait l’expérience de cette dégradation à ses dépens. Un mois avant d’obtenir son contrat définitif, lorsqu’une collègue lui a demandé si elle était heureuse, elle a répondu par un « pas du tout » catégorique. Au cours de l’année précédente, elle n’avait jamais eu un week-end complet de congé et, en semaine, elle travaillait souvent jusqu’à minuit. La veille du Nouvel An, elle avait été réprimandée par son supérieur pour un document de 400 mots qui avait été remanié quinze fois. En pensant que c’était pour elle le résultat de plus de dix ans d’études, elle avait eu des haut-le-cœur.

Le processus de domestication des nouveaux fonctionnaires suit des schémas précis. Zou Jia subit ce qu’on appelle un « test d’obéissance », le premier niveau de ce qui est appelé la transformation systémique. Tout comme un prisonnier qui vient d’entrer en prison doit se faire raser les cheveux et apprendre à crier « Je demande l’autorisation » avant chaque action, le nouveau fonctionnaire est soumis à une série d’épreuves destinées à étouffer tout esprit d’autonomie. Il est délibérément affecté à des tâches pour lesquelles il n’a pas les compétences requises, chargé de missions qui créent des conflits avec ses collègues, critiqué et félicité tour à tour afin de brouiller ses critères de jugement, jusqu’à ce qu’il apprenne à tout évaluer selon les normes de son supérieur. Xu Ming, qui travaille dans un bureau financier du district de Pékin depuis deux ans avant Zou Jia, a échoué au deuxième niveau de ce test. Diplômée en sciences, elle raisonnait en fonction de la logique et des informations disponibles, et avait du mal à se soumettre à l’autorité. Ses collègues ont commencé à lui confier tous les documents à rédiger. Au plus fort de son activité, elle devait produire plus de quatre-vingts documents par jour, allant des demandes d’ordinateurs aux rapports d’audit financier municipal. Lorsqu’elle s’est adressée à son supérieur, elle a été accusée de ne pas être solidaire avec ses collègues et de ne penser qu’à son travail sans tenir compte des intérêts de la structure.

La bureaucratie a déclenché des mécanismes d’autodestruction à tous les niveaux. En mars 2018, la loi sur la supervision a transformé la commission disciplinaire du Parti communiste, qui était un organe purement administratif, en une institution dotée également de pouvoirs exécutifs. Pour consolider sa position, cette structure doit continuellement enquêter sur des affaires importantes, ce qui crée un climat de peur qui pousse chaque fonctionnaire à dénoncer ses collègues pour s’attirer des mérites, détourner l’attention de ses propres erreurs ou éliminer ses rivaux. La paranoïa a atteint des niveaux grotesques. Un fonctionnaire local en déplacement, trouvant tous les véhicules de service occupés, accepte de se faire conduire par un subordonné dans sa propre voiture. Son supérieur propose de rembourser l’essence, mais un collègue le dénonce à la commission disciplinaire en l’accusant d’appropriation de biens publics. Heureusement, la commission locale ne l’a pas arrêté, se contentant de lui faire rédiger une autocritique, de lui faire rembourser l’essence et de lui faire reconnaître publiquement son erreur devant tout le monde lors d’une réunion spéciale.

Chen Lu, fonctionnaire de niveau intermédiaire, estime que seulement 10 % de l’énergie est consacrée au travail effectif, principalement à la rédaction de documents, 40 % est gaspillée en réflexions sur la valeur et la signification de ce qui est fait et 50 % est absorbée par les luttes intestines. Il en résulte une bureaucratie paralysée. De nombreux fonctionnaires ne sont désormais plus capables que de scander des slogans et de rédiger des déclarations, leur condition physique et surtout mentale les empêchant de mener des recherches concrètes ou de prendre des décisions. Xu Ming raconte que son organisme copie ouvertement les résultats d’autres unités. Une fois, après avoir révisé plus de vingt fois un document trop abscons, son supérieur hiérarchique a fait copier directement le texte à produire à partir de celui d’un district périphérique de Pékin, alors que les caractéristiques des deux entités administratives étaient complètement différentes. Elle-même a fini par comprendre cette logique : puisque personne ne lira vraiment ces documents, pourquoi prendre le risque de faire le travail soi-même ? Le résultat global est une bureaucratie paralysée, capable uniquement de produire des slogans et des documents, désormais dépourvue des compétences nécessaires pour mener des recherches sérieuses ou prendre des décisions.

Les stratégies de survie, entre résistance et adaptation

La détérioration des conditions générales a donné lieu à des réponses adaptatives complexes de la part des travailleurs, qui développent des formes de résistance souvent paradoxales et contradictoires. Ces stratégies de survie révèlent autant la créativité humaine face à l’oppression que les limites structurelles dans lesquelles celle-ci s’exerce. Les femmes des usines de chaussures du Fujian, par exemple, ont transformé le surmenage volontaire en une source d’identité et d’estime de soi, rationalisant leur condition par des récits d’affirmation de soi et de contrôle personnel.

Xie Silan décrit son besoin compulsif de lacer ses chaussures après son quart de travail comme une véritable dépendance, même si son corps montre des signes de refus. Par une journée pluvieuse et froide, elle s’est surprise à vouloir rester chez elle, préparer quelque chose de bon et passer du temps au chaud avec son téléphone portable. Mais elle est quand même allée travailler. Les travailleuses comme elle se considèrent comme diligentes mais sans exagération, contrairement à celles qui tombent gravement malades ou meurent subitement à cause du surmenage. Xie Silan reconnaît que tout le monde aurait besoin de repos, mais elle cherche continuellement des excuses pour ne pas s’arrêter. Les femmes se soutiennent mutuellement pour légitimer cette surcharge constante, affirmant que celles qui ne lacent pas leurs chaussures le soir sont simplement dans une situation économique plus favorable, ou se répétant avec résignation qu’elles n’ont pas d’autre choix.

À l’opposé, on trouve une forme de résistance générationnelle incarnée par les jeunes qui rejettent l’éthique traditionnelle du travail. Les « Dieux de Sanhe », du nom d’un centre de recrutement à Shenzhen, sont devenus un phénomène culturel. Ils abandonnent leur travail pendant des jours entiers, occupant leur temps avec leurs téléphones portables et pas grand-chose d’autre. Ils sont décrits comme des maîtres de leur propre temps et paresseux, en contraste flagrant avec les travailleurs des générations précédentes qui sacrifiaient tout pour satisfaire les exigences de leurs employeurs.

Les réseaux informels d’entraide correspondent à une stratégie de survie moins visible. Dans les usines, les travailleurs se transmettent des petites astuces pour accélérer les gestes, comme saisir les boîtes de chaussures avec trois doigts sans défaire les sangles qui maintiennent les lots de dix. Pendant les sessions de laçage du soir, l’atmosphère change. Les travailleuses rient, bavardent, certaines se plongent tellement dans les conversations qu’elles en oublient presque de travailler. Elles s’appellent « sœur » dans le dialecte local, se racontent des anecdotes familiales, évoquent le passé et montrent des vidéos trouvées sur TikTok pour conforter leurs opinions. Cette dimension sociale transforme un travail aliénant en un espace de relation.

La solitude apparaît comme l’une des principales raisons qui poussent les travailleuses à participer à ces séances collectives. Beaucoup vivent seules dans des chambres individuelles, des appartements loués ou des dortoirs. Même le chercheur, après avoir partagé leur expérience, a commencé par se désintéresser des séances de laçage du soir, mais chaque fois qu’il retournait dans son logement vide, il ressentait le poids de l’ennui et finissait par revenir aux séances de laçage. Trois hommes fréquentaient occasionnellement le groupe, eux aussi attirés par l’animation du lieu. Ils travaillaient plus calmement que les femmes : après 20 ou 30 paires de chaussures, ils se levaient pour fumer une cigarette ou boire un verre d’eau, puis retournaient s’asseoir. Les femmes, en revanche, restaient immobiles pendant des heures, n’interrompant que rarement leur travail.

Signes de rupture : des protestations individuelles à la mobilisation sociale

Le point culminant de ces stratégies de survie et des tensions systémiques se manifeste dans l’escalade des protestations qui traverse aujourd’hui la Chine. L’organisation China Dissent Monitor a recensé près de 12 000 manifestations depuis juin 2022, dont plus de 2 500 au cours des six premiers mois de 2025, soit une augmentation de 73 % par rapport à la même période l’année précédente. Les manifestations liées au travail ont augmenté de 67 %, tandis que celles liées spécifiquement au secteur de la construction, menées principalement par des ouvriers et des entrepreneurs non payés ou par des acheteurs de logements jamais achevés, ont doublé. Cette flambée n’est pas un phénomène fortuit mais le produit direct des conditions de travail et sociales qui poussent de plus en plus de travailleurs et de citoyens au-delà du seuil de tolérance.

Le désespoir croissant se manifeste par des formes de protestation de plus en plus créatives et extrêmes. Qi Hong, un électricien de 42 ans qui avait commencé à utiliser un VPN pendant la pandémie pour accéder à Internet au-delà du pare-feu chinois, a installé un projecteur dans une chambre d’hôtel à Chongqing afin de projeter des slogans contre le Parti communiste sur un immeuble situé en face, qu’il a actionné à distance après avoir quitté le pays. Son action a été inspirée par Peng Lifa, condamné à neuf ans de prison pour avoir déployé une banderole similaire sur un pont de Pékin en 2022, et par Mei Shilin, qui avait déployé en avril des banderoles sur un pont de Chengdu pour réclamer des réformes politiques. Ces gestes individuels révèlent de nouvelles tendances dans la dissidence chinoise : une augmentation du nombre de manifestations, une créativité croissante et une connexion toujours plus forte entre les individus en Chine et les activistes à l’étranger qui passent par Internet.

85 % des manifestations concernent des questions qui affectent les finances personnelles des individus et visent principalement les entreprises privées et leurs dirigeants. Les protestataires s’adressent souvent d’abord aux autorités locales ou centrales, et il est courant de voir des manifestant.e.s s’incliner devant les fonctionnaires pour implorer leur aide. La plupart des protestataires ne recourent à la dissidence publique qu’après avoir tenté sans succès des méthodes institutionnelles de pétition et d’appel. Les manifestations qui ne sont pas politiques au départ peuvent le devenir si elles sont confrontées à une répression sévère, et près d’un tiers de toutes les manifestations documentées ciblent les gouvernements locaux, même si beaucoup ne commencent pas de cette façon

.Cette intensification des protestations révèle une contradiction profonde dans le modèle de développement chinois. La masse des travailleurs précaires qui constituent désormais l’épine dorsale de l’économie est non seulement exclue des protections sociales, mais vit dans des conditions qui alimentent l’instabilité et le mécontentement. Les marchés du travail informels, les logements précaires et le manque de perspectives créent des poches de marginalisation urbaine que le Parti communiste peine à contrôler avec les outils traditionnels de pacification sociale. La promesse de stabilité et d’ordre sur laquelle repose la légitimité du régime entre en tension croissante avec un système économique qui produit une précarité de masse.

La mobilisation des travailleurs précaires se heurte toutefois à des obstacles propres à leur condition. Les 200 millions de travailleurs « flexibles » de Chine ont du mal à faire valoir leurs droits. Sans relation de travail stable, les plus jeunes ne développeront jamais les compétences professionnelles nécessaires pour progresser. Ayant quitté leurs villages d’origine, ils risquent de ne pas pouvoir s’enraciner dans les villes où ils passent continuellement d’un emploi à l’autre. Sans documents attestant d’un emploi fixe, le système d’enregistrement familial hukou leur refuse l’accès aux services publics urbains.

Pourtant, paradoxalement, c’est précisément cette situation d’extrême précarité qui alimente un mécontentement généralisé et des formes de conflit de plus en plus aiguës. Si, d’une part, la fragmentation et la mobilité continue entravent l’organisation collective traditionnelle, d’autre part, la concentration de masses de jeunes travailleurs sans perspectives et sans liens stabilisés avec le territoire crée un substrat d’instabilité croissante. Sans même la promesse d’une stabilité future qui accompagnait autrefois la discipline au travail, ces jeunes ont de moins en moins de raisons d’accepter passivement les conditions qu’ils subissent.

La montée du mécontentement s’explique par la vulnérabilité particulière de la nouvelle génération de travailleurs et travailleuses. Cette génération est davantage connectée que les précédentes, équipée de smartphones et consacre des heures chaque jour à naviguer sur les réseaux sociaux. Les jeunes travailleurs flexibles semblent moins déférents envers le Parti communiste que leurs prédécesseurs. Il n’est pas difficile d’imaginer une masse croissante de travailleurs sans domicile, mécontents et en proie à un profond sentiment de désenchantement, fissurant de plus en plus la façade d’ordre des villes chinoises. Les manifestations, autrefois considérées comme des gestes extrêmes et isolés, sont désormais considérées par beaucoup comme des moyens légitimes et nécessaires pour résister à la restriction des droits.

Andrea Ferrario

Sources utilisées : WeChat, Initium Media, Economist, China Labor Watch, Financial Times, South China Morning Post, Sohu, Le Monde, Xinhua, NetEase

• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepL.

Source - Andrea Ferrario, 29 septembre 2025

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