21 juin par Hasan Mehdi , Sushovan Dhar , Ratan Bhandari
Il a espéré que la Banque continuerait à s’attaquer à « un certain nombre de défis, comme le développement d’infrastructures, notamment les réseaux d’alimentation et d’acheminement de l’électricité, de même que la réponse aux catastrophes naturelles et au changement climatique ». Le président de la BAD, Takehito Nakao, lui aussi japonais, s’est montré tout aussi catégorique au sujet des 270 milliards de USD de prêts et de subventions attribués par la Banque ces 50 dernières années. Nakao a fixé cinq priorités de la Banque pour l’avenir : l’appui au développement des infrastructures, les secteurs sociaux comme la santé et l’éducation, l’égalité entre hommes et femmes, une efficacité accrue des partenariats public-privé (PPP) et la continuation de réformes au sein de la BAD |1|.
Emprunter l’autoroute des infrastructures
Il n’est guère surprenant que le chemin choisi par la Banque pour parvenir à l’objectif de « renforcer ensemble la prospérité de l’Asie », son programme d’éradication de la pauvreté, notamment la réalisation de 17 Objectifs pour le développement durable (ODD), passe uniquement par le financement des seules infrastructures, avec une hausse de la participation du secteur privé et des partenariats public-privé (PPP). Dans le rapport intitulé « Satisfaire les besoins de l’Asie en termes d’infrastructures », la Banque affirme clairement qu’ « une part croissante des financements par la BAsD est désormais consacrée aux projets d’infrastructures du secteur privé » |2|. Non seulement ce financement actif du secteur privé et des programmes de privatisation – qu’il soit réalisé en sous-main ou au grand jour – s’est de temps à autre attiré de lourdes critiques, mais il a en outre été amplement démontré que les grands projets d’infrastructures avaient « bénéficié aux institutions financières internationales (IFI), aux sociétés transnationales de la construction et de l’énergie, et même à des bureaucrates des pouvoirs publics » |3|.
Au Bangladesh, « depuis les années 80, sous couvert de « décentralisation », la BAD a recommandé diverses réformes dans le secteur de l’énergie et de l’électricité, ouvrant ainsi la voie à l’irruption d’investisseurs privés dans ce secteur – à la fois pour la production et la distribution – au cours de l’exercice financier 1997-98. Les acteurs privés ont bénéficié, depuis leur entrée sur ce marché, d’énormes soutiens financiers de la part du gouvernement, tandis que les prix de l’électricité n’ont cessé d’augmenter. Lentement, mais sûrement, les dépenses en énergie et en électricité des ménages ont augmenté et les entreprises privées ont accru leurs profits et en ont rapatrié une partie dans leur pays. La Banque asiatique de développement a apporté aux entreprises étrangères les fonds leur permettant de pénétrer sur le marché bangladais de l’énergie et a contribué à affaiblir les politiques publiques du pays, dans le but de faciliter l’entrée de ces mêmes compagnies » |4|. Dans presque tous les pays de la région Asie-Pacifique, les objectifs des politiques de la Banque ont invariablement été la dégradation du secteur public, une plus grande ouverture des marchés, le renforcement du secteur privé et la création de débouchés pour les pays investisseurs. Il ne fait aucun doute que les priorités de la Banque asiatique de développement soient de favoriser ses investisseurs, en usant de formules en vogue du type « réduction de la pauvreté » et « développement durable ».
Autre exemple de développement d’infrastructures, le projet « Tanahu Hydropower », financé par la BAD, un projet d’énergie hydraulique sous forme de retenue d’eau sur la rivière Seti au Népal, d’une capacité de 140 MW, « entraînera la submersion de terres, de forêts locales, de villages, de bâtiments publics, de lieux de crémation etc. Le barrage régulera également le débit de la rivière en aval. » |5| Les exemples de catastrophes, de destruction et de la misère provoquées par la Banque au cours des cinquante dernières années abondent. Le projet d’exploitation minière de Marcopper, à Marinduque, aux Philippines, avait débuté en 1969, avant d’être fermé à la suite de la rupture d’un tunnel de drainage d’un vaste bassin contenant des restes de résidus miniers, qui a entraîné le déversement de déchets miniers toxiques sur tout le cours de la rivière Makulapnit-Boac. La catastrophe avait également entraîné de fortes inondations pour les populations locales vivant le long de la rivière, ce qui eut pour conséquence le déplacement de 400 familles et l’évacuation de plus de 20 villages |6|. Le projet de réhabilitation des chemins de fer cambodgiens (cofinancé par l’OPEC, le gouvernement malais et la BAsD) a déplacé des milliers de personnes, tandis que des trains dotés de l’air conditionné, du Wi-Fi et d’écrans plats de télévision transportent les touristes vers Sihanoukville, pour qu’ils profitent de ses plages, des îles tropicales et des forêts de mangrove du Parc national de Ream. Le projet d’autoroute Gojra-Shorkot-Khanewal, long de 240 kilomètres, entraînerait le déplacement de 3 429 familles, du fait de l’acquisition d’environ 650 hectares de terrain, dont 86 % constituent des terres agricoles. Ce projet nécessiterait également l’abattage de 91 661 arbres.
La Banque et les autres institutions financières internationales n’ont qu’un seul but : faciliter la cession systématique des ressources naturelles et des actifs publics à des entités privées sous couvert de « réduction de la pauvreté ». Les mécanismes de « prêts, dons et assistance technique » dans les secteurs des transports, de l’énergie, du développement urbain, de l’agriculture, des eaux ou des finances publiques sont tous axés vers cet objectif.
Les PPP, ou comment mettre l’argent public dans les poches du privé
Au cours des dernières décennies, les PPP semblent à la mode aux yeux de nos gouvernements, dirigeants, responsables politiques et autres aux commandes des affaires. La Banque asiatique de développement, comme les autres institutions financières internationales, ne fait pas exception : elle est même l’un des champions de cette cause. Elle a en effet mis en place, en septembre 2014, le « bureau des partenariats public-privé », dont l’objectif est « d’amplifier le développement du secteur privé ». Les PPP sont initialement proposés pour pallier le manque d’investissements dans les grands projets d’infrastructures comme les aéroports, les chemins de fer, les routes, les centrales électriques, etc. On en vante l’extraordinaire innovation permettant d’avoir recours aux ressources privées pour combler le déficit d’infrastructures dont cette région a terriblement besoin. Le sujet prête à controverse mais, d’après la Banque, la part des besoins en infrastructures que les ressources publiques ne peuvent pas couvrir est de l’ordre de 60 %. C’est pourquoi, « pour que le secteur privé puisse combler ces 60 % manquants, soit 3 % du PIB
, il faudrait passer des 63 milliards USD d’investissements d’aujourd’hui à pas moins de 250 milliards USD par an entre 2016 et 2020 » |7| et pour y arriver, « des réformes de la réglementation et des institutions sont nécessaires, afin de rendre les infrastructures plus attractives pour les investisseurs privés et de créer un réservoir de projets susceptibles d’être financés par des partenariats public-privé. Les pays doivent mettre en place des réformes ayant trait aux PPP, par exemple l’adoption de lois sur les PPP, la simplification des procédures d’achat et d’appel d’offres des PPP, la mise en place d’instruments de règlement des différends et l’établissement d’administrations publiques indépendantes pour les PPP. Disposer de marchés de capitaux plus profonds est également nécessaire pour aider à canaliser l’épargne substantielle de cette région dans des investissements productifs d’infrastructures » |8|.
Ce qui a été vendu au départ comme un moyen de combler le manque d’investissements est peu à peu étendu à tous les secteurs, y compris l’éducation et la santé. D’anciens militants du droit à la santé avaient dénoncé la privatisation du système de santé de l’État indien du Maharashtra. D’après le docteur Abhay Shukla, coordonnateur de l’organisation « Support for Advocacy and Training to Health Initiatives » (SATHI), « le gouvernement de l’État du Maharashtra prévoit de confier des sommes considérables d’argent public à des compagnies d’assurance et à de grands hôpitaux privés par le biais d’un PPP vicié. Ce projet implique la remise de fonds publics à grande échelle entre les mains d’hôpitaux privés sans aucune standardisation ou réglementation des services et sans protection des droits des patients. Parallèlement, le gouvernement envisage de privatiser les unités les plus rentables des hôpitaux publics, comme les services de radiologie ou les laboratoires » |9|. De tels exemples de mesures de privatisation déguisées sont pléthore dans le monde. Aux Philippines, on constate que « l’ambitieux projet pourrait bien ne pas marquer l’avènement d’un âge d’or des infrastructures mais plutôt d’un âge d’or des intérêts oligarchiques étrangers dans les infrastructures, tandis que la population assumerait la charge financière la plus lourde résultant de l’augmentation des dettes et des impôts » |10|. En Ouganda, « depuis l’introduction des PPP, près d’un milliard USD de subventions et de compensations pour les « pertes » ont été versés aux entreprises privées d’électricité tandis que les consommateurs ougandais sont soumis à des prix parmi les plus élevés en Afrique. |11| » Il est indéniable que les PPP sont devenus l’emblème des réformes néolibérales, mais le lien avec la réduction de la pauvreté est inexistant. Si l’éradication de la pauvreté est un rêve incompatible et contradictoire avec le régime néolibéral, les PPP, eux, contribuent en réalité à l’aggravation de la pauvreté, des inégalités et des privations du fait de l’accroissement de l’accumulation privée des richesses et des ressources. Le néolibéralisme repose sur un processus d’accumulation qui produit de criantes inégalités de revenus, et les PPP constituent de puissants leviers pour en assurer la pérennité.
Une immunité sans égale
Les effets des activités de la BAD n’ont fait qu’empirer – et continueront de le faire – dette, misère, destructions, inégalités, privations et déplacements. La division du travail entre la Banque et les peuples de la région Asie-Pacifique, c’est que la première se charge des gains, les seconds des pertes. D’après le Forum des peuples contre les institutions financières internationales (Peoples Front against IFIs), un organisme indien regroupant mouvements populaires, organisations de masse, collectifs militants, syndicats, associations locales et autres, « les projets financés par la BAD, infrastructures, zones économiques spéciales (ZES), expansion urbaine, zones industrielles, parcs des technologies de l’information et agriculture industrielle, ont conduit à une dépossession massive des habitants les plus démunis dans les villes, des populations locales vivant de l’agriculture ou de l’élevage et des communautés habitant les forêts, ainsi qu’à la mainmise de sociétés privées sur les terres agricoles, les forêts, l’eau et les ressources minérales » |12|.
En dépit de cette déprédation patente, la BAD agit en toute impunité, notamment en raison de l’immunité dont elle bénéficie dans plusieurs pays. Cette dernière est prévue par la loi dans tous les pays où la BAD exerce ses activités. Depuis sa création, la Banque n’a cessé de prôner de fausses solutions pendant un demi-siècle et continue cependant de ne pas rendre compte de ses actes, se retranchant hypocritement derrière la clause de l’immunité. « En stricte conformité avec la nature des institutions financières internationales, la charte de la Banque asiatique de développement a été préparée et adoptée de manière à ce que ses clauses financières, ses modalités et ses projets – qu’importe qu’ils soient un succès ou un échec –, ce qu’elle possède et son personnel (2 900 agents dans 59 pays, répartis entre le siège à Manille, 27 missions locales et 3 bureaux de représentation à Tokyo, Francfort et Washington, D.C.) ne puissent comparaître devant aucune juridiction nationale ou internationale. L’impunité dont jouissent cette institution et ses dérivées est supérieure à celle garantie aux diplomates et aux missions diplomatiques. |13| »
La Banque asiatique de développement, tout comme la Banque mondiale et les autres institutions financières internationales, fonctionnent comme une nouvelle forme de monarchie. Elles sont au-dessus des lois – aussi bien nationales qu’internationales. Son alliance contre nature avec les forces des gouvernements et du monde des affaires crée l’aristocratie la plus puissante de notre époque. Une aristocratie dotée d’un vaste contrôle sur la finance et sur la vie des gens, qui fait peu de cas des valeurs démocratiques ou des systèmes républicains. Un chef d’État peut être appelé à rendre des comptes devant son parlement national, mais aucun des dirigeants de la BAD. Ces derniers sont au-dessus des constitutions, des lois nationales et même des lois internationales. Les mécanismes de mise en œuvre de la responsabilité de la Banque sont plus qu’absurdes, puisque ce n’est pas un organisme indépendant mais un organe « contrôlé par le président de la BAD et le conseil d’administration, lesquels sont désignés par les plus gros actionnaires de la Banque » |14|. Il s’agit d’une norme au-dessus des lois, d’une institution au-dessus des États, et d’une entité suzeraine au-dessus de toute structure démocratique. Le « privilège juridique de l’IMMUNITÉ a permis à la BAD d’agir en toute impunité contre l’environnement, les droits humains et le développement librement choisi. L’état de droit doit également s’appliquer à une banque multilatérale de développement si l’on entend répondre aux exigences des droits humains et du développement durable. Les longues années d’expérience de lutte du Forum contre la BAD se soldent par quelques victoires dans la formulation des politiques, mais elles n’ont eu que peu d’influence sur les activités de la BAD sur le terrain » |15|.
Il est grand temps de mettre fin à cette immunité. Cela vaut autant pour la Banque asiatique de développement que pour toutes les IFI, y compris la Banque mondiale. « Ces immunités sont à l’origine de l’attitude agressive de la Banque envers toute intervention visant à limiter ses profits. Elle n’est nulle part tenue de rendre des comptes, ni responsable, ni blâmable pour les terribles conséquences infligées par ses projets, politiques et initiatives sur les êtres humains ou l’environnement. Elle ne souhaite pas non plus examiner ses politiques à l’aune des pactes juridiques internationaux, parmi lesquels beaucoup sont le fruit de luttes sociopolitiques intenses de par le monde. Elle ne rend de comptes qu’à ses actionnaires » |16|. Aucune société civilisée ne saurait tolérer un tel organe supranational qui use de ses prérogatives et de son immunité pour agir impunément en dépit du droit des citoyens de se placer sous la protection de la loi et du droit à la justice. Il enfreint plusieurs conventions internationales, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il contrevient au cadre juridique et aux systèmes juridiques de plusieurs pays. Il met en place une dictature contre la volonté populaire, et il n’est pas étonnant que des gouvernements non élus ou des dictatures aient été les plus grands bénéficiaires de la BAD , comme le montre l’exemple du Bangladesh : « Entre 1973 et 2016, 40 % des prêts de la BAD ont été contractés par des régimes militaires. En vertu du droit international, tous ces prêts accordés à des gouvernements non élus sont odieux. La BAD a également coopéré avec des gouvernements militaires, contribuant ainsi à les légitimer. |17| »
Il est grand temps d’exiger la fin de l’immunité de toutes les institutions financières internationales, dont la BAD, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international
. Comme le disait John W. Campbell, écrivain américain et rédacteur en chef de magazines de science-fiction : « L’immunité corrompt ; l’immunité absolue corrompt absolument. »
Traduction réalisée par le CADTM
Notes
|1| Le prince héritier du Japon inaugure la cinquantième réunion de la BAsD : faire de la réduction de la pauvreté une priorité (article en anglais) : https://www.rappler.com/business/16....
|2| Meeting Asia’s infrastructure needs. Mandaluyong City, Philippines : Asian Development Bank, 2017.
|3| Méga barrages : gains exorbitants dans les infrastructures (article en anglais) : http://ibon.org/2016/03/mega-dams-p....
|4| La BAsD au Bangladesh : plus de quarante ans de pillage et de catastrophes, Hasan Mehd (article en anglais : http://www.cadtm.org/ADB-in-Bangladesh-More-Than-Four.
|5| La BAD enfreint ses propres règles en matière de sécurité pour son projet d’énergie hydraulique au Népal, Ratan Bhandari (article en anglais) : http://www.cadtm.org/ADB-and-Hydropower-Project-in.
|6| https://www.forum-adb.org/50th-adb-...
|7| Meeting Asia’s infrastructure needs. Mandaluyong City, Philippines : Asian Development Bank, 2017.
|8| Ibid.
|9| http://www.thehindu.com/sci-tech/he...
|10| http://ibon.org/2017/04/dutertenomi...
|11| http://www.cadtm.org/Public-private-partnerships-in
|12| http://www.cadtm.org/Destructive-Development-the-ADB-s
|13| http://www.cadtm.org/Is-the-Asian-Development-Bank-ADB
|14| Ibid.
|15| https://www.forum-adb.org/open-call
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