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Arts culture et société

Culture. Le “deq”, un art et une tradition kurdes “en danger”

Dans le sud-est de la Turquie, une Kurde de 24 ans est aujourd’hui l’une des dernières gardiennes du “deq”, un art antique du tatouage kurde, revêtant une forme de spiritualité. En perpétuant cette tradition ancestrale, elle souhaite préserver la culture menacée d’une minorité ethnique marginalisée par les pouvoirs successifs, raconte “Al-Jazeera”.

30 avril 2023 | tiré de Al-Jazeera English |Traduit de l’anglais

Fatê Temel avait 20 ans quand, pour la première fois, elle a trempé la pointe d’une aiguille chirurgicale dans un mélange de noir de fumée et de lait maternel.

C’était dans la maison familiale, à Derik, village de la province de Mardin, dans le sud-est de la Turquie, et, face à un miroir suspendu au mur, elle a piqué à plusieurs reprises la peau de son menton.

Nous étions en 2018, c’était le tout premier deq qu’elle réalisait. Le deq, c’est le tatouage traditionnel kurde. Aujourd’hui, Fatê Temel a 24 ans et elle a tatoué des centaines de clients de ces motifs et symboles typiques du deq.

Depuis novembre 2021, elle travaille dans le petit studio qu’elle a ouvert dans le quartier de Sur, dans la vieille ville de Diyarbakir, haut lieu historique de la culture kurde. En Turquie, elle est l’une des dernières gardiennes de cet art antique du tatouage.

PhotoPHOTO JACLYNN ASHLY/AL JAZEERA

“Chaque tatouage a un sens qui lui est propre, explique la jeune femme. Pour les Kurdes, il existait une symbolique et des associations pour chacun de ces symboles et motifs, et tous sont autant de liens avec un passé qui est en train de disparaître. Pour moi, le deq est une des facettes de notre culture, qui est en danger. Il est de mon devoir de préserver cette tradition.”

Une dimension spirituelle

Le deq a longtemps joui d’une grande popularité auprès des Kurdes, mais aussi des Turkmènes, des Arabes et des Doms (les Roms du Moyen-Orient), qui tous entretenaient des relations de bon voisinage dans l’est de la Turquie.

Les femmes berbères, en Afrique du Nord, pratiquent un type de tatouage très proche. Aujourd’hui, dans des villages kurdes et arabes de la partie orientale de la Turquie, on voit encore des femmes d’un certain âge, et parfois des hommes, arborer des deq.

Quand elle était petite, Fatê Temel côtoyait au village des anciens à la peau recouverte de tatouages. Mais c’est seulement il y a quelques années qu’elle a commencé à s’y intéresser vraiment, raconte-t-elle : “Je me suis mise à passer tout mon temps avec ces femmes tatouées, à chercher ce que signifiaient les symboles, à apprendre comment se faisait le deq.”

Le tout premier qu’elle s’est fait, au menton donc, représente un soleil. Il symbolise “la quête de sagesse”, précise-t-elle. “Je l’ai inscrit sur mon visage pour que chaque fois que je passe devant un miroir, ce chemin de vie se rappelle à moi.”

Le deq est une “forme de spiritualité” et est aux antipodes du tatouage moderne, explique l’anthropologue kurde Ahmet Yavuklu, auteur d’un ouvrage sur le sujet. “Ses motifs s’inspirent souvent de créatures et de formes présentes dans la nature – le soleil, la lune, les étoiles, le blé. Tous sont assortis d’une symbolique forte.”

Si de nos jours on se fait tatouer pour orner son corps, y inscrire une croyance ou le souvenir d’événements ou de personnes, le deq, lui, a vocation de prière – on demande à Dieu prospérité, protection, fécondité et autres faveurs. Certains motifs bien précis ont ainsi pour but de protéger spécifiquement l’enfant à naître. Le deq se veut aussi parfois médicinal, tels ces points tatoués sur les tempes pour soulager les migraines.

“Le tatouage est antérieur à l’écriture, rappelle Ahmet Yavuklu. Il montre à quel point l’identité culturelle est étroitement liée à l’identité individuelle et au rapport que l’individu entretient avec les autres êtres vivants (humains ou animaux) et avec l’environnement.”
Si les femmes ont toujours aussi utilisé le deq à des fins cosmétiques, le tatouage avait bien souvent une dimension spirituelle : “La croyance veut que quand le corps est brodé de tatouages, l’âme l’est aussi”, ajoute-t-il.

Un savoir-faire à transmettre

L’encre utilisée traditionnellement dans le deq diffère d’une communauté à l’autre. Le mélange peut inclure des herbes, de la suie provenant de lampes, et le plus souvent de la vésicule biliaire de mouton, le tout ajouté à du lait maternel.

Ce lait doit de préférence être celui d’une femme allaitant une fille – d’après les croyances, l’encre fabriquée à partir du lait produit pour un garçon donne une couleur moins intense et la plaie cicatrise moins vite.

“Rien que la fabrication de l’encre recèle une mine de connaissances, commente Fatê Temel. Pourquoi les femmes choisissaient-elles telle ou telle herbe ? Et le lait d’une mère allaitant un bébé de sexe féminin ? Je n’ai pas envie de faire du tatouage moderne, je veux faire du deq comme autrefois pour que ce savoir soit préservé dans toute son intégrité.”

Dans les vieilles ruelles de Sur, Fatê file, reconnaissable à son visage tatoué et à sa robe qui vole derrière elle dès qu’un souffle de vent vient apaiser la chaleur sèche qui écrase Diyarbakir.

Elle marche à grandes enjambées sur les pavés, passe devant un restaurant d’où s’échappent les voix de chanteurs kurdes et la douce mélodie du baglama, un luth traditionnel. Non loin se trouve son studio. Il y a encore un peu plus d’un an, le lieu servait de débarras. Mais son propriétaire a permis à la jeune femme de l’aménager pour en faire son studio de tatouage, et les murs sont désormais ornés de photos de femmes et d’hommes kurdes arborant des deq sur le visage, les jambes et les mains.

“Perpétuer la tradition”

La tradition du deq a bien failli se perdre, mais la jeunesse kurde, résolue à défendre son identité, s’est emparée du tatouage traditionnel. Fatê Temel accueille ainsi au moins deux ou trois clients par jour, et le plus souvent ce sont des jeunes Kurdes ; un deq coûte chez elle près de 200 livres turques [environ 10 euros]. Et sans surprise, le motif le plus demandé est le soleil.

PhotoPHOTO JACLYNN ASHLY/AL JAZEERA

Ali Ozmen a 28 ans et il a fait 230 kilomètres depuis la ville de Cizre, dans la province de Sirnak, pour se rendre chez Fatê Temel. S’il a choisi le soleil, dit-il, c’est parce que “c’est le symbole le plus important pour le peuple kurde. En me faisant tatouer ces symboles, j’ai le sentiment de contribuer, dans ma chair, à perpétuer la tradition.”

Rozerin Soysal, 21 ans, vient pour la deuxième fois se faire tatouer chez Fatê Temel – un soleil aussi. Son premier deq, à l’intérieur du poignet, est un symbole de loyauté, utilisé traditionnellement par les femmes craignant que leur mari n’en épouse une autre. Son ex-petit ami l’avait trompée. Rozerin avait le cœur brisé : “J’ai fait ce tatouage dans l’espoir que cela ne m’arriverait plus jamais.”

Fatê Temel, qui étudie et collecte assidûment les motifs du deq d’où qu’ils viennent, rend aussi visite à des anciens, dans les villages de l’Est, pour approfondir ses recherches sur l’histoire de cette pratique artistique [et nourrir son travail].

À Hayirli, village de la province de Mardin, Idi Ayaz, 75 ans, a au milieu du front un soleil tatoué qui a un peu perdu de son noir éclat. Elle prend le visage de Fatê entre ses mains pour l’approcher du sien et examiner son deq. “C’est très beau”, dit-elle en suivant de ses doigts le tracé du soleil tatoué sur le menton de la jeune fille.

Cette septuagénaire s’exprime en kurmandji, la langue des Kurdes du Nord, et ne parle pas du tout le turc. Elle montre à Fatê les deq sur ses mains, dont un reprenant le motif du peigne, symbole de beauté. Sur sa jambe, un rebab, instrument à cordes frottées que les routes commerciales de l’islam ont fait connaître à travers le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie et certains coins d’Europe. “Seules les plus belles femmes pouvaient avoir ce deq”, rappelle fièrement Idi Ayaz. Fatê immortalise chacun de ses tatouages en les photographiant avec son téléphone – elle les recréera plus tard dans son studio.

“Ça n’a pas marché”

À Viransehir, dans la province de Sanliurfa, dans l’immense salon d’une maison, un groupe de femmes arabes se presse autour de l’unique ventilateur dans l’espoir d’échapper un peu à la chaleur écrasante. Toutes ont un petit soleil tatoué sur le front. Quand elles remarquent le deq sur le visage de Fatê, elles s’empressent de remonter les manches de leur robe, les jambes de leur pantalon, d’entrouvrir leur décolleté – elles veulent lui faire voir les nombreux motifs qui ornent leurs corps.

En réponse, la jeune femme les assaille de questions sur l’histoire de leurs tatouages, leur signification. Une femme évoque Fatima, la fille du prophète Mahomet. Dans les villages de l’est de la Turquie, tout comme en Afrique du Nord, cette figure féminine, l’une des plus importantes de l’islam, est honorée de longue date par un tatouage sur le menton.

Saliha Özsavli a 80 ans et pas moins de 10 tatouages sur le corps. Elle a connu le deq grâce aux Doms, ce peuple nomade originaire du sous-continent indien que d’antiques migrations ont conduit à s’établir un peu partout au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, dans l’est de la Turquie, en Hongrie et dans les Balkans.

De la Turquie à la Palestine, bien souvent les femmes âgées arborant ces tatouages traditionnels en attribuent l’origine à des Doms. Si le soleil de Fatê Temel est un symbole de sa soif de connaissance, celui de Saliha Özsavli était une demande de protection, dit-elle – le soleil est réputé protéger du mauvais œil.

La vieille femme a aussi trois points tatoués sur sa main pour que son mari lui reste fidèle. “Ça n’a pas marché, il en a épousé une autre malgré tout”, lâche-t-elle dans un haussement d’épaules, suscitant un grand éclat de rire autour d’elle.

Jaclynn Ashly

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