Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/09/04/dana-el-kurd-les-palestiniens-sont-attaches-a-ce-lieu-particulier-comme-les-ukrainiens-sont-attaches-au-leur/
Dans le même temps, Israël est souvent présenté comme un modèle pour l’Ukraine, tant en termes de sécurité que sur le plan économique. Afin de remettre en question ces visions stéréotypées, nous avons décidé de nous entretenir avec la chercheuse palestinienne Dana El Kurd. Elle est chercheuse en sciences politiques et professeur adjoint à l’université de Richmond. Dana travaille sur les relations entre l’État et la société dans le monde arabe, avec des sujets tels que l’autoritarisme et l’intervention internationale. La Palestine est au centre de ses recherches. Dana est née et a grandi à Jérusalem, avant d’immigrer aux États-Unis.
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Malheureusement, les Ukrainiens ne savent pas grand-chose de la Palestine et ont tendance à percevoir la situation à travers le prisme israélien. Pourriez-vous décrire la situation actuelle des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza ?
Les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, qui ont été directement occupés par Israël après 1967, vivent dans une situation d’occupation qui ne cesse de s’aggraver. Cette occupation dure depuis plus de 50 ans. Mais d’autres parties de la Palestine historique sont sous le contrôle direct d’Israël depuis encore plus longtemps. Dans le cas de la Cisjordanie, nous pouvons parler d’une colonisation accrue, car les colonies s’étendent. La liberté de mouvement et la liberté d’expression sont réduites. En raison de la quantité de terres accaparées, il y a moins d’espace pour les Palestiniens. Et puis, évidemment, les forces d’occupation israéliennes se livrent à une répression militaire très sévère. Tel est le contexte en Cisjordanie.
Dans la bande de Gaza, bien qu’il n’y ait pas de troupes israéliennes sur le terrain, le blocus est total. En vertu du droit international, la bande de Gaza est toujours considérée comme occupée. Elle est soumise à un blocus aérien, maritime et terrestre. Les points de passage de l’eau sont fermés. Les Palestiniens ne peuvent aller qu’à cinq ou sept miles en mer, et même là, les pêcheurs sont souvent attaqués. Et, évidemment, les frappes aériennes ont lieu – la violence et les attaques contre Gaza sont cycliques. Il en va de même pour les territoires occupés.
Jérusalem-Est est également occupée, mais les conditions de vie y sont légèrement différentes. Il y a des tensions à Jérusalem-Est parce qu’il y a beaucoup plus d’interactions entre les colons israéliens et les Palestiniens. En même temps, les habitant·es de Jérusalem-Est qui ont une sorte de résidence dans la ville accordée par le gouvernement israélien – elles et ils ont un peu plus de liberté de mouvement dans les différentes parties de la Palestine historique, par rapport aux habitant·es de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Mais elles et ils sont aussi en quelque sorte prisonnier·es parce qu’iels ne peuvent pas partir sans renoncer à cette résidence. Cette résidence n’est donc pas permanente, et c’est ce qui est arrivé à ma famille.
Les conditions à Jérusalem sont également difficiles d’un point de vue économique, et ce à dessein. Les résident·es palestinien·es sont taxé·es à un taux très élevé et ne reçoivent que très peu de services en retour. Leurs institutions éducatives et culturelles ont été attaquées et nombre d’entre elles ont été fermées. Cette situation a conduit de nombreux Palestiniens à tenter d’améliorer leurs chances en cherchant une éducation et un emploi à l’étranger. C’est ce qui est arrivé à mon père, qui a fait des études supérieures au Japon et a ensuite cherché un poste dans son domaine. Comme il n’avait nulle part où aller dans sa ville natale pour gagner sa vie, il a trouvé un emploi aux États-Unis. Bien que nous ayons utilisé tout notre argent de poche pour essayer de retourner souvent à Jérusalem afin de conserver notre statut de résident, le gouvernement israélien a refusé de renouveler et de retirer nos permis de séjour. Pouvez-vous imaginer cela ? Vous n’avez pas le droit d’habiter la ville où vous êtes né·e, la ville où vos ancêtres sont né·es et ont vécu pendant de nombreuses générations, à la minute où vous vous en éloignez pour améliorer votre vie. L’État israélien prendra n’importe quel prétexte pour vider Jérusalem de ses habitant·es palestinien·es.
Dans votre livre, vous critiquez vivement les accords d’Oslo et le rôle de l’Autorité palestinienne, que vous accusez d’autoritarisme, de polarisation et de démobilisation des Palestiniens. Pouvez-vous nous expliquer brièvement votre point de vue ?
Ce que je voulais essentiellement examiner, c’est le rôle de la communauté internationale et des États-Unis en particulier, qui a été le principal moteur des conditions qui se sont développées après les accords d’Oslo. J’entends par là les conditions de polarisation que nous observons dans la société palestinienne et la démobilisation des Palestiniens en termes de mouvements de masse à grande échelle, contrairement aux mouvements de protestation de masse que nous avions l’habitude d’avoir en Palestine dans le passé. La raison pour laquelle je relie ces deux éléments – l’intervention internationale et l’influence américaine en particulier, et ce type de résultats tels que la polarisation et la démobilisation – est que les accords d’Oslo ont créé une situation dans laquelle certaines élites politiques et certains dirigeants ont été renforcés et isolés de leurs électeurs. Les dirigeants palestiniens, en particulier après la mise à l’écart du premier président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat, ne se soucient pas de rendre des comptes aux Palestiniens. Ils comprennent essentiellement que s’ils jouent le jeu voulu par les Américains, ils pourront conserver leur position et continuer à jouer un rôle de premier plan dans cet étrange processus de paix qui n’aboutit jamais et qui n’a abouti à aucun changement positif tangible pour les Palestiniens.
Pour résumer, je soutiens dans mon livre que ce type d’intervention internationale dans la gouvernance conduit à un leadership politique complètement isolé et de plus en plus autoritaire dans les territoires palestiniens. Cette situation polarise les Palestiniens car, surtout au lendemain des élections, les Américains ont encouragé certains partis politiques à renverser les élections et à ne pas soutenir la responsabilité démocratique.
Tout cela a conduit à une situation où les Palestiniens ont davantage de luttes intestines et ne travaillent pas ensemble. En raison de cette division politique, qui s’ajoute à la division géographique à laquelle les Palestiniens sont confrontés, elles et ils ne peuvent pas non plus se coordonner pour s’engager dans les mouvements de protestation qui ont permis, par le passé, de contester l’autorité israélienne.
Le Fatah, qui a réussi à coopter une grande partie de la gauche palestinienne, est corrompu et autoritaire, mais l’alternative, le Hamas, est islamiste. Comment sortir de cette situation ?
C’est une question difficile. Nous ne pouvons pas vraiment décrire le Fatah comme étant de gauche au sens où vous et vos lecteurs et lectrices entendez ce terme, mais il s’agit d’un mouvement nationaliste laïc. Il était le parti dominant au sein de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui est une organisation faîtière regroupant historiquement un grand nombre de partis politiques palestiniens. Mais le Fatah était incontestablement le parti dominant. Et c’est lui qui, historiquement, a bénéficié du plus grand soutien social et de la plus grande légitimité.
Le Fatah était le parti dominant de l’OLP. Puis le président de l’OLP, issu de ce parti, Yasser Arafat, a signé les accords d’Oslo. L’OLP a alors cessé de fonctionner. Le Fatah a consacré tous ses efforts au processus de paix, à la création d’une Autorité palestinienne et à ce type de situation de quasi-gouvernance. L’OLP, qui avait obtenu des avancées historiques pour les Palestiniens, s’est en quelque sorte étiolée.
Le Fatah, qui dominait et domine toujours l’Autorité palestinienne, est très corrompu et autoritaire. Enfin, la gauche palestinienne « traditionnelle » – comme les communistes palestiniens et le Front populaire de libération de la Palestine – n’a qu’un impact limité. Leurs positions récentes ont été plutôt campistes et tankistes. Elles ne bénéficient pas non plus d’un grand soutien social ni d’une grande légitimité.
Les alternatives, en dehors de l’OLP, sont le Hamas et le Jihad islamique. Ce sont des islamistes, et ils sont également très autoritaires – à la fois en termes d’idéologie et de gouvernance dans la bande de Gaza.
Alors, est-ce que je vois un moyen de sortir de cette situation ? Je pense que la plupart des Palestiniens en ont assez des deux camps principaux, iels en ont assez des deux pôles. Et il est clair que cela n’a conduit qu’à la division, jusqu’à ce que nous puissions soit réorganiser l’OLP, soit contourner l’OLP et créer d’autres alternatives – d’autres partis politiques et d’autres alternatives autour des structures traditionnelles. Je ne vois pas d’autre solution que ces deux options. Les Palestiniens sont plutôt coincés. Il ne s’agit pas d’enlever aux Palestiniens leur capacité d’action, mais c’était aussi en grande partie à dessein. L’impact de l’intervention internationale dans ce cas a créé le niveau de polarisation auquel nous assistons.
La situation en Palestine s’est aggravée, les répressions sont devenues plus brutales et l’opposition grandit du côté palestinien. Pourriez-vous nous en dire plus sur les raisons et les conséquences de cette situation ?
Je pense qu’il y a deux raisons qui expliquent l’augmentation de la répression israélienne et l’effet de ressac que nous observons en termes de radicalisation.
L’une des raisons remonte aux accords d’Oslo. Et il ne s’agit pas d’un complot de ma part : l’homme qui a signé les accords d’Oslo du côté israélien, le premier ministre de l’époque, Yitzhak Rabin, s’est présenté devant la Knesset et a dit quelque chose comme : « Nous allons leur donner moins qu’un État ». Les accords d’Oslo n’avaient pas l’intention de déboucher sur une solution à deux États. Et ce statu quo stagnant s’est poursuivi, avec certains changements du côté israélien. La première raison pour laquelle cela se produit est donc que les accords d’Oslo existent depuis 1994 et que rien n’a changé. Les choses n’ont fait qu’empirer. Les Palestiniens ne sont pas près d’avoir une quelconque autodétermination ou souveraineté. Et nous avons des générations de Palestiniens qui n’ont connu que ce genre de stagnation. Cela crée une situation où les gens ont beaucoup de griefs. Les accords d’Oslo ont également créé une situation dans laquelle l’Autorité palestinienne est à l’abri de toute responsabilité démocratique, de tout changement. Les Palestiniens, en particulier les jeunes, se disent donc : « Nous n’avons même pas la possibilité d’essayer de changer les choses par le biais de notre propre politique ». C’est l’une des raisons pour lesquelles les Palestiniens sont plus frustrés.
La deuxième raison est l’évolution du côté israélien. La politique israélienne est devenue beaucoup plus à droite. Les Palestiniens me reprochent toujours cela parce qu’iels affirment qu’il n’y a pas de différence entre les Israéliens, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Des années de gouvernement Netanyahou, sa corruption et le fait qu’il ait donné du pouvoir à des extrémistes très extérieurs ont également créé une situation dans laquelle nous avons des personnes au sein du gouvernement israélien qui sont idéologiquement déterminées à intensifier l’oppression, à terminer le travail. Ils discutent de nettoyage ethnique et de choses de ce genre. Et à la suite des accords d’Oslo – que les États-Unis ont soutenus de tout leur poids – nous nous trouvons également dans une situation où ils jouissent d’une impunité totale. Personne ne leur demande de rendre des comptes, et certainement pas les États-Unis. Parfois, l’administration Biden nous dit : « Oh, vous savez, nous sommes inquiets ». Mais sinon, rien n’arrive au gouvernement israélien.
Ces deux raisons ont conduit à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Du côté palestinien, nous avons une situation politique corrompue et stagnante et nous avons des jeunes qui ont peut-être observé leurs aînés, essayant de s’engager à nouveau dans une protestation non violente – et cela n’a mené à rien. C’est pourquoi de nombreuses personnes ont rejoint les nouveaux groupes armés qui ont vu le jour. Ils disent en fait : « Nous n’avons pas vraiment de finalité. Nous n’avons pas d’objectif à long terme ». Mais ils sont toujours prêts à donner leur vie et à continuer à résister de manière armée. Bien qu’ils soient complètement dépassés en nombre et en armement, ils savent que leur mort est imminente. Ils savent que leur mort est imminente. Mais ils préfèrent faire cela plutôt que d’essayer de s’engager dans tout autre processus politique, parce que tout le reste leur est fermé.
Nous constatons une intensification de la répression israélienne, ainsi que la montée en puissance de ces nouveaux groupes armés dans des endroits comme Naplouse et Jénine, et de quelques imitateurs dans d’autres endroits, qui sont nouveaux et ne sont affiliés à aucun parti politique ou mouvement politique existant en Palestine. Leurs membres sont issus de différents courants idéologiques. Ils rejoignent ces nouveaux groupes armés qui leur offrent un moyen de résister, même s’ils ne peuvent pas vraiment obtenir grand-chose, étant donné l’étendue de l’oppression et de la surveillance israéliennes et d’autres choses de ce genre.
À quoi cela peut-il mener ? Je pense que cela va conduire à une escalade de la violence. Et je ne serais pas surpris que le gouvernement actuel d’Israël tente de s’engager dans une sorte de violence de masse ou de nettoyage ethnique. Je pense que cela n’est pas hors de portée.
Vous avez parlé de la nouvelle génération de militants. Êtes-vous optimiste à leur sujet ?
Il y a certaines choses qui me rendent optimiste. Je suis optimiste quant au fait que les militant·es engagé·es dans la défense des droits sont plus cohérents lorsqu’il s’agit de nommer ce qui se passe et qu’iels n’hésitent pas à s’attaquer à la structure d’Israël plutôt qu’à ses seules politiques. C’est une bonne chose.
Je suis également très optimiste quant à ce type d’engagement renouvelé en faveur de l’identité palestinienne. Dans une société comme la Palestine, où la diaspora est très importante et présente dans le monde entier, il est très facile de perdre son engagement. Mais nous avons ces organisations, en particulier dans le contexte occidental, qui ont régénéré cet engagement en faveur d’une identité nationale et d’un mouvement national. C’est très prometteur.
Ce qui me préoccupe beaucoup, c’est que je ne pense pas que les militant·es palestinien·nes tirent pleinement les leçons du passé en ce qui concerne les luttes intestines, la manière de se coordonner efficacement, ce genre de choses. Je pense aussi qu’iels sont bloqué·es dans leur façon de voir le rôle de la Palestine dans le monde, ou dans la façon dont iels se connectent aux autres dans ce type de solidarité. Je vois que la Palestine est discutée dans une sorte d’ « anti-impérialisme des idiots » par beaucoup des personnes les plus actives. Je pense qu’il s’agit là d’un problème majeur dans notre compréhension de ce conflit. Il ne s’agit pas seulement d’un conflit anticolonial, mais aussi d’un conflit anti-autoritaire. La façon dont les gens pensent à la Palestine au sein des espaces d’activisme palestinien est très démodée et stagnante, comme si la guerre froide n’avait jamais pris fin. C’est ce qui me préoccupe, en plus des querelles intestines.
Dans un chapitre de votre livre, publié il y a environ cinq ans, vous avez affirmé que les protestations en Palestine émanaient principalement de la classe ouvrière, tandis que la classe moyenne était passive ou essayait d’obtenir quelque chose dans le cadre institutionnel. Les choses ont-elles changé depuis ? Et la classe joue-t-elle vraiment un rôle ici ou est-il plus important de savoir si les gens vivent sous occupation directe ou sous le régime de l’Autorité palestinienne ?
Je pense que certaines choses ont changé. Ma première réponse serait : je pense que la classe sociale est toujours très importante. La classe est en quelque sorte un facteur négligé lorsque nous discutons des personnes qui s’impliquent, en particulier dans les stratégies armées. Il y a très clairement une dimension de classe. Nous ne voyons pas beaucoup de personnes de la classe moyenne ou de la classe moyenne supérieure s’engager dans des stratégies armées. La résistance armée vient du camp de réfugié·es de Jénine. Elle vient de la vieille ville de Naplouse, un quartier très défavorisé. Ce sont ces communautés qui alimentent la résistance armée. L’appartenance à une classe sociale reste un facteur déterminant.
Mais j’ai écrit cet article avant que l’Autorité palestinienne ne perde toute sa légitimité au cours des deux dernières années. À l’époque où j’écrivais et d’après les données que je recueillais, les personnes qui manifestaient se trouvaient principalement dans ces villages ruraux, surtout des agriculteurs et des ouvriers. Aujourd’hui, compte tenu de la gravité de la situation pour de nombreuses catégories de personnes, je pense que la classe moyenne est davantage impliquée dans les manifestations. Et puis, en particulier à Jérusalem et dans les communautés palestiniennes d’Israël, les personnes qui dirigent les activités et les organisations de protestation sont assurément issues de la classe moyenne. Mais oui, pour celles et ceux qui vivent sous occupation directe ou à ce genre de points de friction, la dimension de classe peut être moins pertinente.
Pendant longtemps, les personnes qui vivent sous le contrôle plus direct de l’Autorité palestinienne ont bénéficié de ce facteur qui les a démobilisées dans une plus large mesure en raison de l’implication des autorités palestiniennes dans la société civile. Mais ces personnes sont toujours sous occupation et vivent au rythme des raids israéliens. Ces dernières années, en particulier avec ce que nous appelons l’Intifada de l’Unité en 2021, nous constatons une plus grande participation de toutes les classes. Et c’est une bonne chose. Mais l’engagement armé a toujours une dimension de classe très claire.
Edward Said, l’un des plus grands chrétiens palestiniens, a été un important promoteur de la cause palestinienne en Occident. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les chrétiens palestiniens participent-ils à la lutte contre l’apartheid ?
Les recherches montrent que les chrétiens palestiniens ont été plus fortement vidés de la Palestine historique. Leur nombre a diminué davantage que celui de la population musulmane pour diverses raisons. Iels étaient notamment plus aisés dans certains endroits et avaient donc les moyens d’immigrer. Iels avaient également des liens avec les communautés palestiniennes de la diaspora, plus que les autres Palestiniens. Iels sont donc plus nombreux dans la diaspora que sur le terrain. Dans les deux cas, dans la diaspora et dans la Palestine historique, les chrétiens constituent une partie importante du mouvement national. Iels subissent l’impact de l’État israélien et en sont les victimes de la même manière. L’occupation israélienne ne fait pas de distinction entre une église ou une mosquée, ni de restrictions entre Bethléem et Ramallah. Et surtout dans la diaspora, on voit beaucoup de personnes d’origine chrétienne palestinienne qui sont actives.
D’un point de vue historique, de nombreuses personnes qui ont formulé le nationalisme arabe (et le nationalisme palestinien en particulier en tant que forme de nationalisme arabe) sont chrétiennes. Par exemple, Azmi Bishara, qui siégeait à la Knesset israélienne avant d’être exilé, est un Palestinien chrétien. De nombreuses personnes impliquées dans le parti politique qu’il a créé et qui existe encore aujourd’hui sont de confession chrétienne. Si vous m’aviez posé la question il y a 10 ou 15 ans, je vous aurais répondu que je n’avais jamais vu personne dans la société palestinienne faire une distinction en termes de rôle. L’oppression est tout simplement trop forte pour que l’on puisse s’asseoir et faire cette distinction. Malheureusement, une étude récente a montré que les communautés chrétiennes de Palestine se sentent encore plus opprimées qu’auparavant, non seulement par les extrémistes juifs, mais aussi par l’extrémisme religieux croissant des musulmans palestiniens. C’est une situation vraiment triste, étant donné le rôle intégral des chrétiens palestiniens dans le mouvement national.
Israël utilise abondamment son image de seule démocratie du Moyen-Orient et sa tolérance à l’égard de la communauté LGBTIQ+. À quoi les Palestiniens peuvent-ils s’opposer ? Quelle est la situation en Palestine en ce qui concerne les droits des personnes LGBTIQ+, le féminisme, etc.
Je ne comprends pas que les gens se laissent convaincre par ce genre d’arguments de propagande. Parce que les démocraties commettent aussi des crimes et s’engagent dans des pratiques autoritaires. Les démocraties peuvent être des États colonisateurs. Je pense qu’Israël est une démocratie très imparfaite, même pour ses propres citoyen·nes. Une grande partie de sa population est constituée de citoyen·nes de seconde zone et connaît toutes sortes de problèmes internes, même au sein de la société israélienne. Mais même si vous deviez les croire sur parole, qu’iels sont une démocratie, les démocraties commettent des crimes. Par exemple, les États-Unis ont envahi l’Irak. Le mot démocratie n’a pas toujours une connotation positive.
Israël utilise depuis longtemps l’acceptation des LGBTIQ+ et une plus grande liberté d’expression pour les Israéliens comme argument pour dire : « Nous sommes plus aligné·es sur l’Occident et ces Palestiniens sont barbares ». C’est ce qu’on appelle le pinkwashing. Cela dit, le gouvernement actuel est résolument anti-homosexuel. Cela n’est donc plus vrai.
Ce que les Palestiniens peuvent faire pour s’opposer à cela, c’est s’éloigner d’une discussion ou d’un argument sur les notions libérales de droits et discuter de la structure de l’État. L’État est un État colonisateur. Je me moque du nombre de droits qu’il accorde à l’intérieur de ses frontières. Il est engagé dans la colonisation et l’occupation. C’est donc un point qui n’a rien à voir avec la question.
Quelles sont les attitudes à l’égard des personnes LGBTIQ+, du féminisme et d’autres choses de ce genre en Palestine ?
De nouveaux mouvements sont apparus ces deux dernières années. Il y a un mouvement féministe appelé Tal’at et d’autres mouvements féministes engagés dans des manifestations et d’autres activités. Et nous avons une organisation palestinienne LGBTIQ+ qui est très active, même si elle est petite. Mais je dirais que pour les Palestiniens, il s’agit d’un point de discorde interne. Une grande partie de la société y voit une sorte de distraction, une sorte de division imposée par l’Occident. Ces identités font l’objet d’une discrimination, ce qui est évidemment un problème. Là où cela devient vraiment, vraiment un problème, c’est, par exemple, dans une affaire qui a émergé dans la communauté palestinienne l’année dernière entre des activistes palestinien·es. Un organe de presse palestinien de premier plan, appelé Metras, a publié une lettre vraiment terrible disant que nous ne devrions même pas discuter des questions LGBTIQ+ et qu’il s’agissait de distractions. Il y a eu une réaction en retour et d’autres activistes palestinien·es ont dit : « Non, iels font partie de la société, et isoler les personnes homosexuelles n’est pas une voie vers la libération ». Il y a beaucoup de tensions autour de cette question, et je ne prétends en aucun cas que la société palestinienne dans son ensemble est très favorable aux LGBTIQ+ ou au féminisme. Il s’agit d’une bataille que les Palestiniens mènent également en interne.
Ma prochaine question portera sur l’activisme pro-palestinien dans les pays arabes. Tout à l’heure, vous avez évalué positivement le rôle de l’activisme pro-palestinien dans les pays arabes, le qualifiant d’école d’activisme pour les activistes démocratiques. Mais d’un autre côté, vu de l’extérieur, ce militantisme peut ressembler à du conformisme – se concentrer sur un sujet sûr et éviter de critiquer directement l’autoritarisme dans son pays. Et jusqu’à récemment, les régimes arabes avaient instrumentalisé la cause palestinienne pour la consolidation nationaliste de leurs sociétés. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Aujourd’hui, l’activisme pro-palestinien est beaucoup plus ciblé et n’est plus un sujet sûr. Mais oui, dans le passé, c’était l’un de ces sujets sûrs que les États pensaient pouvoir instrumentaliser et autoriser. Nous avons un concept, un mot en arabe, tanfees, qui signifie littéralement « évacuer l’air chaud ». C’est un concept que nous utilisons pour décrire comment les gouvernements autoritaires de notre région peuvent parfois autoriser les gens à manifester en faveur de la Palestine, dans ce cas, pour se défouler, afin que les gens ne les menacent pas directement, eux ou leur pouvoir. Mon argument dans cet article était de montrer que les régimes pensaient qu’il s’agissait d’un sujet sans danger, mais que ce type d’engagement enseignait aux militant·es les rouages de l’activisme, les amenait à réfléchir à la politique et à comprendre l’organisation, puis à faire le lien entre leurs griefs à l’égard de la Palestine et eux-mêmes. Pourquoi vivent-iels dans un pays qui ne reflète pas leurs idées sur la Palestine ? Pourquoi leur politique étrangère n’est-elle pas si favorable à la Palestine ? Toutes ces questions.
Tout mon argument dans ce document était de dire que les régimes pensaient que le militantisme pro-palestinien était sûr, mais en réalité, ce n’était pas l’option la plus sûre pour les régimes. Beaucoup de ceux qui ont fini par s’engager dans le soulèvement égyptien qui a fait tomber le président lors du printemps arabe, ont commencé par militer en faveur de la Palestine et se sont radicalisés par ce biais. Nous voyons ce type de schéma se répéter dans d’autres endroits également. Aujourd’hui, je dirais que la radicalisation est encore plus forte, parce que ce n’est plus un sujet sûr. Dans de nombreux pays, on ne peut pas s’engager en faveur de la Palestine, alors qu’on pouvait le faire dans le passé. Les régimes l’ont bien compris : « Nous ne pouvons pas leur permettre de se défouler ». Les gens utilisent cela pour projeter plus largement leurs griefs.
Qu’est-ce qui a changé avec la Coupe du monde au Qatar et le soutien apporté à la Palestine par les supporters et les joueurs de football arabes ? Que pensez-vous des critiques d’hypocrisie, en particulier à l’encontre des joueurs de football marocains, compte tenu de l’occupation du Sahara occidental ?
Le dernier sondage publié par le Palestinian Center for Policy and Survey Research en décembre 2022 a révélé un changement important au sein de la société palestinienne. Il s’agit d’un sondage réalisé en Palestine qui montre que les Palestiniens font davantage confiance au monde arabe aujourd’hui. Pendant la Coupe du monde, toutes les manifestations du sentiment pro-palestinien ont permis aux Palestiniens de rajeunir leur confiance dans le reste du monde arabe et dans le reste de la région après des années de déception. C’était un résultat direct de la Coupe du monde et de toutes ces manifestations.
Je pense que la raison pour laquelle nous avons vu une grande partie de ce qui s’est passé lors de la Coupe du monde est qu’elle intervient après des efforts soutenus de la part des Américains pour pousser à la normalisation entre les gouvernements arabes et Israël, et la volonté de certains gouvernements arabes de s’engager dans cette normalisation, même s’il ne s’agit pas d’une position très populaire. Je pense que dans le dernier sondage de l’indice d’opinion arabe, 88% des personnes interrogées dans la région ont refusé ce type de normalisation de l’État d’Israël. Je pense donc que ce que vous avez vu lors de la Coupe du monde était la réaction du public arabe à ces deux dernières années où on lui a fait avaler la normalisation, où on lui a dit que si vous ne soutenez pas Israël, vous êtes intolérant et vous êtes contre la paix. Mais il ne s’agit pas d’une paix, mais d’une politique d’oppression qui n’a de « paix » que le nom.
Ce n’est pas une analogie à 100%, mais c’est comme les gens qui disent que les Ukrainiens devraient négocier. Négocier à propos de quoi ? Les Russes doivent quitter les terres qu’ils ont occupées. C’est là que la négociation commence. Il ne s’agit pas de dire « nous allons céder une partie de ces terres » et d’appeler cela la paix. Je pense que c’est ainsi que les gens voient la normalisation avec Israël, quand Israël fonctionne comme il le fait : c’est une paix oppressive, c’est quelque chose dont ils ne veulent pas. Le Qatar, qui a accueilli la Coupe du monde, est un État qui n’a pas encore pleinement pris le train de la normalisation. Il l’a fait par petites touches, c’est certain. Et pour être clair, il a utilisé la normalisation pour faire avancer son propre agenda, et a parfois instrumentalisé l’activisme pro-palestinien. Néanmoins, il y a plus d’espace au Qatar pour ce type d’activité. Les événements de la Coupe du monde ont permis aux Arabes de toute la région de constater qu’ils n’étaient pas les seuls à se préoccuper de la Palestine, que beaucoup de gens s’en préoccupaient. Les Palestiniens ont également pu constater que les Arabes ne nous avaient pas vraiment oubliés et que les gens s’intéressaient à eux. « Des gens s’intéressent à nous ». C’est un résultat très direct de la Coupe du monde.
En termes d’hypocrisie, je pense que le monde arabe trouve qu’il est facile d’être pro-palestinien au niveau sociétal, mais il ne se demande pas pourquoi il n’est pas facile d’être pro-révolution syrienne ou de s’opposer à l’occupation du Sahara occidental. C’est là que ce genre de sentiment ne suffit pas. Nous devons relier la question palestinienne à une lutte plus large contre l’autoritarisme, qui inclut également des choses comme l’occupation du Sahara occidental. Ceci étant dit, je ne pense pas que ce soit la faute des joueurs de football marocains (qui ont brandi des drapeaux de la Palestine et ont été critiqués pour leur silence sur le Sahara occidental). Ils ne font pas de politique – c’est un État autoritaire. Je me suis donc sentie mal à l’aise pour l’équipe marocaine parce que les gens leur donnaient une responsabilité qui n’avait pas grand-chose à voir avec eux. Ils ne peuvent pas arborer librement le drapeau du Sahara occidental. Ils auraient des ennuis. Mais il va sans dire que cela témoigne d’une tendance plus large dans la politique arabe qui est très campiste. C’est pourquoi certains trouvent facile d’exprimer un sentiment pro-palestinien, mais la Syrie est trop compliquée, le Sahara occidental est trop compliqué, etc.
Comment évaluez-vous les perspectives du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions, qui tente d’affaiblir la position d’Israël par des pressions économiques ?
Aux Etats-Unis, il y a beaucoup de lois anti-BDS et beaucoup de tentatives pour criminaliser le mouvement « Boycott, désinvestissement et sanctions ». Le BDS ne doit pas être considéré comme une fin. C’est là que les personnes se bloquent, elles pensent que le BDS est l’objectif final. Mais le BDS n’est qu’un outil parmi d’autres. Il a peut-être permis de sensibiliser l’opinion publique, mais moins de changer la politique des États ou d’obtenir un grand nombre de boycotts. De plus, les activistes du BDS ont été lourdement criminalisés et sont donc soumis à des pressions.
Nous devons voir plus loin que le BDS si nous voulons contester l’occupation israélienne, l’État israélien et la poursuite de sa trajectoire. Certain·es veulent faire du BDS leur stratégie, mais ce n’est pas la seule stratégie et nous ne devrions pas nous concentrer uniquement sur elle. Le BDS lui-même est assez limité. Les demandes du BDS s’inscrivent également dans le cadre des droits de l’homme libéraux. Elles ne s’attaquent pas directement aux fondements structurels de l’État israélien. Il faut garder cela à l’esprit lorsqu’on évalue s’il faut s’engager dans une certaine stratégie, en réfléchissant aux avantages et aux inconvénients. C’est le même argument que j’entends parfois de la part de personnes qui pensent que les Palestiniens ne devraient pas s’engager dans une quelconque politique électorale : « Qui se soucie de voter au Congrès » ou autre chose ? Mais il s’agit d’outils différents et nous ne devrions pas considérer qu’une stratégie est la panacée.
Parlons un peu de la guerre russo-ukrainienne. Cette guerre a-t-elle modifié la perception de la Russie en Palestine ? Les attitudes à l’égard de la participation russe à la guerre en Syrie ont-elles changé ?
Un sondage réalisé en 2014 par le Palestinian Center for Policy and Survey Research a révélé que les Palestiniens soutenaient largement la révolution syrienne à l’époque. Je pense qu’un grand nombre de personnes dans la société palestinienne ont trouvé que ce qui se passait en Syrie était très déchirant. Elles sympathisaient avec ce type d’intervention et s’y opposaient. Cela dit, lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un sondage réalisé en juin 2022 a révélé que 42% des Palestiniens attribuaient la responsabilité de la guerre à la Russie et 35% à l’Ukraine.
Pour moi, il s’agit d’un clivage très étrange – je ne comprends pas comment on peut blâmer la partie qui est occupée. Mais c’est parce que les Palestiniens ne sont pas une île – iels consomment une grande partie de la désinformation sur l’OTAN, sur la Russie forcée à entrer en guerre, que tous les autres consomment. C’est également le cas aux États-Unis. Cela explique pourquoi les personnes sont confuses ou peut-être pourquoi il y a une certaine ambivalence. Je pense qu’au début de la guerre, de nombreux Palestiniens ont réagi à ce qu’iels considéraient comme de l’hypocrisie de la part des Européens. Les responsables européens disaient que l’Ukraine avait le droit de résister, mais ne disaient pas la même chose des Palestiniens. Je pense que certaines personnes ne se sentent pas nécessairement concernées ou ne pensent pas qu’elles devraient soutenir l’Ukraine parce que « Oh, c’est juste une situation hypocrite. Regardez comment ils traitent les réfugiés ukrainiens et comment ils traitent les réfugiés syriens ». Malheureusement, ce processus de pensée existe.
Et puis, de la part des gauchistes, malheureusement, cela a été un désastre complet. En particulier les gauchistes du monde occidental, comme la diaspora palestinienne qui est impliquée dans la gauche occidentale. Je n’arrive même pas à trouver les mots pour le dire, cela m’enrage parce qu’ils croient à la désinformation russe et pensent que l’Ukraine n’est qu’un front de bataille pour l’impérialisme américain, et d’autres opinions débiles de ce genre. Malheureusement, cela existe au sein de la gauche palestinienne en particulier et, d’une manière générale, au sein de la gauche dans le monde. Je pense que les personnnes, pas les gauchistes mais les gens en général, réagissent peut-être à ces différents récits et sont confus.
Enfin, j’aimerais revenir à votre toute première question, à savoir qu’en Ukraine, les personnes ont tendance à percevoir les choses à travers le prisme israélien. Il existe des liens historiques entre l’Ukraine et les communautés juives. De nombreux Israéliens sont les descendant·es de survivant·es de l’Holocauste, souvent originaires d’Ukraine. Il est évident que cela crée une sorte d’attachement émotionnel. Mais je pense aussi que les personnes ne comprennent pas que le projet israélien, le projet national israélien, n’est pas seulement un projet d’autodétermination et de refuge pour le peuple juif, mais aussi un projet de colonisation et d’effacement pour les Palestiniens. En regardant la région, elles pensent : « Il y a tellement d’Arabes ! Et il n’y a que ce petit morceau pour Israël, alors pourquoi les Arabes s’insurgent-ils autant ? Mais il est important que le lectorat ukrainien comprenne que les Palestiniens sont effectivement arabes de par leur ethnie, mais qu’ils constituent une nationalité à part entière. La solution ne peut pas consister à envoyer les Arabes palestiniens ailleurs dans cette vaste région. Ils sont attachés à ce lieu particulier, comme les Ukrainiens sont attachés au leur.
Je sais que c’est très difficile, même avant que l’Ukraine ne soit envahie. Je suis sûr que les personnes ont leurs propres problèmes et que la Palestine est si loin. Mais j’espère vraiment qu’en nous parlant et en partageant nos expériences, nous pourrons réfléchir à la manière dont nous sommes liés et essayer de construire ce genre de solidarités entre les sociétés – parce que nous avons des ennemis communs. Les forces autoritaires qui veulent étouffer la démocratie, mettre fin aux peuples libres, reconstruire les sociétés et effacer l’indigénéité et la diversité sont toutes alignées. Ceux d’entre nous qui résistent à ces forces devraient donc être alignés eux aussi.
Entretien mené par Olenka Gu et Taras Bilous
https://commons.com.ua/en/intervyu-z-danoyu-el-kurd/
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