Édition du 3 décembre 2024

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États-Unis

De Trump à Biden : peu de changement dans la politique étrangère

Une citation de Milan Kundera est fréquemment utilisée dans les débats politiques : « La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli ». Cette citation s’applique parfaitement aux Démocrates américains. Le janvier 2022 pour commémorer l’émeute insurrectionnelle qui s’était déroulée un an auparavant, ils ont invité Dick Cheney au Congrès et ont défilé pour lui serrer la main et le congratuler car il avait, ainsi que sa fille, Liz, eu des mots durs contre Trump et les émeutiers de 2021.

Tiré de La chronique de Recherches internationales
(Janvier 2022)
Pierre Guerlain
Professeur de civilisation américaine, université Paris Nanterre

Il ne fait aucun doute que Trump était et est toujours un danger pour la démocratie mais quelle dose d’amnésie faut-il pour oublier qui était Cheney ? En fait un danger encore plus grand que Trump.

Cheney et George W Bush ont autorisé la torture, ils ont violé le droit pour créer Guantánamo1, causé des milliers de morts par les guerres qu’ils ont lancées, violé la Constitution américaine, institué la surveillance généralisée et soudain, par la magie d’une opposition à Trump, les voilà tous les deux fêtés, honorés et titulaires d’un brevet de démocrates modèles2. Les Démocrates ont réhabilité celui que beaucoup, à gauche, considèrent comme un criminel de guerre.

Cette réhabilitation aide à comprendre pourquoi la politique étrangère de Biden, hormis le retour dans l’accord de Paris sur le climat, se distingue à peine de celle de Trump : les élus démocrates font partie du même monde oligarchique que les Républicains et choisissent des politiques semblables qui plaisent à leurs donateurs et au complexe militaro-industriel.

L’administration Biden n’a pas changé la politique migratoire de Trump et les enfants en cage qui faisaient pleurer la star de la chaîne de télévision MSNBC, Rachel Maddow, sont toujours en cage à la frontière mexicaine mais ne font plus la une des journaux. L’administration Biden poursuit Julian Assange, journaliste qui a révélé les crimes de l’armée américaine comme Pompeo et Trump le faisaient. Sur Cuba, Biden est plus dans la ligne de Trump que d’Obama dont il était le vice-président. Biden semblait avoir pris une ligne plus dure vis à vis de l’Arabie saoudite mais les ventes d’armes n’ont pas cessé et la guerre au Yémen avec ses massacres et la famine qui sévit n’a pas évolué.

L’administration Biden recourt à des sanctions contre les pays adversaires comme l’Iran, le Venezuela ou l’Afghanistan où plus de la moitié de la population souffre de la faim ou d’insécurité alimentaire. Ces sanctions qui affament les populations épargnent les dirigeants et ne conduisent pas à des démocratisations. Elles sont l’équivalent des sièges du Moyen-âge. La continuité entre Trump et Biden est parfaite sur ce plan.

Biden avait parlé de rejoindre le traité sur le nucléaire iranien (JCPOA) mais, sous la pression d’Israël, il ne l’a pas encore fait et il bloque non seulement les aides humanitaires mais aussi l’arrivée de médicaments dans ce pays qui est certes dirigé par des leaders liberticides mais dont la population attendait les bienfaits économiques de l’accord de 2015. Alors que la propagande américaine ne cesse d’évoquer les violations des droits humains chez ses adversaires (mais pas chez ses alliés) la contradiction entre sanctions mortifères et droits humains n’est relevée que dans quelques médias marginaux de gauche. Les sanctions américaines risquent de tuer plus de personnes que la guerre en Afghanistan et notamment de femmes que l’intervention néocoloniale était pourtant censée protéger.

La grande affaire des administrations Trump comme Biden est de suivre les recommandations du document de National Security Strategy de 2018. La Chine et la Russie sont désignées comme adversaires de même niveau (peer competitors) et sont donc la cible des attaques rhétoriques les plus fortes. Ces attaques passent par des sanctions et des dénonciations des violations des droits humains. S’il est clair que la Chine et la Russie sont très loin de respecter ces droits, que dire d’un pays qui en moyenne lâche 46 bombes par jour, qui emprisonne 2,3 millions de personnes avec une surreprésentation des gens pauvres, notamment des minorités, qui n’a pas fermé la prison de Guantánamo et qui est responsable, avec ses alliés européens, de la mort de 900 000 personnes depuis 2001 ?3

La lutte contre la Chine est au centre des politiques de l’administration Biden, il s’agit d’empêcher ce pays de ravir la position hégémonique occupée actuellement par les États-Unis. Cette lutte qui s’énonce sur le plan des droits humains et de la défense de Taiwan est particulièrement difficile à mener pour les États-Unis car les importations en provenance de l’Empire du milieu n’ont pas baissé, la Chine continue à acheter des bons du trésor américain et donc aide à combler les déficits creusés par les guerres.

Sur la Russie peu de changement non plus car, contrairement à ce que disaient les médias sur une soi-disant connivence entre Trump et Poutine, l’administration Trump avait pris des sanctions contre la Russie, bombardé des mercenaires russes en Syrie et cherché à renverser le gouvernement du Venezuela, allié de la Russie. L’Ukraine est l’un des lieux d’affrontement entre les États-Unis et la Russie, et ce pays bénéficie d’aides financières et d’armes en provenance des États-Unis. Une désescalade n’est pas impossible maintenant que la théorie du complot du Russiagate s’est éteinte dans le grand silence médiatique.

L’affaire des sous-marins que la France devait vendre à l’Australie mais que l’alliance entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie a fait dérailler montre que les États-Unis ne sont pas plus tendres avec leurs alliés que du temps de Trump ou des présidents précédents. Les Européens sont traités en vassaux qui doivent s’aligner, ce qui est une réalité structurelle que Biden, en dehors de belles paroles, n’a pas fait évoluer.

Pas de changement non plus dans la relation avec Israël qui reçoit les aides importantes habituelles et des aides supplémentaires. En septembre 2021, le Congrès a voté (420 pour, 9 contre) l’octroi d’une subvention d’un milliard de dollars à Israël pour renforcer le « dôme de fer » protégeant ce pays contre des missiles. Le soutien à Israël est une donnée fondamentale de la politique étrangère américaine quels que soient les dirigeants au pouvoir dans ces deux pays. Ainsi Biden n’est pas revenu sur le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem.
En dépit des dénonciations de Trump qui aurait cassé le cadre des relations internationales, on voit des lignes de continuité très fortes entre Trump et Biden, continuités plus fortes même qu’avec l’administration Obama en ce qui concerne l’Iran et Cuba.

Les présidents américains sont soumis à la pression du lobby militaire qui n’a cessé d’augmenter son pouvoir depuis sa dénonciation par le président Eisenhower en 1961. Ce phénomène a été étudié par un universitaire, Michael Glennon, dans un ouvrage intitulé National Security and Double Government. Le pouvoir appartient bien plus au complexe militaro-industriel et à ses relais médiatiques qu’au président quel qu’il soit.

Les changements de la politique étrangère américaine viendront bien plus du basculement du monde avec le retour en force de la Chine sur l’échiquier mondial que de décisions prises par la classe dirigeante américaine. Il n’est pas sûr que celle-ci se rende compte que le militarisme impérial des États-Unis, par un effet d’hubris ou de ruse de la déraison a contribué à construire un bloc sino-russe rendant l’hégémonie américaine plus difficile. L’idée qu’il y aurait un exceptionnalisme américain est un puissant facteur de cécité des classes dirigeantes américaines qui pensent le monde en termes militaires étroits. Hubris et cécité ont toujours accompagné les déclins impériaux.

Notes
1. Lire un témoignage par un prisonnier détenu depuis 20 sans avoir été jugé : « I’ve been held at Guantánamo for 20 years without trial. Mr Biden, please set me free », The Guardian 10 Janvier 2022.
2.Lire Matt Taibbi, « A Tale of Two Authoritarians », https://taibbi.substack.com/p/a-tale-of-two-authoritarians
3.Lire : « Hey, Hey, USA ! How Many Bombs Did You Drop Today ? », Medea Benjamin & Nicolas JS Davies, Common Dreams, 10 Janvier 2022

Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.
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