Édition du 1er octobre 2024

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Europe

Espagne. La « marée blanche » de Madrid

À peine franchi le hall d’accueil, le visiteur est prévenu : « L’hôpital de Vallecas est à vendre » Photocopiée des dizaines de fois, l’affiche barre les murs du rez-de-chaussée jusqu’à saturation. « Au départ, les services de propreté les enlevaient. Puis nous leur avons expliqué qu’à chaque feuille retirée, on en ajouterait trois autres… Depuis, ils nous laissent faire », se félicite Paloma Parrilla.

Cette aide-soignante de 48 ans, jean bleu et blouse blanche, est l’une des animatrices de la contestation qui s’est emparée de l’hôpital depuis l’automne dernier. L’avenir de ce complexe médical, ouvert en 2008 sur les hauteurs de Vallecas, un quartier populaire de la banlieue sud de Madrid, s’est trouvé brusquement mis entre parenthèses. Il fait partie des six hôpitaux publics de la région que l’exécutif madrilène veut privatiser.

Au nom des nécessaires économies à réaliser en temps de crise, Ignacio Gonzalez, le président de la communauté de Madrid, a défendu fin octobre son projet de réforme [voir le quotidien El Pais, du 1er novembre 2012] qui est parvenu, en quelques jours à peine, à braquer tous les professionnels de la santé. Pour se justifier, l’exécutif a avancé deux chiffres : le coût moyen d’un patient dans un hôpital géré par le secteur privé s’établirait à 441 euros à l’année, contre 600 dans le public. Il faudrait donc privatiser à tout va pour limiter la casse budgétaire. Si le plan aboutit, la proportion de lits d’hôpitaux gérés par le privé, à Madrid, passera de 3 % aujourd’hui à 30 %.

Depuis, la colère des blouses blanches gronde dans la capitale, alors que la crise sociale (26 % de chômeurs) ne faiblit pas. Cinq manifestations spectaculaires, mêlant professionnels et usagers, se sont emparées des rues de la capitale. Ce sont les forces vives de la « marée blanche », comme on surnomme ce mouvement inattendu, qui se déroule en parallèle aux manifestations d’enseignants contre les coupes budgétaires (la « marée verte ») ou des travailleurs du social (la « marée orange »).

Pour Paloma Parilla, le plan d’octobre 2012 fut un choc. Elle avait accepté, en 2008, de laisser son poste d’infirmière dans un grand hôpital public du centre de la capitale, pour rejoindre celui, flambant neuf, de Vallecas, plus proche de son domicile. Si l’hôpital est privatisé, elle devra sans doute quitter les lieux, sans la garantie de retrouver rapidement une affectation.

Depuis 2008, elle a pourtant accepté les efforts budgétaires sans râler. Elle a fermé les yeux sur la baisse de son salaire année après année. À l’heure des comptes, l’addition est salée. Il y a d’abord eu, en 2009, la baisse de 5 % du salaire de tous les fonctionnaires d’Espagne, sur décision du gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero [« socialiste »]. Depuis, les rémunérations ont été gelées. Mais Paloma a aussi perdu l’an dernier son « 14e mois », soit 1200 euros, cette fois sur décision des autorités régionales, à Madrid. « Ils présentent cela comme une paie “extra”, pour Noël. Mais dans les faits, c’est bien le quatorzième de mon salaire annuel qui a été supprimé », explique-t-elle.

Depuis l’an dernier, elle doit travailler 112 heures de plus sur l’année, à rémunération égale. Est aussi passé à la trappe un éventail d’avantages liés à son statut de fonctionnaire. Paloma, mère de trois enfants, touchait par exemple une aide de 250 euros à l’année pour financer leur scolarisation. Ce « privilège » a disparu en 2012. Au total, elle dit avoir perdu 2000 euros de rémunération annuelle. Environ 18 % de son salaire total.

« Face à tout cela, nous n’avons rien dit. Nous n’avons pas protesté quand on nous a baissé notre salaire, ou augmenté nos heures. Nous avons fait preuve de solidarité. Parce que l’on sait qu’au même moment en Espagne, il y a des gens qui perdent leur emploi, il y en a d’autres qui se font expulser de chez eux… Mais là, avec ce projet de privatisation, c’est très différent. On nous parle d’un changement de modèle global. Il n’en est pas question », prévient-elle.

« C’est l’improvisation totale »

« Jusqu’à quel point peut-on faire de la santé un marché ? » s’interroge Pedro Rodriguez, porte-parole du SAE [El Sindicato de Auxiliares de Enfermería (SAE) et né en 1988 devant la nécessité de représenter les Techniciens en soins infirmiers et les Auxiliaires en soins infirmiers : TCE/SAE] « Bien sûr qu’il faut faire des réformes, mais donner ces concessions à des entreprises qui veulent dégager des profits, et qui reposent sur des logiques de capital-investissement, c’est un risque que l’on ne veut pas prendre. »

En Espagne, ce projet n’a toutefois pas surpris tout le monde. Car cette tendance à la privatisation de la santé ne date pas d’hier. La précédente présidente de la région de Madrid, la très libérale Esperanza Aguirre, en avait déjà fait l’une des lignes directrices de sa politique. Mais la crise lui a donné un coup de fouet. Le marasme économique actuel est devenu l’excuse parfaite pour réformer à toute vitesse.

« Nous assistons à l’accélération d’un processus qui a débuté en 2001, lors du transfert aux autorités régionales des compétences de la santé », avance Mariano Sanchez Bayle, à la tête d’une fédération d’associations pour la défense de la santé publique. « Depuis 2001, il n’y a eu que des gouvernements du Parti populaire (PP) pour gérer la région, et jusqu’à présent, ils expérimentaient une privatisation petit à petit. Cette fois, on est en train de faire un grand pas. »

En 2008, la gestion des activités « non sanitaires » (cafétéria, propreté, techniciens de laboratoire…) des six nouveaux hôpitaux, dont celui de Vallecas, avait déjà été confiée à des sociétés privées. L’année suivante, une loi autorisait les usagers à choisir leur hôpital, manière de faire jouer la concurrence entre établissements. Mais le projet dévoilé en octobre 2012 dernier va bien plus loin. « Jusqu’alors, il n’y avait jamais eu de réaction populaire en matière de santé. Cette fois, ils se sont trompés : les gens ont réagi », poursuit Mariano Sanchez Bayle.

La réaction fut d’autant plus vive que le projet du gouvernement régional frôle, aux yeux de beaucoup, l’amateurisme. Jesus Frias est l’une des figures les plus respectées de la « marée blanche » des derniers mois. Chef de service à l’hôpital public La Paz, professeur à l’Université Autonome de Madrid, il ne décolère pas contre « l’improvisation totale » des autorités.

« Ce plan ne s’appuie sur aucune étude rigoureuse. À aucun moment, les professionnels de la santé n’ont été contactés. Il n’y a pas eu de commission préalable, qui nous aurait permis de réfléchir à ce changement de cap que l’on s’apprête à impulser », regrette Jesus Frias. Il fait partie du petit groupe de médecins censé négocier, depuis novembre, avec les autorités. Mais les réunions sont suspendues depuis deux mois, en raison des vives tensions de part et d’autre.

« Dans n’importe quel autre pays, on débattrait avec les citoyens et avec les professionnels de santé d’une modification du système de santé aussi importante. Mais ici, c’est en train d’être adopté sans aucune négociation préalable… Et les autorités sont incapables de le justifier autrement qu’en mettant en avant le contexte économique de la crise. Sauf que ce changement entraînera des conséquences profondes à très long terme », s’inquiète Frias.

Le contre-exemple de Valence

Comme tant d’autres, ce médecin se dit prêt à réformer le système de santé, mais doute des effets d’une privatisation précipitée. « Pour gagner de l’argent dans le secteur de la santé, il n’y a que deux manières de s’y prendre. Soit l’on diminue la qualité des prestations, soit l’on diminue les effectifs des professionnels, et leur salaire. Or, les salaires ont déjà beaucoup baissé en Espagne, et sont très en deçà de la moyenne européenne. Et les effectifs ont déjà baissé de 5000 personnes environ en cinq ans. Donc, ce qui nous fait peur aujourd’hui, c’est que la qualité des prestations baisse. Regardez ce qui s’est passé avec le NHS britannique ! »

Dans la bouche des interlocuteurs, médecins comme infirmiers, le modèle britannique revient en boucle, comme le plus sinistre des épouvantails. Tous ont en mémoire l’affaire de l’hôpital de Stafford, qui a éclaté en Grande-Bretagne en début d’année. Entre 400 et 1200 patients sont décédés en cinq ans, faute de soins satisfaisants, dans cet hôpital, selon un rapport (voir Courrier International, 19 février 2013 « Dans l’enfer d’un hôpital ») « Les Britanniques, cela fait vingt ans qu’ils se sont engagés dans cette voie, et l’on en découvre aujourd’hui le résultat », tranche Jesus Frias.

Autre expérience qui invite à la prudence : la privatisation du secteur hospitalier engagée quelques années plus tôt dans la communauté de Valence, qui compte la troisième plus grande agglomération d’Espagne. D’après une étude publiée en mars 2013 par l’un des grands syndicats espagnols, UGT, le système de santé à Valence souffre de sous-investissement chronique. Il serait responsable de la mort de plus de 2 700 personnes qui, chaque année, pourraient être sauvées si elles étaient soignées ailleurs dans le pays.

Difficile de dire quel impact ces privatisations auront sur l’emploi du secteur. Mais les professionnels sont certains d’un autre effet pervers, si le projet aboutit : la sélection des risques ». D’après eux, les usagers vont prendre l’habitude de se faire soigner dans des hôpitaux privés, près de chez eux, pour des maladies légères et simples à soigner, tandis qu’ils se rendront dans les grands hôpitaux publics pour guérir des maladies lourdes ou chroniques.

« C’est une bonne nouvelle pour les structures privées, puisque de petites opérations, par exemple, sont souvent très rentables. Par contre, les interventions les plus onéreuses vont se concentrer dans les hôpitaux publics, qui risquent d’être encore plus déficitaires », s’inquiète Pedro Rodriguez, du syndicat SAE. Dans le même temps, l’argent public fléché pour les hôpitaux publics est en baisse, en raison, précisément, de la privatisation en cours…

Mais pourquoi les autorités madrilènes se sont-elles lancées dans cette entreprise de privatisation, au moment où l’Espagne traverse sa crise la plus profonde depuis le retour de la démocratie ? Pour le PP, le risque politique semble massif. Il y a bien sûr une composante idéologique très forte : comme Margaret Thatcher en son temps, le PP reste persuadé que le service public de la santé coûte trop cher, et qu’il faut faire des économies en basculant dans le privé », avance Mariano Sanchez Bayle.

A l’hôpital La Princesa, les autorités ont fait marche arrière

Mais l’explication est sans doute un peu courte. D’autres hypothèses circulent, que la publication, par la presse espagnole, des « carnets Barcenas », a relancées. Sur cette liste, tenue pendant 18 ans par Luis Barcenas, ex-trésorier du PP, figurent en bonne place une série d’entreprises de construction qui ont participé au financement occulte de dirigeants du PP jusqu’en 2008, si l’on en croît l’enquête du quotidien El Pais. Or, pas moins de cinq de ces entreprises sont également concessionnaires d’hôpitaux semi-privatisés à Madrid. En tout, la communauté leur verse pas moins de 45 millions d’euros chaque année, au titre de la gestion de ces hôpitaux. Et ces entreprises ont tout intérêt à ce que la privatisation se poursuive. La proximité des intérêts politiques et financiers alimente tous les soupçons.

Au milieu de tant d’inquiétudes, La Princesa est devenue l’un des symboles d’une contestation qui fonctionne. Cet hôpital, l’un des plus prestigieux de Madrid, ouvert il y a 160 ans, situé dans le très chic quartier de Salamanca, vient d’être le théâtre d’un petit miracle. Selon le projet de réforme présenté en octobre, il devait être transformé en un centre spécialisé pour les plus de 75 ans. Tous les autres services, certains parmi les meilleurs d’Espagne, devaient être fermés.

D’emblée, les professionnels, comme les usagers du quartier, se sont mobilisés. « Nous avons recueilli plus de 360 000 signatures lors d’une pétition contre le démantèlement de l’hôpital, raconte Pilar Jimeno, une infirmière de La Princesa, syndiquée aux commissions ouvrières (CCOO). C’est un chiffre énorme, puisque le bassin de population autour de l’hôpital avoisine les 300 000 personnes. »

« Je n’ai jamais vu une mobilisation aussi forte, qui mêlait des travailleurs avec des points de vue politiques et des manières de penser très différents, avec des gens qui au départ n’avaient jamais milité », renchérit sa collègue Araceli Ortiz, elle aussi de La Princesa. Les assemblées quotidiennes, et l’avalanche de signatures, ont fini par payer : mi-novembre, la région de Madrid a fait marche en arrière, et promis le maintien de l’ensemble des services menacés.

Les six hôpitaux sur le point d’être privatisés connaîtront-ils le même épilogue ? Le gouvernement de Madrid va-t-il plier ? Les professionnels de santé sont en tout cas déterminés à jouer la montre. Ils savent que plus l’affaire traîne, et les élections régionales de 2015 approchent, plus le PP risque de faire marche arrière, pour ne pas froisser ses électeurs. La mobilisation massive pour la défense de La Princesa, dans un quartier largement acquis à la droite, est une première et sérieuse alerte pour le pouvoir en place.

Autre stratégie : des recours en justice. Les autorités doivent publier d’ici quelques semaines les appels d’offres pour la gestion des six hôpitaux madrilènes en question. Syndicats, comme collectifs de médecins, n’excluent pas, si la situation se durcit, de porter ces procédures devant un tribunal, pour les bloquer. « Tout le processus de privatisation de ces services publics, qui, d’habitude, se fait dans l’ombre, en toute discrétion, va désormais se faire en pleine lumière. Pour le gouvernement, cela risque d’être beaucoup plus difficile à gérer », pronostique Jesus Frias.


* Cet article est le résultat d’une enquête effectuée par le journaliste de Mediapart entre le 19 et le 20 mars 2013 à Madrid. Le cadre d’ensemble peut être saisi dans l’article de Daniel Albarracin publié sur ce site le samedi 6 avril 2013 : L’austérité à la Rajoy et l’élaboration d’une alternative supra-nationale

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