Édition du 26 mars 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Couvre-feu

« État de droit » et « Couvre-feu »

Après « l’urgence sanitaire », quelle autre urgence sera à combattre par le gouvernement ?

Pendant qu’à Washington, le 6 janvier 2021, la police ne parvenait pas à maîtriser des manifestantEs qui avaient décidé de protester violemment, en prenant d’assaut le Congrès en vue d’interrompre la séance de certification de la victoire de Joe Biden (une cérémonie généralement très symbolique), pour ramener le calme et surtout pour rétablir l’ordre, la mairesse de Washington, madame Muriel Bowser, a pris la décision de mettre en place rien de moins qu’un couvre-feu, effectif à partir de 18 heures la journée même. Pendant ce temps à Québec, alors que l’année 2020 semble résumée en entier dans l’expression « COVID-19 » et que le début de l’année 2021 s’annonce comme en parfaite continuité avec la précédente, le même 6 janvier 2021, le gouvernement Legault nous annonçait qu’un couvre-feu serait en vigueur du samedi 9 janvier jusqu’au dimanche 8 février et ce de 20 heures à 5 heures AM, à tous les jours.

Les contrevenantEs à cette mesure s’exposent à une amende pouvant aller de 1000$ à 6000$ (en cas de récidive). Bref, à Washington comme à Québec, les autorités publiques déploient la même mesure pour combattre deux maux différents. Se pose ici la question suivante : est-il nécessaire et pertinent de recourir à une suspension de certaines libertés pour combattre une situation d’urgence sanitaire ?

D’autres questions se posent également : sommes-nous ou non en situation d’urgence sanitaire ? Qu’est-ce qu’un couvre-feu ? D’où provient-il ? Qui peut l’utiliser ? Pourquoi notre système de santé, qui accapare plus de 50% de la totalité du budget de la province de Québec, est-il si fragilisé et si vulnérable en ce moment ? Le gouvernement Legault peut-il faire fi de certaines dispositions de l’État de droit ? A-t-il le pouvoir de suspendre, en cette période de pandémie, certains de nos droits et libertés pourtant enchâssés dans les Chartes ? La promulgation de l’état d’urgence dispose-t-elle, provisoirement de l’État de droit ? Telles sont, selon nous, quelques-unes des questions auxquelles des réponses sont requises pour comprendre un peu mieux ce qui se passe vraiment en ce moment ? Place donc aux réflexions et aux interrogations provisoires d’un observateur qui ne rejette pas certains choix de la direction de la santé publique, mais qui se demande pourquoi il y a encore certaines exceptions à l’état d’urgence et à l’état d’exception ? Nous laissons à d’autres le soin de se demander si cette mesure est efficace ou non.

État de la situation

Il faut le mentionner, la pandémie frappe fort. Jusqu’à maintenant, elle a atteint 226 233 personnes au Québec et 8 647 en sont mortes. Pour ce qui est du Canada, on dénombre 652 473 cas et 16 833 décès. Le système de santé est débordé. La hausse constante de cas, qui nécessite une hospitalisation, va amener les établissements de santé à faire des choix déchirants quant au traitement des malades. Pour combattre la COVID-19, le gouvernement du Québec estime, qu’à ce moment-ci, qu’il n’a plus d’autre choix que de recourir à une arme coercitive ultime dans le cadre d’une société libérale : l’imposition d’un couvre-feu pour limiter les contacts sociaux et obliger les personnes à se cloîtrer chez elle pendant une bonne partie de la journée. Bref, en décrétant un couvre-feu, le gouvernement Legault utilise une arme extrême et quasiment indépassable en vue de limiter, autant que faire se peut, la propagation du virus. Il recourt également à ce moyen suprême pour la raison suivante : sauver le système de santé.

https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/maladies/2019-nouveau-coronavirus.html. Consulté le 10 janvier 2021.

https://www.ledevoir.com/societe/sante/593022/le-couvre-feu-de-la-derniere-chance. Consulté le 9 janvier 2021.


Qu’est-ce qu’un couvre-feu ?

Un couvre-feu est une mesure exceptionnelle à la disposition des autorités publiques. Plus concrètement, elle consiste en une interdiction qui est faite à la population (ou à une partie de la population [les jeunes parfois]) de circulation dans les rues durant une certaine période de la journée (habituellement la nuit). Interdiction de sortir de chez soi à partir d’une certaine heure et parfois obligation de fermer les lumières. Cette mesure peut être ordonnée par le gouvernement du pays, d’une province ou d’une municipalité. C’est lors d’événements graves comme lors de la promulgation de la loi des mesures de guerre ou à l’occasion d’un état de siège[1] que cette mesure est adoptée. Le couvre-feu limite les libertés individuelles et restreint, plus particulièrement, la liberté de circulation.


Origine du couvre-feu, religion, politique et tribunaux

Le couvre-feu est une mesure dont l’origine remonte au Moyen-Âge. À la tombée de la nuit, une cloche sonnait pour signifier qu’il était l’heure de recouvrir le foyer d’un lourd couvercle en fonte dans le but d’éviter qu’un incendie ne se propage dans la ville dont les maisons étaient construites principalement en bois. Cette mesure n’a pas été souvent utilisée, depuis la période contemporaine, par les autorités publiques. Aujourd’hui, c’est la crainte de la propagation du coronavirus qui amène le gouvernement Legault à décréter le couvre-feu au Québec (à l’exception du Grand Nord).

https://www.lesoleil.com/actualite/couvre-feu-une-premiere-depuis-la-seconde-guerre-mondiale-07c1e04f206edda70de77c103c9a264f. Consulté le 10 janvier 2021.

Pour certaines personnes, il s’agit d’une mesure arbitraire et pour d’autres, d’une mesure nécessaire en temps de crise, surtout en temps de crise sanitaire. Les tribunaux peuvent-ils être tentés d’annuler cette mesure d’urgence et ultime ? S’il s’agit d’une mesure adoptée en vue de ramener l’ordre et d’assurer le bon gouvernement et si cette restriction à nos libertés peut être justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, il y a des chances, selon nous, que les juges avalisent cette décision. Mais, nous ne sommes ni juge ni juriste. Avouons plutôt que nous n’avons aucune certitude quant à l’issue d’un procès sur cet enjeu.

En notre qualité de politologue, nous pouvons avancer qu’à une certaine époque, le gouvernement se serait peu préoccupé des ravages causés par la pandémie. C’est plutôt la hiérarchie religieuse qui prenait en charge la responsabilité d’assurer la cohésion sociale durant ces temps de dures épreuves. Les pandémies s’expliquaient à travers les châtiments voulus par Dieu à cause des pêchés. Il s’agissait d’une malédiction qu’il fallait prendre comme un mal à accepter. Mais depuis la sortie du Moyen-Âge, il y a eu le désenchantement du monde. La religion a perdu de son lustre et la hiérarchie religieuse a vu sa puissance et son influence s’effilocher et diminuer considérablement dans la société. Il ne lui appartient plus de pouvoir expliquer les causes des pandémies. Ce rôle revient maintenant à la science et il appartient à l’État de gérer les effets de la crise sanitaire. Nous sommes passés du règne de la Providence divine à l’État providence ou plutôt au Welfare State. Plus concrètement, il s’agit d’un État interventionniste qui s’accompagne de la reconnaissance au droit à la santé. Et pour obtenir la reconnaissance effective de ce droit, nous finançons le système de santé à même les taxes et les impôts perçus par l’État.

Reconfiguration du système de santé et apparition de nouvelles injustices

Au Québec, d’un côté, depuis les années 1960, nous avons droit à l’assurance-hospitalisation ; depuis les années 1970, nous avons droit à l’assurance maladie ; depuis la fin des années quatre-vingt-dix, c’est l’assurance médicaments qui est entrée en vigueur… Depuis les années soixante du siècle dernier, nous nous sommes enrichis collectivement. Depuis les années soixante, la part du budget de l’État consacré à la santé n’a cessé de croître. Mais, depuis les années soixante-dix, il y a eu la désindexation du budget de la santé et depuis le début des années quatre-vingt jusqu’à aujourd’hui, il y a eu une succession de compressions budgétaires en santé… Au Québec, de l’autre côté, durant les cinquante et soixante dernières années, il y a eu divers groupes qui se sont accaparé certaines augmentations ou bonifications de certaines enveloppes du ministère de la Santé et des Services sociaux.

Justement, qui peut nous expliquer, comment se fait-il que dans le cadre d’une société d’opulence comme la nôtre, sortie depuis longtemps du Moyen-Âge, notre système de santé présente des défaillances comme celles que nous constatons aujourd’hui et que pour affronter une pandémie, il faut que le gouvernement utilise un moyen coercitif dont l’origine remonte au Moyen Âge ? Comment se fait-il également que ce ne soit pas la totalité des niveaux d’enseignement, la totalité du système manufacturier et la totalité de l’industrie de la construction qui se retrouvent sur pause au cours des prochaines semaines ?

Qui autrement dit a mis la main sur les augmentations de certaines enveloppes du MSSS et qui a vu ses conditions de travail et de rémunération se dégrader au cours des quarante ou cinquante dernières années ? Il revient aux membres des partis d’opposition, aux grandes centrales syndicales, aux médias et aux spécialistes du financement du réseau de la santé de nous éclairer sur ces sujets et d’alimenter notre réflexion critique ici.

Pour conclure : "État de droit", "état d’urgence" et avenir

De quelque manière que l’on tourne les choses, l’état d’urgence, correspond à ceci : c’est la mise en suspens de certaines dispositions attribuées à l’État de droit. Les principes constitutionnels qui fondent les mécanismes et exigences du contrôle juridictionnel sont mis à l’écart durant cette période d’exception. Si l’État de droit est un équilibre entre le respect des droits fondamentaux et le sauvegarde de l’ordre public, l’état d’urgence, c’est carrément le déséquilibre revendiqué, avec succès, par le gouvernement au profit de la sauvegarde de l’ordre public. L’état d’urgence, c’est la possibilité pour les représentantEs du pouvoir étatique de suspendre l’application de certaines libertés. C’est aussi la possibilité pour les agents de l’État d’agir de manière autoritaire et arbitraire et d’utiliser la force et de distribuer des amendes salées, en cette circonstance où l’État impose une relation ambiguë avec le droit étatique et nos droits et libertés.

Les enjeux de la préservation de l’État de droit et les défis de la garantie de nos droits fondamentaux ne sont évidemment pas étrangers à la manière que l’État doit assurer notre santé et notre sécurité. Et la garantie par l’État du respect de nos droits fondamentaux l’est encore moins dans le cadre de la déclaration d’un état d’urgence sanitaire. Il est incontestable qu’il se dessine en ce moment de nouveaux déséquilibres entre l’exercice du pouvoir par le gouvernement et ses agents répressifs et le respect des libertés. De plus, il n’y a rien, à ce moment-ci, qui garantit que le couvre-feu décidé par le gouvernement du Québec donnera les effets escomptés. Ni la science ni la Santé publique ne peuvent assurer les effets d’une telle mesure. Pourtant, où au juste en sommes-nous en ce moment ?

Aujourd’hui, la crise sociosanitaire qui secoue le Québec (et qui sévit ailleurs dans le monde) pose des défis extraordinaires aux gouvernements. Le respect des droits et libertés dans une société libre et démocratique s’avère important pour maintenir la confiance de la population dans les actions gouvernementales. La théorie juridique s’était posée jusqu’à maintenant la question de « l’urgence » presque exclusivement dans les termes de troubles de l’ordre public (comme cela s’est produit à Washington le 6 janvier 2021). Les théoriciennes et les théoriciens du droit l’ont rarement étudié face aux exigences en lien avec une crise sanitaire. À partir de maintenant, il faut examiner « l’urgence » pas uniquement face aux exactions de certains groupes ou groupuscules politiques radicaux et extrémistes, mais peut être encore davantage dans le cadre de l’urgence sanitaire et ensuite par rapport aux exigences de l’urgence environnementale et écologique.

Yvan Perrier

10 janvier 2021

14h

yvan_perrier@hotmail.com

[1] L’état de siège peut être constaté en temps de guerre ainsi qu’en temps de paix. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une situation exceptionnelle et temporaire proclamée par le gouvernement pour affronter un péril en vue du maintien de la santé publique et de l’ordre public. Le gouvernement peut s’accorder, dans cette situation, des prérogatives exceptionnelles incluant une suspension de l’effet de certaines lois ordinaires et une limitation de certaines libertés individuelles.

Ajout :
10 janvier 2021
17h15
https://www.newswire.ca/fr/news-releases/la-grande-priorite-de-la-csq-en-2021-convaincre-le-gouvernement-legault-de-mieux-traiter-le-personnel-du-secteur-public-881291280.html

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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