Édition du 16 avril 2024

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États-Unis. Pourquoi les professeurs sont en grève à Los Angeles

Les enseignants de l’énorme district scolaire de Los Angeles sont dans la rue depuis plusieurs jours. Au-delà de leur salaire, ils se battent pour leurs conditions d’enseignement et contre la concurrence toujours plus vive des charter schools.

Tiré de Courrier international.

Pendant des décennies, les écoles publiques, considérées comme la garantie d’un avenir riche en possibilités, ont fait partie de l’attrait exercé par la Californie. Il y a quarante ans, tout cela a changé à la vitesse de l’éclair caractéristique de cet État.

À l’automne 1978, après des années de combats acharnés pour mettre fin à la ségrégation raciale dans les écoles de Los Angeles, un millier de cars ont transporté plus de 40 000 élèves dans de nouveaux établissements. En six mois, le deuxième district scolaire du pays a perdu 30 000 élèves – une bonne partie des Blancs qui fréquentaient ses établissements. Le “busing” s’est arrêté, mais les fractures raciales se sont renforcées.

Ces fractures avaient alimenté la révolte fiscale qui a donné le jour à la Proposition 13, une initiative adoptée à une très large majorité en juin 1978 pour réduire massivement les impôts. L’État a alors perdu plus d’un quart de ses recettes. La capacité des districts scolaires à recueillir des fonds s’en est trouvée affectée et, pour la première fois depuis la crise de 1929, leurs budgets ont diminué. L’allocation des fonds aux écoles est revenue aux autorités de l’État.

L’enseignement public en Californie ne s’est jamais remis de cette crise, dont l’impact a été particulièrement dévastateur à Los Angeles, un district majoritairement composé d’enfants défavorisés et latinos, où des générations d’élèves en situation d’échec ont besoin d’aide. Ces décennies de mécontentement et d’impuissance se sont soldées par une grève dont on n’entrevoit pas la fin, avec d’énormes implications à long terme. Question sous-jacente : la Californie pourra-t-elle retrouver un enseignement public de qualité ?

Un des plus gros districts scolaires du pays

Le mouvement de grève de Los Angeles, un district où sont concentrés 9 % des élèves californiens, aura des répercussions dans tout l’État. Les dépenses moyennes par élève en Californie restent faibles, environ la moitié du montant atteint à New York. À la différence d’autres États, où les enseignants se sont mis en grève l’an dernier, la Californie est fermement contrôlée par les démocrates, pour qui les syndicats sont un allié majeur.

En théorie, les négociations entre le United Teachers of Los Angeles, un syndicat qui compte 31 000 membres, et le district scolaire de Los Angeles (Los Angeles Unified School District) sont centrées sur les problèmes traditionnels : des salaires qui n’ont pas suivi le coût de la vie, des classes de plus de 40 élèves, des psychologues et des infirmières qui croulent sous la charge de travail. Mais la question la plus grave et la plus conflictuelle n’est pas sur la table des négociations : l’avenir des écoles privées sous contrat, les charter schools, qui rassemblent aujourd’hui plus de 112 000 élèves, près d’un cinquième de l’ensemble des effectifs du cursus scolaire du district. En recevant une aide de l’État, ces écoles privent le district de 600 millions de dollars par an. Les 224 établissements qui bénéficient de ce statut échappent à de nombreuses réglementations, et la grande majorité d’entre eux n’a pas de syndicat.

Quand la Californie a autorisé les premières écoles privées sous contrat, en 1992, nul ne prévoyait qu’elles se développeraient au point de concentrer, comme c’est le cas aujourd’hui, 10 % des élèves de l’enseignement public. Ces dernières années, face aux demandes d’une plus forte réglementation et d’une plus grande transparence, leurs défenseurs ont injecté des millions de dollars dans des campagnes politiques.

Cercle vicieux

À Los Angeles, le milliardaire Eli Broad, partisan des charter schools, et un groupe d’alliés ont dépensé près de 10 millions de dollars en 2017 pour être majoritaires au conseil scolaire. Le district a réussi à faire nommer à sa tête un directeur ne venant pas du monde de l’enseignement, Austin Beutner. Cet ancien banquier d’affaires a proposé de diviser le district en 32 “réseaux”, un projet conçu en partie par le consultant à l’origine de la restructuration radicale des écoles de Newark [dans la banlieue de New York].

La ville est prise dans un cercle vicieux : plus les écoles ordinaires sont surpeuplées et surchargées, plus il est facile pour les écoles privées d’attirer des élèves. Plus le district perd des élèves, moins il a d’argent, et plus ses finances se détériorent. Plus le district autorise des écoles privées à s’installer dans des établissements traditionnels, plus les salles de classe sont surchargées.

Les inscriptions dans le district scolaire de Los Angeles ne cessent de diminuer depuis quinze ans, ce qui contribue à accroître la concurrence pour attirer des élèves. Aujourd’hui, il compte un peu moins de 500 000 élèves. Plus de 80 % sont pauvres, les trois quarts environ sont latinos et un quart ne sont pas de langue maternelle anglaise. Dans la plupart des tests standardisés réalisés à l’échelon de l’État, plus d’un tiers sont à la traîne.

Parquet pourri, taches sur les murs…

Katie Safford enseigne depuis vingt ans à l’école primaire Ivanhoe, un établissement si atypique et si coté qu’il fait grimper les prix de l’immobilier dans le quartier huppé de Silver Lake. Les parents d’élèves fournissent près de 500 000 dollars par an pour que leurs enfants puissent pratiquer des sports et des disciplines artistiques. Mais ils ne peuvent pas acheter des salles plus petites ou une infirmerie. Mme Safford enseigne dans un bungalow délabré destiné à la démolition. Quand le parquet a commencé à pourrir, le district a fait poser une moquette par-dessus les trous. Quand de la moisissure est apparue sur les murs après des fuites d’eau, l’enseignante a dissimulé les taches avec des tableaux peints par ses élèves. Quant à l’horloge, il y a bien longtemps que ses aiguilles sont arrêtées sur 4 h 20.

“Je suis née pour être enseignante”, affirme Mme Safford.

Je n’ai jamais souhaité militer. Jamais. Mais cette situation est insensée.”

Pour la première fois de sa vie, elle a manifesté le mois dernier, fondue dans une mer rouge de plus de 10 000 enseignants et sympathisants.

Le 14 janvier, elle a fait grève devant une école où seuls 8 des 456 élèves étaient présents. Ses élèves de deuxième année lui posent des questions auxquelles personne ne peut répondre : “Quand est-ce que vous allez revenir ? Comment ça va finir ?”

Il est difficile de le dire quand les adultes se sont dérobés si longtemps à leurs responsabilités. La semaine dernière, le conseil scolaire a demandé au directeur de dresser un plan pour étudier de nouveaux moyens de recueillir des fonds.

Un moment crucial

La grève tombe à un moment décisif, où l’espoir est en train de renaître pour les écoles californiennes. En 2012, puis en 2016, les électeurs ont approuvé une augmentation des taxes de l’État pour soutenir l’enseignement. La nouvelle formule affecte davantage de fonds aux districts comptant plus d’élèves défavorisés et de langue maternelle étrangère. Le montant total des aides versées aux écoles par l’État a augmenté de 23 milliards de dollars au cours des cinq dernières années, et le nouveau gouverneur Gavin Newsom a proposé une nouvelle hausse.

Si les enseignants de Los Angeles savent tirer parti de ces progrès, leur victoire en encouragera d’autres à aller encore plus loin dans leurs revendications, comme eux-mêmes l’ont fait en s’inspirant du mouvement #RedforEd, qui s’est propagé dans tout le pays. Mais si leur combat échoue, la réussite de l’enseignement public californien sera reléguée dans un passé encore plus lointain.

Miriam Pawel and The New York Times

Miriam Pawel

Journaliste au New York Times.

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