Édition du 12 mars 2024

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Féminisme et pensée décoloniale : Interview avec Françoise Vergès à Tunis

De passage à la Foire Internationale du Livre de Tunis, à l’occasion d’un débat sur les féminismes décoloniaux tenu dimanche dernier, Françoise Vergès, politologue et militante anti-impérialiste, auteure de « Un Féminisme Décolonial » (La Fabrique, 2019) s’est entretenue avec Nawaat. Une discussion sur le féminisme, sa manipulation par l’impérialisme et le néolibéralisme et les possibilités de le radicaliser.

Tiré de Nawaat.

Entrevue conduite par Malek Lakhal.

Nawaat : Qu’est-ce que le « féminisme civilisationnel » ? Est-ce qu’il serait l’apanage des blancs ?

Françoise Vergès : Le féminisme civilisationnel est un féminisme qui emprunte à la mission civilisatrice coloniale certains mots de son vocabulaire et certaines de ses pratiques, c’est-à-dire : « Nous savons mieux que vous, vous êtes arriérées, nous devons vous civiliser ». C’est un féminisme qui pense connaitre ce que signifient les droits des femmes et que les autres femmes ne le savent pas. J’ai choisi de l’appeler « féminisme civilisationnel » parce que je trouvais que l’appeler tout simplement féminisme blanc et bourgeois réduisait un peu une idéologie que l’on peut retrouver aujourd’hui dans des classes bourgeoises du Sud. Le féminisme civilisationnel pense que l’Europe est un terrain naturel – au sens du sol – pour les droits des femmes, tandis que d’autres sols, eux, sont particulièrement hostiles à ces derniers, particulièrement les pays musulmans. Je l’appelle aussi « civilisationnel » parce que c’est aujourd’hui une des cartes maitresses de l’impérialisme et du néolibéralisme, puisqu’il est très difficile de dire « non, on ne veut pas de droits des femmes ». C’est une carte bien plus intéressante à jouer que la carte du développement ou la carte d’autres idéologies. C’est vraiment une carte incroyable que les féministes du Nord ont offert à l’impérialisme.

Justement, le développement comme idéologie avait connu un certain recul à partir des années 70-80. Aujourd’hui, il se redéploie à travers les droits des femmes, les droits des personnes LGBT, comment a-t-il pu s’emparer de ces droits pour se redéployer ?

Comme vous le dites, à partir d’un certain moment l’idéologie du développement a commencé à être critiquée. « Pourquoi on doit se développer comme ça ? » « Pourquoi il faudrait de l’industrie ? ». Les droits des femmes et les droits des personnes LGBT peuvent se présenter comme des droits universels. Ils ont à avoir avec « les droits humains » comme on dit. N’oubliez pas que c’est Hillary Clinton qui a prononcé le discours de clôture à la dernière réunion de la décennie des femmes des Nations Unis en 1995, là où elle a déclaré : « les droits des femmes sont des droits humains ». Donc, ça rentre dans l’idéologie de l’Occident de ce que sont « les droits humains » et pas du tout dans ce que des peuples du Sud avaient posés, par exemple dans la déclaration du droit des peuples à Alger en 1976, dont on peut penser beaucoup de choses mais qui, dans tous les cas, pose les droits autrement. La question du droit des femmes ou du droit des personnes LGBT a été extrêmement importante pour remplacer ces idéologies qui étaient contestées, sur des bases qui étaient extrêmement difficile à questionner. Qui peut être contre les droits les femmes ? On vous dira immédiatement : « Alors vous êtes pour la mutilation génitale, vous êtes pour la lapidation ? ». C’est imbattable. C’est pour ça que c’est aussi puissant et c’est pour ça aussi qu’il faut se battre contre le féminisme civilisationnel.

Cette bataille contre « le féminisme civilisationnel » passe-t-elle par la réappropriation du mot féminisme ?

En le réappropriant, en lui redonnant une radicalité. Moi ce qui m’a frappée ces dernières années, c’est de voir tellement de femmes, que ce soit au Maroc, en Algérie, ici, en Afrique du Sud, au Brésil ou ailleurs qui parlent de féminisme. Je me suis dit que ce mot, il faut se l’approprier, il faut l’arracher à ce féminisme civilisationnel et lui donner sa force radicale, sa force politique et sa force liée à l’émancipation de tous. Comme dit Audre Lorde, « Tant qu’une femme n’est pas libre, aucune femme n’est libre ». C’est vraiment de ça qu’il est question.

Une critique récurrente faite aux mouvements féministes et LGBT dans les pays du Sud consiste à les qualifier d’importations occidentales, de chevaux de Troie du colonialisme. Comment contrer cet argument ?

Les accusations d’occidentalisme sont à la fois instrumentalisées et réelles. Elles sont instrumentalisées par des forces souvent conservatrices et elles sont réelles parce qu’elles sont portées comme on le disait auparavant par l’impérialisme et le néolibéralisme. Tout d’un coup par exemple, c’est Israël qui devient le paradis des gays aux Proche-Orient, évidemment parce que les sociétés musulmanes sont effrayantes d’après certains. Il faut faire attention à ça.

Mais je pense qu’une des positions à prendre, c’est que nous avons été colonisés, dans le Sud, et qu’il y aurait peut-être des choses à prendre. Dire « Il y a peut-être des choses à prendre, vous en prenez bien, vous. Vous avez pris l’idée de l’Etat, de la nation, du droit. Vous avez pris tribunaux, universités, école, armée, police ». Tout ça, ce sont des choses répressives. Mais il peut y avoir dans des idéologies d’émancipation qui sont développées dans ce qu’on appelle l’Occident, des termes qu’on peut emprunter. On peut emprunter à Marx, à Gramsci. Et d’ailleurs les féministes noires américaines, sont-elles du Nord ou du Sud ? Pour moi, la position c’est de voir l’instrumentalisation mais d’évoluer sur cette crête où si ce mot ou cette méthode peut me servir, je les reprends.

Pourquoi les injonctions à l’authenticité, au retour à la tradition pèsent très souvent sur le corps des femmes et des personnes LGBT mais jamais sur le corps des hommes ?

Ça c’est un néo-patriarcat, un patriarcat qui a été traversé par le colonialisme et l’impérialisme. Le patriarcat d’avant la colonisation se redéploie et se retrouve des outils de domination, sur les femmes, sur les queer. C’est là que se joue les nouvelles formes de patriarcat post-indépendance. On voit qu’il y a une violence systémique dans le monde contre les femmes, les gays, les lesbiennes, les trans qui est effrayante et donc pour nous, qui sommes intéressés par l’émancipation, il faut voir à la fois les formes de fémonationalisme et d’homonationalime et des formes conservatrices locales qui vont, au nom d’une coutume ou d’une tradition, réaffirmer le contrôle. Une chose qu’on doit observer à ce titre est que néolibéralisme et régimes autoritaires s’entendent très bien. Le néolibéralisme n’a pas de problème avec le néopatriarcat. Ces Etats peuvent réprimer et précariser, du moment que ça consomme, du moment que les profits peuvent rentrer. Il nous faut voir aujourd’hui les imbrications entre des formes de nationalisme autoritaire et patriarcaux et le néolibéralisme.

Sur le plan de la production du savoir, la pensée décoloniale et postcoloniale est majoritairement produite dans des pays occidentaux. La philosophe tunisienne Soumaya Mestiri évoquait pendant la discussion une difficulté à introduire la pensée décoloniale et postcoloniale dans les universités en Tunisie. Est-ce qu’il n’y a pas un problème, une contradiction dans cette centralité de l’Occident ?

Vous avez tout à fait raison, mais il faudrait quand même repenser le sort des universités dans le Sud Global, à cause du retrait des Etats, à cause des programmes d’ajustements structurels où c’était les services publics qui devaient être touchés d’abord, donc la santé et l’éducation. Le Nord s’est réapproprié le savoir et a des bastions, on le sait, beaucoup de nos chercheurs et chercheuses vont là-bas, parce que les conditions de travail dans les pays du Sud sont trop dures. Et ça, c’est sans parler de la censure, sans parler des menaces dans certains pays.

Il faut qu’on pense cette attaque sur les universités qui vient du Nord qui, dans le même mouvement, renforce ses propres universités, donc sa domination épistémologique, et affaiblit celles des autres. Comment lutter contre ça ? Ce n’est pas facile, je n’ai pas de réponse toute-faite, mais quand je dis qu’il faut changer nos manières d’enseigner, il faut vraiment y penser. Est-ce qu’on doit absolument continuer d’enseigner de la même manière ? Est-ce qu’on doit absolument imiter ces formes d’universités occidentales qui font de la hiérarchie, inévitablement, et qui dans les sciences sociales, font du nom ? Le nom de l’auteur devient extrêmement important. On rentre dans cette économie néolibérale du capital accumulé, plus vous avez de points plus vous avez de valeur, du crédit alors que pendant ce temps-là d’autres chercheurs, qui sont moins côtés dans la bourse des valeurs font des choses extrêmement importantes. Il s’agit de remettre plus d’égalité dans les savoirs, dans la transmission et de multiplier des formes d’ateliers, d’universités sauvages, d’université marronne. Il faut peut-être aussi revenir à ces projets de pédagogie. Pédagogie, c’est devenu un mot pas chic, c’est pour les instituteurs, c’est pour les petits enfants. Je crois qu’il faut repenser la pédagogie : comment on transmet, comment on apprend, est-ce qu’il y a des possibilités de co-apprendre ? Comme je vous le disais, dans les sciences sociales, c’est chacun pour soi. Mais pourquoi ne pourrions-nous pas écrire des articles où il y a une sociologue, une historienne, une philosophe, une psychologue, une géographe. Dans les sciences de la vie et de la nature, les articles sont signés par 20 personnes parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas s’en sortir individuellement.

Malek Lakhal

Journaliste à Nawaat depuis décembre 2017. Diplômée en sciences politiques. J’écris aussi dans le magazine littéraire Asameena.

https://nawaat.org/portail/author/malek-lakhal/

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