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Comment les alternatives écologiques ont été englouties

11 avril 2019 | mediapart.fr | voir la video - à la fin de l’article

Dans un ouvrage remarquable, L’Âge productiviste, Serge Audier explore les causes de la fascination et de l’adhésion au productivisme, jusqu’à l’altération actuelle du système Terre. Il défend l’intérêt de recourir à l’histoire des idées pour mieux penser une « citoyenneté démocratique écologique ». 

À l’occasion de la polémique sur l’appartenance des écologistes à la gauche, plusieurs dirigeants des Verts ont eu beau jeu de rappeler que cette dernière avait trop longtemps communié dans le productivisme pour être digne de confiance. Le constat est difficilement attaquable, et le nouveau livre de Serge Audier fournit à cet égard de nombreuses pièces à charge. 

Dans son introduction à L’Âge productiviste (La Découverte), l’auteur assume d’ailleurs « un geste autocritique : tant au plan philosophique que programmatique, la gauche, héritière des idéaux de liberté, d’égalité et de progrès, a majoritairement rencontré des problèmes structurels avec la question écologique. En ce sens, ses noces le plus souvent manquées avec l’écologie scellent aussi tragiquement sa responsabilité historique dans la crise actuelle », à savoir celle du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. 

L’ouvrage d’Audier a cependant pour intérêt de fournir les clés d’un procès équitable, loin des postures caricaturales, qui emporte d’autant plus la conviction qu’il embrasse un spectre géographique, temporel et thématique forçant le respect. La volonté de délivrer des appréciations nuancées, fondées sur des références foisonnantes, est même l’une des caractéristiques les plus saillantes de son travail.

D’une part, le philosophe exhume les réflexions et les alertes écologistes de nombreux scientifiques et intellectuels, qui s’inscrivaient dans les courants républicains, socialistes, communistes et anarchistes de leur temps. Toujours dans l’introduction, il paraphrase le «  pourquoi ont-ils tué Jaurès ?  » de Brel en se demandant « pourquoi ont-ils oublié Schrader ? », ce géographe français du début du XXe siècle qui décrivait en termes frappants le potentiel destructeur du développement des forces productives. Et tout au long de l’ouvrage, il multiplie les signalements d’auteurs à la postérité variable, qui ont en commun d’avoir fait preuve d’intuitions écologiques.

D’autre part, il souligne la responsabilité écrasante des acteurs et idéologies que l’on peut ranger à droite. Il ne néglige certes pas les tendances anti-industrielles de tout un pan de la pensée conservatrice voire libérale, de même que l’hétérogénéité du néolibéralisme balbutiant de l’entre-deux-guerres (les pages sur les contradictions de Wilhelm Röpke – défenseur de la libre entreprise et contempteur du dirigisme, mais regrettant les dévastations du capitalisme historique – sont parmi les plus intrigantes et intéressantes du livre). Pour autant, il montre à quel point les tendances néolibérales les plus influentes jusqu’à nos jours n’ont eu de cesse de combattre violemment les lanceurs d’alerte à propos des défis environnementaux, au nom du libre marché. 

Serge Audier ne se contente donc pas de philippiques unilatérales contre la gauche historique, dont il connaît et continue de révéler un « patrimoine scientifique, philosophique, moral et politique profondément enseveli ». Il avait cependant déjà réalisé l’essentiel de ce travail dans un précédent opus,La Société écologique et ses ennemis. Ces fameux « ennemis », qui n’apparaissaient qu’en arrière-plan de la démonstration, sont cette fois au cœur d’une enquête intellectuelle de presque mille pages, portant sur les raisons de leur triomphe. 

Et s’il reconnaît le « poids déterminant » du capitalisme et de ses défenseurs, il invite également à ne plus voir la gauche comme une victime passive de ces derniers. Celle-ci aurait « largement intériorisé l’imaginaire capitaliste lui-même, y compris – et peut-être surtout – dans ses formes en apparence les plus anticapitalistes ». À cet égard, le premier chapitre plante bien le décor, en évoquant l’influence durable et internationale de l’approche « ingéniérique » de Saint-Simon et de ses héritiers, aussi bien que la diffusion très large d’une confiance aveugle dans le progrès technique et scientifique, des républicains bourgeois jusqu’aux tenants de l’utopie communiste. 

Audier s’attarde ensuite sur le marxisme, en faisant la part des choses entre Marx et son camarade Engels, leurs évolutions respectives, et la doctrine adoptée par les partis s’en réclamant. Restituant la « complexité » de la pensée du premier, il en souligne également les aspects les plus vulnérables à une interprétation appauvrie, qui fut effectivement celle que délivra le parti social-démocrate le plus puissant d’Europe, le SPD allemand. Dès les années 1890, « le projet d’un productivisme autoritaire et étatisé, court-circuitant les luttes démocratiques sur les finalités de la production, se trouve ainsi déjà en germe – et il se déploiera ensuite sous diverses formes, selon des évolutions imprévisibles, depuis le réformisme modéré jusqu’au totalitarisme, en passant par la technocratie progressiste ».

La suite de l’histoire apparaît comme un enchaînement d’occasions manquées. Dans les années 1930, le productivisme commence à faire l’objet d’une critique systématique, qui pointe la perte de sens d’un travail parcellisé, aussi bien que les gâchis urbanistiques et esthétiques d’un développement irraisonné. Mais la gauche se révèle incapable de s’en emparer, laissant le terrain à des nébuleuses aux orientations ambiguës, à l’instar du groupe L’Ordre nouveau en France, qui voit dans le fordisme et le stalinisme des « jumeaux ennemis » et dénonce la « prolétarisation de la vie », tout en présentant des penchants clairement réactionnaires. 

De façon générale, le débat idéologique se polarise alors entre des tendances (néo)libérales et dirigistes ou socialistes, qui ont commun une appréciation positive de l’industrialisme et de la croissance économique qu’il a impulsée : « Autant dire que la question environnementale n’est pas leur problème – ni pour les uns, ni pour les autres. »

Plusieurs décennies plus tard, l’euphorie expansionniste du second après-guerre se dissipe. Certains partis issus du mouvement ouvrier abritent des tentatives de tournant écologiste (comme les social-démocraties nordiques ou le parti communiste italien de Berlinguer), mais celles-ci feront long feu. Des mouvements nouveaux se structurent autour d’idées écosocialistes, éco-communistes ou plus anarchisantes, faisant déjà le lien entre les dominations capitaliste, patriarcale et écologique, mais ils restent très minoritaires. Tous se révèlent incapables d’entraver la contre-offensive néolibérale des années 1970-80.

Audier constate ainsi que « ni la gauche la plus productiviste ni la gauche écologique hétérodoxe en gestation ne furent en mesure de faire face aux défis » de l’époque, que ce soit en raison du poids de la culture productiviste incorporée par les uns, de la « faiblesse organisationnelle et stratégique » arborée par les autres, ou de la séduction persistante de la société de consommation. Autant de facteurs que l’auteur évoque à nouveau pour pointer les limites des mobilisations altermondialistes du tournant des années 2000, quand bien même « quelque chose des énergies utopiques des années 1960-70 » a resurgi. 

Logique de puissance et productivisme

Au fil de sa chronique de deux siècles d’impossibles noces entre les gauches et le projet d’une cité écologique, Audier exhume des projets et des figures marginales, mais aussi des épisodes souvent ignorés quoique beaucoup plus significatifs. 
Le lecteur découvre ainsi l’expérience suisse deMonte Verità, où artistes et écrivains firent vivre une communauté aux principes libertaires et naturalistes. « Au milieu des châtaigniers, des mimosas et des palmiers », à l’abri des soubresauts du monde, se pratiquaient de façon isolée « des formes d’agriculture naturelle, le végétarisme, le nudisme, les bains d’eau pure et de soleil ». Plus tard, un certain Paraf-Javal prolongea l’esprit de ce laboratoire unique. Se revendiquant « naturien », critique féroce de la propriété, il fustigea le « faux communisme ultra-autoritaire et industrialiste » de l’URSS.

À côté de ces personnages sans guère d’influence, les milieux environnementalistes ont réussi à inscrire – au moins pour un temps – leurs préoccupations à l’agenda des États les plus cruciaux pour le devenir des sociétés humaines, et pourtant connus comme les plus engagés dans la démesure productiviste. Ce fut le cas en Russie durant les premières années de la révolution bolchévique, ce qui s’est traduit par la création de nombreux parcs nationaux et l’allocation de moyens considérables à la recherche sur les problèmes écologiques, celle-ci ayant permis d’authentiques percées scientifiques telles que la formulation du concept de « biosphère ». Aux États-Unis, le New Deal de l’administration Roosevelt a inclus des programmes visant explicitement à la restauration d’écosystèmes dégradés et à la protection pérenne de la faune et de la flore.
 
Inutile de dire que dans l’un et l’autre cas, ces initiatives ne pesèrent pas lourd face à la fuite en avant dans l’industrialisation et le recours aux méthodes tayloristes et fordistes, puis aux coups d’accélération du développement à tout prix des forces productives, que ce soit dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale ou dans celui de l’affrontement entre les blocs occidental et soviétique. De telles expériences, invariablement conclues par le triomphe du modèle productiviste, sont justement l’occasion de s’interroger sur les causes du blocage systématique des alternatives écologiques. 

À cet égard, Serge Audier fournit de nombreuses pistes, mais ne les hiérarchise ou ne les articule pas assez à notre sens. En particulier, il nous semble que la logique de puissance des États ne fait pas l’objet des développements qu’elle mériterait. Cela n’enlève rien à la force d’attraction du credo productiviste, qui comporte la promesse attrayante d’un dépassement du problème de la rareté, aussi bien qu’il reflète une fascination certaine pour la technique et la perspective d’une maîtrise absolue du globe par l’espèce humaine. 

Cela dit, on peut émettre l’hypothèse que les penchants prométhéens ont été plus qu’encouragés, ou en tout cas favorablement « sélectionnés » par un système international dans lequel les États en compétition ont besoin de compter sur une économie et des moyens de défense forts. Dans L’Événement Anthropocène, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz consacrent d’ailleurs un chapitre à ce qu’ils baptisent le « Thanatocène », évoquant à quel point « les gains de productivité et les gains de destructivité ont suivi la même tendance ». Les développements technologiques sur le front militaire, en temps de guerre comme en temps de paix, ont ainsi impulsé ou prolongé la « tendance à l’exubérance énergétique » qui dérègle actuellement le système Terre.

Audier évoque bien sûr ce facteur à plusieurs reprises. Il indique par exemple que pour la jeune Union soviétique à l’existence précaire, en proie à la guerre civile comme à l’hostilité des pays capitalistes, « l’industrialisation la plus rapide et efficace possible » a été perçue comme « un impératif vital ». Il montre également que la véritable « guerre à la nature » qui se déploya dans la Chine de Mao était au service des autres guerres affichées contre l’impérialisme, la bourgeoisie et les dissidents, « le tout sur fond de ce qu’on pourrait appeler la concurrence productiviste entre les nations ».

Toutes les conséquences n’en sont néanmoins pas tirées dans l’ouvrage. S’il y a quelque chose de déprimant à constater à quel point ont été balayées les réflexions et alertes précoces sur la destruction écologique, il y a quelque chose d’encore plus inquiétant à envisager l’hypothèse selon laquelle les logiques de puissance, propres à un système interétatique, sont probablement la source de blocage la plus massive (et paradoxalement la moins évoquée par les militants écologistes).

On peut bien sûr espérer que dans un sursaut salvateur, un régime international efficace voie le jour pour décarboner les économies et protéger le vivant. En un sens, il s’agit de la dimension cosmopolite que Serge Audier attribue volontiers à l’« éco-républicanisme » qu’il défend dans son épilogue. Dans cette perspective, les « droits et devoirs socio-écologiques » ne doivent pas seulement être élargis aux générations futures et aux autres espèces, mais appliqués au-delà des frontières stato-nationales. L’histoire des accords sur le climat, de même que la perspective d’un système international dont la multipolarité nourrira les rivalités autant que les coopérations, ont cependant de quoi rendre pessimiste. 

L’auteur, qui critique à juste titre les espoirs naïfs dans une autogestion généralisée qui se passerait de la forme étatique, reste assez flou sur les stratégies concrètes qu’impliquerait un éco-républicanisme se gardant « de prôner l’abolition de l’État-nation » mais concevant « la nécessité d’élargir les formes juridiques et les modes de coopération au plan européen et mondial ». Pour être tout à fait équitable, gagner en précision irait bien au-delà de la tâche qu’il s’est fixée dans un ouvrage déjà ambitieux, qui se conclut par une évaluation de ce qui est à prendre et à laisser parmi les idéologies de la modernité.

En effet, ce n’est pas le seul goût pour l’érudition qui fait courir Serge Audier. Contre les tentations de considérer comme globalement obsolète l’héritage des courants intellectuels antérieurs à l’écologie politique, il voit au contraire dans ces derniers, et leur pluralité interne, des garde-fous précieux pour penser la liberté et l’égalité à l’heure de l’Anthropocène. Tout en démontant l’idée selon laquelle l’écologie serait nécessairement conservatrice ou réactionnaire, il n’écarte pas le potentiel liberticide de certaines positions. À l’inverse, sans nier que des libéraux puissent se vouloir sincèrement écologistes, il affirme le caractère indispensable d’« instances contraignantes collectivement et démocratiquement choisies », capables de développer des formes de propriété sociale et de proposer des limites à l’accumulation, que les libéraux traditionnels n’ont jamais acceptées.

La passion communicative de Serge Audier pour son sujet, ainsi que la clarté avec laquelle il parvient à restituer les idées des auteurs qu’il passe en revue, se révèlent à ce titre des atouts indéniables. L’Âge productiviste, après La Société écologique, s’offre comme une ressource intellectuelle incontournable pour toutes celles et ceux qui cherchent à affronter en toute lucidité les contradictions mortifères de notre civilisation thermo-industrielle. 

Entretien avec Serge Audier, philosophe et maître de conférences, auteur de « L’Âge productiviste » (La Découverte).

Aux sources de l’hégémonie productiviste

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