Tiré du blogue de l’auteur. L’auteur est journaliste.
« Nous avons créé une légende à partir d’un massacre », Baldwin
« La perception n’est pas fantaisiste, elle est destructrice », Emerson
« Les mots justes, trouvés au bon moment, sont de l’action », affirmait la philosophe Hannah Arendt, pour qui le « dire du monde » est autant le « faire du monde ». La fonction performative du langage est aussi vieille que le « Fiat Lux ». Ce qui est construit par les mots peut être perçu réel dans son existence et ses conséquences.
Ramenée aux médias, la remarque d’Arendt revient à poser que le journalisme est aussi action. Il ne se contente pas de dire le réel. Il tisse la perception du monde. Les médias opèrent une mise au monde et une institutionnalisation de leur interprétation des faits. Cet ordonnancement médiatique puissant doit être compris pour une vraie citoyenneté. Car le drame est que ce qui est vrai pour les « mots justes » l’est tout autant pour les mots injustes. Voici pour la théorie.
Le massacre du 7 octobre 2023, et la guerre contre Gaza qui a suivi, ont ouvert une parenthèse médiatique singulière en raison de l’anomalie paroxystique de cette couverture médiatique. C’est à dessein que je précise « contre Gaza » et non « à Gaza », la population civile étant la première victime de ce conflit. Un « anathème » disent certains politiques israéliens, reprenant ainsi les termes bibliques de la conquête de Canaan. « Futuricide » posent des juristes tant l’armée israélienne s’est acharnée à empêcher tout avenir pour les Palestiniens dans la Bande de Gaza.
Dans quelle mesure le narratif médiatique a permis et accompagné cette guerre contre Gaza est la question qui devrait nous hanter. Quels mots injustes, pour reprendre la catégorisation d’Arendt, ont fourni le sous-bassement rhétorique aux crimes que de nombreux juristes qualifient déjà de crime de génocide ?
Si les médias n’ont pas construit la route qui mène aux crimes de guerre, ils l’ont pour certains pavée, la rendant praticable et facile.
Au commencement donc, il y a une stupéfaction. Les exemples abondent de ce qu’il faut bien appeler une distorsion médiatique des faits. Au lieu d’interroger et de douter de chaque affirmation de l’armée israélienne, les médias ont endossé leur récit univoque. Un grand renversement des principes mêmes du journalisme, qui enseigne pourtant que la première règle est celle des 5W ou « who, what, where, when, why ». Pourtant, le « pourquoi » n’existe pas quand il s’agit des Palestiniens. Des victimes sans cause, comme flottant dans les limbes de l’évènement autogénéré.
Dans cet océan d’étonnements, un exemple. Ce « Merci, mon Colonel » qui venait conclure chaque prise de parole d’Olivier Rafowitz sur des plateaux français. Le mot semblait rouler avec gourmandise dans la bouche des journalistes qui concluaient ainsi le déroulé du parole du porte-parole francophone de l’armée israélienne. Sans doute, le frisson à peu de frais de toucher la chose militaire, d’ « en être » depuis un plateau tv confortable. C’était là l’acquiescement à un tapis de mots qui venait justifier les tapis de bombes qui avaient troué le ciel, la terre et la chair de Gaza. Ce « Mon Colonel » faisait des journalistes les supplétifs empressés de la communication israélienne. Des soldats en somme, pour l’autre guerre, l’informationnelle, sans laquelle la guerre sur le terrain aurait été moins aisée.
Ce colonel remerciera à son tour BFMTV de faire “du travail excellent par rapport à la présentation du conflit ». La présentation seule, celle qui fige dans un présent décontextualisé. Car jamais ces journalistes ne poseront la seule question qui vaille devant le représentant d’une armée qui empêche tout journaliste d’accéder au terrain. Pourquoi ce blocus informationnel ? Rompez !
Devant le traitement médiatique de Gaza, il m’est souvent arrivé de repenser à un apologue de la tradition juive. On raconte qu’au 19e siècle, passant par hasard dans un shtetl polonais, un célèbre archer remarqua un nombre important de cible avec la flèche figée à chaque fois dans le mille. Il voulut rencontrer cet archer de talent et devant son insistance, les villageois finissent par lui présenter un homme tout tremblant de vieillesse. Le visiteur, étonné, veut voir de ses yeux les prouesses de l’archer cacochyme. Ce dernier se saisit de l’arc, ferme les yeux, tire sa flèche au hasard et va tranquillement dessiner la cible à la craie…la flèche au milieu. Voilà comment opèrent certains médias. Le réel importe peu, une fois la flèche du récit figée. Il s’agit simplement, par la représentation médiatique, de maintenir ce récit au centre.
La déraison médiatique
Le récit médiatique de Gaza a été tissé de ces scènes répétées, lesquelles venaient créer comme une alter-réalité, une distorsion des faits et du réel. Et on ne cessera de s’étonner que le dispositif médiatique ait produit tant d’irrationalité. Comment ce même dispositif réglé a produit de la fiction au lieu de rendre compte du réel ? Il m’est souvent arrivé, à titre personnel, d’avoir l’étrange impression de me trouver devant un conte de fées naturalisé plutôt que face à un travail journalistique. Le dispositif médiatique sur Gaza rationalise (de plus en plus laborieusement) l’irrationnel et l’inacceptable. La lingua franca médiatique normalise le génocide.
Certes, la couverture de Gaza a d’abord renouvelé les travers inhérents aux médias. Banalité de la mésinformation et de la désinformation. La communication d’Israël a misé sur ces effets structurels. Les médias mainstream ou Corporate media, comme disent les anglo-saxons, fonctionnent d’abord en vase clos et s’abreuvent aux mêmes sources. Une structuration du récit par les grandes agences de presse internationales qui fournissent le matériau premier. Les médias sont également conservateurs au sens où ils tendent à valider l’ordre existant, quel que soit cet ordre. La parole institutionnelle rassure les journalistes, et de glissement en glissement, ils s’en font désormais les rapporteurs et relais disciplinés plutôt que les questionneurs distants. La sociologie des journalistes participe aussi de ce conservatisme. Chaque journaliste apporte avec lui un univers mental et social. Que certains n’en aient pas conscience, comme le poisson rouge ignore qu’il évolue dans l’eau et qu’il est constamment mouillé, n’empêche pas ce fait.
Le récit médiatique fonctionne par la répétition, l’amplification et la saturation. “L’esprit de gramophone”, selon l’intuition géniale de George Orwell pour qui la propagande des démocraties se faisait moins par la répétition de la force que par la force de la répétition. Ce mécanisme a joué sa part pour Gaza, notamment avec la répétition de formules, dont la plus péremptoire et paralysante : “Israël a le droit de se défendre”. Pourtant, Israël se défend contre une population civile occupée qui, elle, a juridiquement le droit de se défendre contre cette même occupation. Dans les limites du droit international.
L’imposition du récit premier a également joué, à travers le recours à des codes journalistiques rassurants. D’où ces scènes d’”explication” (en hébreu, Hasbara) sous les hôpitaux palestiniens bombardés car accusés d’être des QG du Hamas, images et visites fournies gracieusement par l’IDF. Constat déplorable pour notre profession, cette communication a fleuri sur la paresse des médias qui se sont fait chambre d’échos et de validation plutôt qu’instance de vérification.
Autre mécanisme de communication sur lequel s’est appuyé l’armée israélienne, celui de l’habituation. Un paradigme s’est installé devant les exactions israéliennes à Gaza : d’abord le scandale, puis l’habituation et enfin le trop-plein qui pousse à l’apathie morale. Ainsi les bombardements d’hôpitaux ont d’abord choqué, puis leur répétition est devenue un déjà-vu et un déjà-dit médiatiques pour lesquels l’indignation n’avait plus de souffle. Si bien qu’en mai 2025, à la télévision israélienne, le député Zvi Sukkot a pu déclarer : « Vous pouvez tuer 100 Gazaouis en une nuit, et personne ne s’en soucie ». C’est cela l’habituation médiatique, un dynamique constante de l’acceptable et donc de l’inacceptable. Les médias ont fini par normaliser les situations anormales car « When everything is outrageous, nothing is outrageous »…
Cette guerre contre Gaza n’a pas échappé à un aplanissement des faits. Le dispositif médiatique objectivise toute parole et opinion, la plaçant sur le même plan que les faits. Ce métier est aussi en lambeaux par la multiplication des doxosophes ou prédicateurs de plateau, plus communément appelés “éditorialistes”. La grande ruse de l’éditorialiste est qu’il n’est pas tenu à la vérification des faits mais à leur seule interprétation. Il ne s’agit plus de savoir mais de croire.
À défaut de réalité, le récit médiatique de Gaza a produit un effet de réalité par la répétition, l’équivalence entre faits et opinion, le recours à des experts inexpérimentés, aux slogans. Autrement dit, par le recours, via un discours aux apparences rationnelles, à une mythologie. Car c’est là la force du dispositif médiatique, il rationalise, confère à un récit le vernis de la démonstration et du réel. La structuration entre logos et mythos ne veut dès lors plus rien « dire », dans tous les sens du terme. La différence entre le discours logique et l’art de la fable, voire de l’affabulation, disparaît sur certains médias.
Nous avons aussi assisté, avec Gaza, à une pétrification du langage et à sa descente dans le non-sens. Un bréviaire de mots, psalmodiés comme un credo. Ainsi « Israël est la seule démocratie du Moyen-Orient », sans que jamais on n’interroge la santé d’une démocratie effective seulement pour une partie de la population qui vit entre la mer et le Jourdain. Quand bien même la presse israélienne alerte sur le glissement illibéral du pays avec un Netanyahou si occupé à survivre politiquement qu’il met au pas les contre-pouvoirs du pays.
Avec la couverture médiatique de Gaza (et il faut peser l’ambivalence du mot “couverture”, qui tient autant du dévoilement que de l’occultation), nous avons assisté à la disparition du réel. Le grand paradoxe, ou la grande perversité, est que cette disparition s’est faite sous couvert d’information et de réalité.
C’est l’avenir du réel qui se joue là aussi. L’hyperréalisme induit par le dispositif médiatique a accouché d’un nihilisme médiatique comme destruction de la réalité. En bout de chaîne médiatique, le peuple palestinien en paie le prix du sang.
D’effacement en occultation
Je ne cesse d’être frappée par la mythologie qui accompagne le récit médiatique sur Israël. Tout se passe comme si s’opérait sur ce pays un transfert d’une sacralité étrange par un Occident aux cieux pourtant vidés de sens.
Par sacralité, il faut entendre ce mot au sens premier, religieux : séparé. Israël est un pays “mis à part”. Une absence de normalité qui se perçoit dans un paradoxe épais : Israël est tellement moral qu’il échappe aux règles morales communes.
Cette sacralisation d’Israël en vient à attribuer à ce pays des caractéristiques quasi divines. Le nom de ce pays ne doit pas être “pris en vain”, comme le nom de Dieu dans le décalogue, notamment avec cette incapacité à le nommer et désigner sa responsabilité dans les crimes commis à Gaza. D’où ces titres flottants, où la conséquence était nommée sans que jamais la cause ne le soit. Les Palestiniens meurent, la famine s’installe, les hôpitaux sont détruits comme par la magie d’une volonté désincarnée et anonyme.
Israël ne bombarde pas mais “frappe”, comme le ferait un Dieu punisseur et omniscient. Ce pays apparaît alors comme ontologiquement “innocent” et donc irresponsable. Une théodicée en somme que le récit médiatique vient construire. La guerre contre Gaza doit être saisie dans un tel prérequis narratif, d’autant plus puissant qu’il est non-dit.
Cette incapacité médiatique à nommer la responsabilité d’Israël tout en décrivant les conséquences de ses actes a constitué un véritable obstacle épistémologique pour les médias, surtout occidentaux. Un écueil non nommé qui a donné lieu à toutes ces circonvolutions absurdes observées dès qu’il s’agissait de nommer les actes israéliens. D’où le recours au vocabulaire de la catastrophe naturelle ou encore à la tragédie, avec sa cohorte de déresponsablisation. Ainsi, il a été plus facile à certains médias de parler de “crise humanitaire” pour la famine à Gaza que de documenter les entraves des autorités israéliennes à l’entrée de vivres, pourtant parfaitement documentées par les ONG, l’ONU ou surtout des journalistes palestiniens et israéliens.
Autre observation, le récit médiatique s’inscrit dans une chronologie comme débutée seulement le 7 octobre. L’interprétation du massacre du 7 octobre a été comme figée dans un éternel présent, sans cesse réactualisé. Un événement sans cause, comme apparu soudainement dans un vide serein et paisible. Si rien n’excuse ce massacre de civils israéliens, comme tout massacre de civils, il s’inscrit dans un continuum historique. Ne pas appréhender les événements ainsi est se condamner à les reproduire.
Cette vision médiatique de l’histoire israélo-palestinienne rappelle ce que le philosophe Charles Mills appelle une « épistémologie de l’ignorance ». Les évènements semblent se produire dans un vide où le rôle du colonialisme, de l’impérialisme, du racisme, dans la formation des dynamiques contemporaines est tout simplement ignoré. Ce vide épistémologique a rendu là encore le récit médiatique incomplet, voire absurde. Rien n’explique le 7 octobre quand tout se justifie par ce même évènement.
La société israélienne comme certains médias occidentaux ont été traversés par des « États de déni », selon l’expression et le livre éponyme de Stanley Cohen, lequel s’est inspiré de son expérience de militant des droits humains en Israël pendant la première Intifada à la fin des années 1980. S’appuyant sur cette expérience, le sociologue israélien décrit un répertoire de dénis employés en Israël : « Cela ne s’est pas produit » (nous n’avons torturé personne) ; « Ce qui s’est produit est autre chose » (il ne s’agissait pas de torture, mais de « pressions physiques modérées ») ; « Il n’y avait pas d’alternative » (la torture un mal nécessaire).
Dès lors, "Il n’y a pas de génocide à Gaza" ; "il n’y a pas de journalistes à Gaza" ; "il n’y a pas de famine à Gaza" ; “il n’y a pas de civils à Gaza”. Autant de négations qui me rappellent la blague juive de ce chaudron neuf qui n’avait jamais été prêté mais a été rendu troué. Gaza est comme ce chaudron tout à la fois neuf et troué, perdu et jamais prêté : une impossibilité épistémologique.
Autre conséquence de cette sacralisation d’Israël, se note dans le récit médiatique une sur-présence d’Israël qui a pour pendant exact l’effacement des Palestiniens. Les Palestiniens sont généralement décrits comme étant « morts » ou « tués » dans des frappes aériennes, sans mention de l’auteur de ces frappes. Les victimes israéliennes, en revanche, sont « massacrées » et « égorgées ». S’ils apparaissent, les corps des Palestiniens sont une masse indistincte-, foule, groupe, tas, dans la vie comme dans la mort. À l’opposé, chaque Israélien est individualisé, doté d’affects trop souvent refusés aux Palestiniens. L’hyperbole pour décrire les souffrances israéliennes a eu pour pendant l’euphémisation, voire la silenciation des souffrances palestiniennes. La couverture de la guerre contre Gaza est aussi, paradoxalement, l’itinéraire de la disparition d’un peuple en sursis, comme tout peuple colonisé.
Dans le récit médiatique fait de Gaza, si les Palestiniens apparaissent, ils ne le sont qu’à travers leurs corps meurtris. Peu de place est faite à leur psyché, désir et volonté. Ils sont éternels sujets et objets d’un récit qui les dépouille de leur agentivité et souveraineté individuelle. En revanche, les affects israéliens sont mis en avant, en psyché individuelle dont seuls les Israéliens semblent dotés. Avec cet effacement médiatique, les Palestiniens ont subi tout autant une violence physique qu’une violence symbolique. Le drame est que ce traitement médiatique différencié a donné lieu à une “économie” macabre et raciste, où se trouvent figées les catégories de victime, la violence légitime, et in fine la justification de la destruction. Gaza révèle ainsi un ensauvagement policé et une radicalisation des médias occidentaux.
Outre la dévastation physique, les Palestiniens se sont vus opposer le refus implicite de raconter eux-mêmes cette guerre et ce qu’elle leur fait. Je me suis souvent demandé dans quelle mesure cela tenait aussi à des réflexes racistes inconscients, la parole “arabe” étant systématiquement dépréciée et suspecte quand celle d’Israël, présentée et perçue comme conforme aux normes occidentales de rationalité, était reçue sans recul et doute.
Edward Saïd avait déjà décrit ce mécanisme de dépossession de la parole sur soi. Ce que l’intellectuel palestinien appelait “Permission to narrate” ou l’autorisation de raconter. “Dès les débuts des spéculations occidentales sur l’Orient, la seule chose que l’Orient ne pouvait pas faire était de se représenter lui-même”, analysait-il.
Le traitement médiatique de Gaza n’a rien de nouveau sous les cieux sépia de l’orientalisme.
Le récit palestinien, ou plutôt le témoignage, a été d’emblée soupçonné, là où le récit israélien était médiatiquement objectivité. Alors même que les médias se contentaient trop souvent des dénégations officielles israéliennes. Ainsi les Palestiniens, qu’ils soient journalistes, associatifs et civils, ont très vite affirmé que l’aide du GHF servait surtout à organiser des massacres. Il aura fallu que Ha’Aretz rassemble des témoignages de soldats israéliens confirmant ce fait pour que cela soit diffusé. Mais même là, certains médias occidentaux ont préféré titré sur les réponses israéliennes plutôt que sur l’enquête elle-même.
Là encore, comment ne pas y déceler un effet de cet orientalisme qui attache aux peuples sémites les travers de fourberie, d’exagération et de mensonge. Ce que la société israélienne a ramassé dans le mot-valise “Pallywood” qui emporte l’idée que les Palestiniens mettent en scène leur propre souffrance. En cela, et je ne cesse de m’en étonner, la société israélienne projette sur les Palestiniens ce regard orientaliste qui, au cœur de l’antisémitisme européen, était projeté sur les Juifs. L’histoire de cet antisémitisme est traversée de ces mêmes accusations d’exagération et de lamento, même au plus fort des massacres et persécutions. Même au sortir des camps de concentration et d’extermination.
Tout se passe comme si c’était opéré un transfert tragique, celui de l’orientalisme européen vis-à-vis des Juifs vers la société israélienne vis-à-vis des Palestiniens. C’est peut-être en cela que la société israélienne est profondément une société orientaliste et donc une société occidentale, selon l’intuition d’Edward Saïd pour qui Orientalisme et Occidentalisme fonctionnent en symétrie inversée. C’est par cet orientalisme, et donc par le traitement des Palestiniens, qu’Israël entend aussi s’affirmer comme partie prenante de l’Occident.
Les petits soldats de l’occidentalisme
Tout récit est traversé d’un méta-récit, sous-texte ou pré-texte, d’autant plus puissant qu’il est implicite. Le récit médiatique n’échappe pas à cette règle. Depuis le 7 octobre 2023, des méta-récits ont singularisé la couverture de la guerre contre Gaza. Ce sont ceux-ci qui font aussi que le génocide à Gaza a été permis par ce récit médiatique.
D’abord, il me semble que la colonisation des Palestiniens et le génocide des Gazaouis a été implicitement vus par les médias occidentaux, comme la réparation du génocide juif. Et c’est sans doute là que gît le nœud tragique de ce qui se joue à Gaza et plus largement en Palestine. Le sang versé reste innocent.
Cette grille de lecture est tout droit issue de la Seconde Guerre Mondiale, quand l’Occident a dû se rejustifier après un génocide industriel d’ampleur inédite. Sur les cendres et le scandale d’Auschwitz, l’Occident a reconstruit sa fausse innocence. En soutenant coûte que coûte le gouvernement israélien, l’Occident est persuadé d’avoir tourné le dos à ce qui a mené aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, à Gaza, l’Occident répète ses fautes.
Dans la couverture médiatique de Gaza et la Palestine, il s’est agi beaucoup moins de défendre Israël que de défendre l’Occident auquel Israël a été identifié (et s’est identifié). À la retraumatisation constante d’Israël à travers un vocabulaire emprunté au plus fort des persécutions européennes (pogrom, extermination, génocide) a fait écho la rejustification ou la rédemption, au sens quasi religieux, de l’Occident. Plus Israël est sans équivoque la seule victime, plus l’Occident se justifie.
Mais ce récit lié à cette guerre fondatrice s’échoue et se brise désormais à Gaza. Un autre récit a émergé, celui des pays du sud. Il est ainsi significatif que ce soit l’Afrique du sud, pays qui sait dans sa chair ce qu’est le racisme, qui a la première saisi les instances internationales, CIJ comme CPI, pour alerter sur la situation à Gaza. À cette initiative sud-africaine se sont très vite ajoutés d’autres pays, le groupe de La Haye, dont la majorité sont d’anciennes colonies européennes. Rompus au colonialisme européen, ces pays considèrent Gaza comme l’un des derniers scandales coloniaux.
Gaza fait sens et signe comme la persistance d’un ordre mondial occidental qui s’accroche à ses derniers privilèges. C’est pourquoi il faut imaginer Israël comme un double ou une projection de l’Occident. Un pays auquel est autorisé des comportements que l’Occident se refuse ouvertement et s’accorde plus discrètement. Alors que la politique ethnique est mal vue en Occident, Israël est autorisé à la pousser jusqu’à ses extrêmes meurtriers, comme l’apartheid, la colonisation, les guerres dites préventives et réellement prédatrices. Quand un Louis Sarkozy affirme qu’ « ils crèvent tous. Israël fait le travail de l’humanité », que le chancelier Merz affirme en marge du G7 (groupe occidental s’il en est) qu’ « Israël fait le sale boulot pour nous » ou que, en religiosité hallucinée, le sénateur américain Ted Cruz affirme qu’ "dans la Bible, ceux qui bénissent Israël seront bénis", tous font d’Israël le gladiateur ou le proxy de l’Occident, pour parler le langage moderne de la géopolitique. Autrement dit, Israël mène les guerres symboliques et réelles d’un Occident alarmé par sa propre chute. Telle est l’incohérence au cœur de l’ordre libéral occidental que Gaza a aussi révélée.
À Gaza s’affrontent donc deux méta-récits : celui issu de la Seconde Guerre Mondiale, lequel a fondé l’ordre international occidental dans lequel nous vivons depuis. Et celui issu des décolonisations. Qui l’emportera se joue aussi dans la petite enclave gazaouie. Quand Benjamin Netanyahou affirme qu’Israël est aux avants postes de la lutte pour la “civilisation occidentale”, il s’agit tout à la fois de créer une solidarité automatique comme d’indiquer, comme l’affirment aussi Manuel Valls, Bernard Henri Lévy ou encore en 2014 José-Maria Aznar que “si Israël tombe, l’Occident tombe aussi”.
La pensée racialiste et civilisationnelle a détraqué nos médias. Le suprémacisme international a fait écho au suprémacisme national et inversement. La couverture de Gaza en a été imprégnée, avec la projection sur Israël du nihilisme européen cristallisé en montée des extrêmes et figuration de l’Islam comme ennemi intérieur et extérieur.
Car il existe un lien entre l’islamophobie en Occident et le soutien à Israël. La communication israélienne présente ainsi la question palestinienne non pas comme une lutte nationale mais comme une guerre de religion entre Juifs et Musulmans.
Cette lecture convient aussi bien aux messianistes évangéliques qu’aux milliardaires catholiques, tous engagés dans une stratégie de reconquête culturelle de la sphère occidentale.
Gaza restera une plaie ouverte pour les médias occidentaux. Ils se sont fait les soldats zélés d’un occidentalisme plutôt que les défenseurs de principes universels. Un génocide plus tard, la couverture de Gaza a ravivé les clichés et tropes les plus dangereux de l’antisémitisme. Là est aussi la gravité du traitement médiatique de la guerre à Gaza. Là est aussi notre grande responsabilité.
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