Édition du 9 septembre 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Les Etats-Unis dans la zone crépusculaire

Dans cette zone crépusculaire des Etats-Unis post-constitutionnel, où la Constitution est remise en question par le deuxième mandat de Trump, des conflits imbriqués sont en train de converger. Ni l’ordre national ni l’ordre mondial ne sont plus « fondés sur des règles » de la manière dont on le pensait auparavant. Les conséquences sont imprévisibles, mais risquent d’être explosives.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
30 août 2025

Par Against the Current

Chicago : défense des droits des immigrés lors du 1er mai. (Sarah Jane Rhee)

Bien évidemment, les socialistes sont les critiques les plus virulents de l’ordre constitutionnel tant vanté des États-Unis, avec toutes ses barrières antidémocratiques solidement ancrées. Et « l’ordre international fondé sur des règles » a toujours signifié pour les pays du Sud une domination et une exploitation impérialistes, un endettement écrasant et des massacres.

Nous reconnaissons toutefois que les offensives actuelles menées par la droite et les forces ultra-racistes et suprémacistes chrétiennes, facilitées par le cloaque sans fond dans lequel se vautrent Trump et ses acolytes corrompus, visent clairement à paralyser les droits et libertés démocratiques fondamentaux, et non à les étendre. Cela doit être le point de départ de toute discussion sérieuse sur la situation actuelle. Les crises qui requièrent une attention particulière à l’heure actuelle sont les suivantes :

1) La destruction génocidaire de Gaza et la menace imminente qui pèse sur la survie du peuple palestinien sur sa terre. L’impérialisme américain est indifférent au sort de la Palestine : n’importe quelle issue lui convient, tant qu’il y a « stabilité » et suprématie américaine au Moyen-Orient.

Mais le gouvernement israélien actuel, et le mouvement néonazi des colons qui dicte son programme, envisagent un avenir dans lequel aucune population palestinienne substantielle ne viendrait entraver l’expansion du « Grand Israël ». Ce projet exige le déplacement massif de la population de Gaza (et de Cisjordanie), mais il n’y a bien sûr nulle part où les envoyer.

La réalité de la privation généralisée de nourriture à Gaza, telle qu’elle avait été prédite avec précision il y a plusieurs mois, ne peut plus être cachée à la communauté internationale ni à l’opinion publique américaine, d’où l’effondrement du soutien à Israël et à la politique américaine, en particulier parmi les jeunes et les électeurs du Parti démocrate. À l’échelle mondiale, le spectacle de cette catastrophe est en train de détruire le prestige et l’image de « pays pilote » des États-Unis, même si cette dynamique n’est pas encore assez rapide.

En attendant, ce « crime impérialiste du siècle » alimente directement la politique américaine. Le gouvernement Trump exerce une dictature et fait chanter les universités américaines en utilisant comme arme la diffamation pour dénoncer « l’antisémitisme rampant sur les campus » (voir l’analyse détaillée de Purnima Bose sur l’université de l’Indiana dans ce numéro).

Règne de la terreur dans les communautés immigrées

2) La majeure partie de la population américaine ne vit pas dans les conditions d’un État policier. Mais une partie importante de la population est confrontée précisément à cette réalité : les familles et les communautés immigrées — et pas seulement les sans-papiers, qui peuvent à tout moment être arrêtés par des agents masqués de l’ICE dans des fourgons banalisés, pour être incarcérés dans des camps de détention de masse, puis expulsés sans ménagement. La majorité d’extrême droite de la Cour suprême (il est tout à fait trompeur de la qualifier de « conservatrice ») a encouragé ces pratiques dans une série de décisions qui sont dénoncées avec vigueur dans les mises en garde éloquentes des juges Jackson et Sotomayor en particulier.

Outre le caractère proprement cruel de ce sadisme gratuit, les vagues de raids anti-immigrés, les mises en détention et les expulsions — sans possibilité de recoursvers des pays tiers (El Salvador, Guatemala, Soudan du Sud !) constituent la principale méthode utilisée par le régime Trump pour expérimenter l’exercice d’un pouvoir exécutif illimité, passant outre les procédures légales établies et les protections constitutionnelles en vigueur depuis longtemps.

Ces méthodes peuvent être étendues à tout le monde, citoyen.ne.s, résident.e.s ou autres. Le recours à des rafles massives, la proclamation de « situations d’urgence nationale » manifestement fondées sur des prétextes frauduleux pour déployer la Garde nationale et l’armée dans les rues, la démonisation de communautés de personnes bénéficiant d’un statut protégé par la loi (« ils mangent les chiens ! »), la révocation définitive de leur statut... Tout cela peut être le signe avant-coureur de mesures qui seront prises à l’encontre de populations plus larges.

Les administrations précédentes préféraient maintenir les expulsions et les déportations pour l’essentiel sous le radar, tandis que pour Trump et ses conseillers clairement fascistes comme Stephen Miller, il s’agit d’être aussi transparent et brutal que possible. Cela satisfait la base du MAGA et terrorise les communautés avec le spectre des disparitions, de « Alligator Alcatraz », de Guantanamo et de la prison-centre de torture salvadorienne CECOT.

Cette campagne pourrait entraîner une vague d’auto-expulsions de personnes pour qui il est tout simplement insupportable de vivre et de travailler dans le climat de terreur d’un État policier. D’un autre côté, les initiatives communautaires et les actions juridiques en défense des immigrant.e.s se multiplient, tandis que grossit le sentiment général de dégoût suscité par les arrestations lors des audiences judiciaires, les expulsions expéditives de jeunes et d’immigrant.e.s qui travaillent et vivent aux États-Unis depuis des décennies, voire depuis leur enfance.

Les expulsions et les rumeurs d’expulsion peuvent également avoir des effets dévastateurs dans les secteurs de l’agriculture, de la construction, de l’hôtellerie et de la restauration. Le fait est que le système d’immigration américain, défaillant et restrictif, est incompatible avec la dépendance réelle d’une grande partie de l’économie à l’égard du travail effectué par les immigré.e.s.

Le test du droit du sol

3) La tentative flagrante de Trump d’abolir le droit du sol constitue le premier défi posé à toute limitation du pouvoir exécutif arbitraire. Cette initiative a été bloquée par des décisions de justice et sera finalement examinée par la Cour suprême, à majorité d’extrême droite, dont la légitimité est également mise en cause.

Rien dans la Constitution américaine, et même peu de choses dans la langue anglaise, ne peut être plus clair que le libellé simple du quatorzième amendement adopté après la guerre civile, selon lequel toutes les personnes nées aux États-Unis « et soumises à leur juridiction » (c’est-à-dire autres que les familles de diplomates non soumises à la loi américaine) sont « citoyennes des États-Unis et des États où elles résident ».

Outre l’importance évidente que cela revêt en soi pour les personnes et les familles concernées, la suppression du droit à la citoyenneté par naissance rendrait effectivement toutes les protections constitutionnelles en vigueur, du premier amendement au droit de vote, tributaires des caprices du pouvoir exécutif.

Il en résulterait un vide béant quant à ce qui définit les conditions ouvrant droit à la citoyenneté, ou le pouvoir de l’accorder ou de la retirer, et créerait toute une classe de personnes apatrides de naissance, dépourvues du « droit d’avoir des droits » (comme l’a si bien formulé Hannah Arendt). Plus encore, la machine Trump est prête à tenter de retirer leur citoyenneté à un grand nombre de ressortissant.e.s américain.e.s naturalisé.e.s.

Si la Cour suprême – qui a déjà interdit aux tribunaux de district de prendre des arrêtés à portée nationale contre le pouvoir exécutif arbitraire – autorisait finalement le gang Trump à supprimer la citoyenneté par droit de naissance, toutes les protections constitutionnelles seraient réduites à un simple décor (y compris l’autorité de la Cour elle-même), ce qui ouvrirait la perspective d’un véritable cirque où chaque État définirait sa propre conception de la citoyenneté.

Comme dans ce scénario presque inimaginable, il n’est pas tout à fait garanti que le pays en sorte indemne, il semble logique de supposer que la tentative de Trump de s’attaquer au droit du sol sera stoppée.

Mais il y a déjà deux juges d’extrême droite (Thomas et Alito) pour lesquels aucune mesure de protection ni aucun acquis, pas même (par exemple) le droit à la contraception, n’est à l’abri d’une remise en question. Comme dans d’autres circonstances, le degré d’intérêt et d’attention du public influera sur l’issue juridique de cette véritable crise constitutionnelle.

Des contradictions explosives

4) La cupidité et l’indolence extrêmes de la classe dirigeante américaine, ainsi que le racisme à peine dissimulé d’une grande partie de celle-ci, rendent une grande partie du programme économique de Trump très attrayant pour le capital.

Mais en imposant des droits de douane de manière débridée (et souvent illégale), Trump menace la stabilité de l’économie américaine et mondiale, notamment en risquant de provoquer une récession de type « stagflation » et une hémorragie potentielle du marché obligataire, qui, via la vente de bons du Trésor, est absolument essentiel au financement de la dette américaine. Une catastrophe de l’ampleur de l’effondrement du marché immobilier de 2008-2009 ou de l’impact de la pandémie de Covid se profile à l’horizon.

Certains éléments du programme de tarification douanière ont un sens d’un point de vue impérialiste. Si les États-Unis veulent dominer le monde (ce qui n’est pas notre objectif, mais certainement celui du capital américain), ils ont besoin d’industries nationales de l’acier, de l’aluminium et des semi-conducteurs.

Mais en imposant des droits de douane généralisés, y compris à des alliés amis qui sont essentiels dans la confrontation entre les États-Unis et la Chine, ils ne font que mettre en place une taxation régressive qui pénalise les consommateurs américains les moins aisés et frappe le plus durement les plus pauvres, tout en obligeant le Canada, le Mexique et les pays européens à se démener pour trouver des partenaires commerciaux plus diversifiés.

Même cela n’est rien comparé au démantèlement du gouvernement fédéral par Trump et DOGE. Il ne s’agit pas vraiment de réduire les coûts, mais plutôt de détruire les éléments du gouvernement qui fonctionnent bien et fournissent des services essentiels, allant de la surveillance des phénomènes météorologiques dangereux à la fourniture de données économiques précises, sans oublier les menaces terrifiantes pour la santé publique que représentent les annulations de programmes de développement de vaccins et le démantèlement du ministère de la Santé et des Services sociaux.

Les observateurs sont stupéfaits de voir les « conservateurs traditionnels » républicains se soumettre au culte de Trump, approuvant les nominations au Cabinet, les coupes dans Medicaid et d’autres mesures budgétaires dont ils savent pertinemment qu’elles sont désastreuses.

Le grand « magnifique » projet de loi met le pays sur la voie de la faillite (3 400 milliards de dollars ajoutés à la dette sur 10 ans), expose les hôpitaux ruraux et certains hôpitaux urbains à un risque extrême en raison des coupes dans Medicaid, élimine des travaux de recherche scientifique essentiels et les capacités d’alertes météorologiques pour les événements extrêmes, et provoque toute une série d’autres catastrophes.

Ce qui pourrait sauver les Républicains d’une violente réaction politique, c’est le fait que le Parti démocrate est, à bon droit, encore plus impopulaire et dépourvu de toute stratégie identifiable au niveau national.

Quel est l’objectif ?

L’administration Trump n’a pas hérité d’une crise profonde et immédiate. Il existe des problèmes à long terme liés à l’appareil fédéral, et certainement un impératif impérialiste face à la rivalité croissante et à la confrontation potentielle avec la Chine. Certaines choses, comme l’enseignement supérieur, sont de moins en moins accessibles financièrement (un problème que la volonté de transformer nos universités en succursales de la Trump University aggrave au lieu de le régler).

Rien de tout cela ne justifiait la destruction totale des services publics ou les violentes attaques policières contre les communautés d’immigrants vulnérables.

Si l’on réfléchit à des exemples de régimes réactionnaires ou autoritaires, leurs politiques servent en général un objectif identifiable. La présidence Reagan des années 1980 a commencé par une forte récession provoquée par les hausses des taux d’intérêt décidées par Paul Volcker pour juguler l’inflation, puis a donné naissance à l’« économie de l’offre » néolibérale, avec des conséquences désastreuses pour la classe ouvrière, mais des avantages très tangibles pour les profits et la « stabilité » du capital.

Le coup d’État de Pinochet au Chili en 1973 a permis de contrer une potentielle révolte révolutionnaire de la classe ouvrière et a donné lieu à des « réformes » sauvages en faveur du libre marché qui, au moins au début, ont satisfait le capital et certains secteurs de la classe moyenne.

Même si l’on considère des régimes totalitaires extrêmes, les premières années du régime hitlérien ont relancé l’économie allemande, renforçant ainsi sa base politique. Et la période initiale du régime stalinien (au milieu des années 1920) en Union soviétique a été marquée par une reprise économique et quelques années relativement favorables pour la paysannerie, avant le virage violent vers la collectivisation forcée, qui a entraîné une famine génocidaire en Ukraine et d’autres horreurs.

Sans vouloir en aucun cas mettre ces exemples disparates sur un pied d’égalité, chacun d’entre eux représentait un projet de classe et/ou une réponse à des crises. Le programme de Trump, mis à part quelques points stratégiques identifiables de nationalisme économique (par exemple, les droits de douane sur l’acier) et de capacité militaire (l’expansion effrayante des capacités de guerre à l’intelligence artificielle et à la technologie spatiale, catastrophiques en elles-mêmes), produit plus de problèmes qu’il n’en « résout ».

Des spéculations circulent quant à la possibilité que les élections de mi-mandat de 2026 soient annulées sous un prétexte « d’urgence ». Cela ne semble guère nécessaire. Le découpage électoral partisan extrême déjà en cours, à nouveau rendu possible par la Cour suprême, pourrait faire l’affaire dans un pays où l’électorat national est divisé de manière très serrée. Nous assistons également aux tentatives de Trump de restreindre fortement les nouvelles inscriptions sur les listes électorales, aux menaces juridiques et au harcèlement dans les bureaux de vote, ainsi qu’à la tentative de modification du recensement.

Nous comprenons comment les racines profondes de l’ascension de Trump sont alimentées par la croissance effroyable des inégalités, les craintes justifiées d’une grande partie de la population qu’elle et ses enfants n’aient pas d’avenir abordable, et les contradictions d’un colosse impérial qui cherche à dominer le monde alors que sa société intérieure est confrontée à la stagnation, voire pire.

La zone crépusculaire institutionnelle créée par Trump et sa secte présente de nombreuses caractéristiques effrayantes et des résultats potentiels encore plus désagréables, y compris ce qui pourrait devenir une « crise post-constitutionnelle » à part entière. Nous n’avons fait qu’effleurer quelques-unes des menaces centrales de la nouvelle présidence Trump - la première fois sous forme de farce, la seconde sous forme de tragédie.

Ce qui en résultera dépendra fortement de la manière dont la population, les mouvements sociaux et surtout les travailleurs et les syndicats réagiront. L’initiative « May Day Strong » des secteurs activistes du mouvement ouvrier n’est qu’un début. La classe ouvrière ne doit pas être spectatrice de sa propre destruction, ni de la famine génocidaire de Gaza.

La rédaction, Against the Current

P.-S.

• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro.

Source - Against the Current No. 238, September-October 2025, Samedi 30 août 2025 :
https://againstthecurrent.org/atc238/letter-from-the-editors-in-twilight-zone-usa

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