Édition du 10 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le Monde

Il était une fois un gouvernement populaire qui voulait en finir avec le modèle extractiviste – exportateur

Sur la base de grandes mobilisations populaires qui ont abouti à la création de comités d’auto-organisation dans les quartiers, sur les lieux de travail, dans les universités et de nombreux établissements d’enseignement non universitaire, un gouvernement du peuple a été constitué.

tiré de : [CADTM-INFO] Grèce, FMI, Nicaragua, banques...

Sur la base de grandes mobilisations populaires qui ont abouti à la création de comités d’auto-organisation dans les quartiers, sur les lieux de travail, dans les universités et de nombreux établissements d’enseignement non universitaire, un gouvernement du peuple a été constitué [1]. Une première réunion du gouvernement vient de se tenir. Dans ce gouvernement, la prise de parole est distribuée en alternance et à égalité entre les hommes et les femmes qui le composent. Il y a un an, tout cela paraissait si lointain, dans ce petit État exportateur de matières premières.

Le dictateur semblait solidement en place, mais, vers la fin de l’année, plusieurs peuples voisins se sont soulevés et la révolte a fait tache d’huile, un peu comme en 2011 dans la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Le dictateur a fui après plusieurs massacres. Dans sa fuite il a bénéficié du soutien de plusieurs gouvernements complices. Mais cela n’a pas suffi. Le mouvement populaire, massif, a reçu le soutien d’une partie de l’armée grâce à la pression des comités de soldats qui s’étaient constitués à la base pour se débarrasser des chefs militaires corrompus alliés à la dictature.

Laborieux au début car l’ancien régime conserve des partisans dans toutes les structures de l’Etat, le processus électoral a finalement été mené à bien dans la plus grande transparence. Les citoyens et citoyennes voulaient exprimer leur vote favorable au changement et ils ont forcé les anciennes autorités locales à respecter le processus démocratique. La coalition de forces de gauche qui a émergé du mouvement populaire a gagné il y a une semaine les élections avec une majorité plutôt confortable. Bien sûr, les puissants de ce monde voudront qu’échoue l’expérience en cours. Donald Trump, la Commission européenne, le gouvernement chinois, Poutine et d’autres pouvoirs conservateurs chercheront à déstabiliser ce nouveau régime démocratique.

Ailleurs, des gouvernements progressistes sont déjà parvenus au pouvoir, mais les expériences n’ont pas toutes été concluantes, loin de là. Il faudra savoir en tirer les leçons. Le nouveau gouvernement et les mouvements populaires qui le soutiennent n’ignorent pas que la partie est compliquée. Ils ne manquent pas d’opposants : à l’intérieur du pays, les grands médias privés tirent à boulets rouges sur la coalition gouvernementale et sur les secteurs populaires qui, selon eux, se comportent de manière irresponsable, tandis que les grandes sociétés étrangères, les capitalistes locaux qui ont profité des privatisations réalisées par le régime antérieur, et les plus hauts revenus sont inquiets pour leurs affaires et leur fortune ; à l’extérieur, les grandes puissances ne lisent pas d’un bon œil les déclarations sur un projet de développement endogène, et le FMI et la Banque mondiale au service des grands créanciers veulent que le nouveau régime reconnaisse la dette contractée par la dictature aujourd’hui renversée.

Ils veulent également que soient imposées de nouvelles mesures d’ajustement structurel afin de réduire le déficit budgétaire et rembourser cette colossale dette illégitime . Mais le gouvernement a la confiance du peuple et il ne veut pas le décevoir. Il est aussi conscient qu’il sera important de faire appel à la solidarité des autres peuples ainsi que des mouvements politiques et sociaux du reste du monde.

Une expression prononcée par le membre du gouvernement en charge de l’économie a retenu l’attention de ses collègues : « Pourvu qu’on ne soit pas victime de la maladie hollandaise ! ».

La maladie hollandaise

La maladie hollandaise ! Cette histoire commence en 1959 à Slochteren, dans la province de Groningue au nord des Pays-Bas, avec la découverte du plus grand gisement de gaz naturel d’Europe occidentale, l’un des plus importants au monde : 2 820 milliards de mètres-cubes. Dans les années qui suivent, les autorités néerlandaises incitent particuliers et entreprises à se tourner vers le gaz naturel. Les mines de charbon sont fermées. En 1965, le premier contrat de vente du gaz de Groningue à l’étranger est signé avec l’entreprise allemande Ruhrgas, portant sur plus de trois milliards de mètres-cubes par an, soit environ la consommation annuelle de la Suisse actuellement. Les exportations se développent rapidement vers les pays voisins. Les devises affluent, les perspectives sont florissantes.

« L’économie devient dépendante de sa principale ressource d’exportation »Sauf que la réalité est moins rose. Car, suite à cet accroissement rapide des exportations, la monnaie néerlandaise, le florin, s’apprécie nettement par rapport aux autres devises. De ce fait, les exportations des autres secteurs deviennent moins compétitives sur les marchés étrangers, ce qui provoque une forte contraction du secteur industriel. Le secteur du gaz – et les secteurs qui y sont liés dans un premier temps, comme la construction des infrastructures nécessaires – tend à aspirer la plupart des investissements alors que les autres secteurs ralentissent nettement.

De plus en plus, les recettes d’exportation servent à financer des importations de biens et de services que l’appareil productif du pays ne peut plus fournir à prix compétitif. En somme, l’économie devient dépendante de sa principale ressource d’exportation. Voilà pourquoi, au milieu des années 1970, La Haye éprouve des difficultés économiques majeures, alors même que la production de gaz naturel atteint son maximum : 81,7 milliards de mètres-cubes en 1976 [2], avant de se stabiliser entre 60 et 70 milliards de mètres-cubes après 1982. Le 26 novembre 1977, The Economist titre sur ce qu’il appelle « the Dutch disease ». La maladie hollandaise est née.

Pourtant, le phénomène a vu le jour bien avant les années 1960. Déjà au seizième siècle, l’Espagne, grâce au pillage du Nouveau monde, a profité de l’arrivée massive d’or et de métaux précieux en provenance des Amériques. Mais, en quelques décennies, son secteur manufacturier a reculé et une période de déclin économique a commencé. Il en fut de même pour l’Australie au dix-neuvième siècle, au moment de la ruée vers l’or. Plus récemment, le Nigeria, l’Algérie, le Venezuela ou le Mexique, tous fortement dépendants de la rente pétrolière, ont été concernés. Des menaces planent également sur des pays où un tel processus pourrait être engagé : au Nord, le Canada avec le pétrole de l’Alberta, ou la Russie ; au Sud, le Tchad et la Guinée équatoriale, nouveaux exportateurs de pétrole, mais aussi le Paraguay avec le soja transgénique et la Bolivie avec le lithium…

« Cela rend impossible la mise en place d’un modèle productif permettant de satisfaire les besoins de la population locale »Quand un pays en développement est touché par la maladie hollandaise, la croissance du PIB peut être très forte les premières années, mais les revenus enrichissent les sociétés transnationales du secteur, les capitalistes locaux qui se spécialisent notamment dans l’importation de biens de consommation acquis à l’étranger grâce aux matières premières exportées et une minorité de personnes proches du pouvoir. Cela empêche de distribuer les richesses nécessaires à établir la justice sociale. De même, cela rend impossible la mise en place d’un modèle productif permettant de satisfaire les besoins de la population locale.

Par exemple, l’exploitation du pétrole tchadien a seulement permis la création de quelques milliers d’emplois sur place (35 000 pendant la construction de l’oléoduc, environ 2 300 de manière permanente ensuite), mieux payés que dans les autres secteurs, ce qui a affecté les producteurs de coton, auparavant la première culture d’exportation. La culture du coton s’est trouvée marginalisée et toute l’économie locale a finalement été désorganisée, sans oublier les multiples dégâts environnementaux et les violations répétées des droits des populations qui vivent dans la zone.

Comme avait commencé à le mettre en pratique Thomas Sankara, président du Burkina Faso de 1983 à 1987, il aurait été fondamental de promouvoir au Tchad à la fois les cultures vivrières et celle du coton, en transformant ce dernier pour le marché local et régional afin de produire des vêtements et d’autres produits textiles naturels (ce qui constituait également un des objectifs de Gandhi en Inde dans les années 1940). L’exploitation pétrolière aurait dû être soumise à référendum et être obligatoirement liée à des investissements dans la transformation du pétrole brut pour servir la consommation locale.

Certains pays comme l’Argentine et le Brésil, dotés d’industries à technologie avancée dans les années 1950-1960, ont connu une inquiétante régression due à une dépendance accrue à l’égard d’exportations de biens primaires (minerais, soja transgénique, viande, etc.). Quand il s’agit d’un pays industrialisé, la croissance s’affaiblit rapidement dans les autres secteurs et l’économie peut entrer en récession. Dès que la ressource se raréfie ou que le cours sur les marchés mondiaux baisse si fortement que l’exploitation de la ressource n’est plus aussi profitable, la situation se dégrade très vite comme on le constate au Venezuela, au Nigeria et dans bien d’autres pays. Il est donc urgent de trouver un vaccin innovant à la maladie hollandaise.

Chercher l’antidote à la maladie hollandaise

L’Algérie s’y est employée, mais au lieu d’investir dans l’économie productive en développant un modèle d’industrialisation novateur, le gouvernement a utilisé les recettes pétrolières et gazières pour rembourser de manière anticipée une très grande partie de la dette sans remettre en cause la nature de cette dernière. La Norvège a elle aussi procédé à des choix très discutables avec ses revenus liés aux hydrocarbures : elle a abondé un fonds souverain afin de réaliser des investissements à l’étranger tout en limitant fortement les augmentations de salaires. Pour les populations, le bénéfice retiré est minime. Au contraire, les créanciers et les institutions financières privées y trouvent largement leur compte. Une autre voie s’impose, il s’agit ici d’en jeter les bases.

« Le remboursement de la dette, érigé en priorité absolue, a contraint les pays du Sud à ouvrir leur économie et éliminer toute forme de protection »
Si la maladie hollandaise parvient à provoquer autant de dégâts, c’est que les économies des pays concernés sont déjà fragilisées. La logique imposée au Sud par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980, à travers les plans d’ajustement structurel, porte une lourde responsabilité : afin de récupérer les devises nécessaires au remboursement de la dette, érigé en priorité absolue, les pays surendettés ont été contraints d’ouvrir leur économie et d’éliminer toute forme de protection pour leurs secteurs vitaux, de mettre en concurrence déloyale leurs producteurs avec des sociétés transnationales, de réduire les surfaces consacrées aux cultures vivrières et de se spécialiser dans une monoculture d’exportation.

Après la crise de la dette du début des années 1980, tout ce processus a conduit à une puissante domination des peuples du Sud par les détenteurs de capitaux. Ce modèle de développement extractif, basé sur l’exportation de biens primaires et de produits agricoles tropicaux en échange de l’importation d’aliments (notamment de céréales), de biens manufacturés et de technologies, a conduit à une impasse, avec des droits humains fondamentaux piétinés à grande échelle, des salaires comprimés au maximum afin de rester compétitif sur le plan international et un impact environnemental désastreux.

Une cure efficace contre la « maladie hollandaise » pour sortir du modèle extractiviste-exportateur

Face aux promoteurs de la mondialisation néolibérale, la seule alternative est une approche à long terme qui vise à diminuer et rompre la dépendance vis-à-vis des marchés financiers et des exportations/importations, à redistribuer la richesse de manière plus juste afin de réduire les inégalités, à mieux répartir la production de la richesse nationale, dans un cercle vertueux basé sur la satisfaction et la promotion de la demande intérieure, avec priorité accordée aux droits économiques, sociaux et culturels de toute la population, au détriment de la consommation de luxe frénétique des classes favorisées.

Des programmes sociaux d’accès gratuit aux soins de santé, à l’éducation (du primaire à l’enseignement universitaire), à la culture doivent être mis en place et les travailleurs/ses du secteur doivent être bien rémunérés. L’alternative qu’il s’agit de mettre en pratique doit également impliquer la participation la plus active et créative possible de la population. Les projets, avant d’être adoptés, doivent être soumis au débat public contradictoire afin d’être amendés ou rejetés. L’auto-organisation du peuple est vitale.

Une intégration régionale au bénéfice des peuples et non des intérêts privés

Cela a pour corollaire l’intégration régionale entre les pays dont les gouvernements partagent une même vision des changements structurels nécessaires (dans le domaine de la propriété, des droits sociaux, des droits des femmes, des droits des peuples originaires, droits des minorités ethniques et culturelles, des droits civils et politiques) en refusant la logique capitaliste, extractive et exportatrice. Il s’agit également de redonner aux gouvernements le droit de contrôler les mouvements de capitaux afin de lutter contre la fuite de ceux-ci et de combattre les flux financiers d’origine spéculative et/ou criminelle (commerce des armes, pillage des ressources, trafic de drogue…).

La valeur ajoutée par la richesse naturelle concernée par le mal hollandais doit être créée sur place : le but n’est surtout pas d’exporter du pétrole brut pour importer de l’essence ou du kérosène à prix bien plus élevé. Dans le cas du pétrole, une entreprise publique doit permettre de le raffiner, de produire des dérivés et de le commercialiser sous ses différentes formes. L’ensemble du continent africain ne possède qu’une quarantaine de raffineries, souvent mal entretenues, qui, bien sûr, n’arrivent pas à satisfaire la demande régionale.

Par exemple, au Nigeria, trois des quatre raffineries ont été réactivées en juillet 2015, mais ne fonctionnent pas au maximum de leurs capacités. Incité à tourner son économie vers l’exportation pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de sa dette, le Nigeria tire 70 % de ses revenus et environ 90 % de ses ressources en devises des exportations de brut. Seulement 10 % de sa production est raffinée dans le pays. L’économie nigériane est très fragile et dépendante du pétrole qui pourtant ne lui a pas permis de sortir le pays de la pauvreté.

« Mettre en place une coopération régionale et jouer un rôle d’exemple pour les autres acteurs de la scène internationale » En conséquence, une transition énergétique doit être entamée vers l’élimination des énergies fossiles et l’utilisation des sources d’énergies renouvelables (l’énergie solaire, éolienne, et hydrique). Dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique et de la sauvegarde de la planète, il est certain que les mesures prises par un petit État, aussi riche soit-il en ressources pétrolières, seront insuffisantes. Il s’agit donc de mettre en place une coopération régionale et de jouer un rôle d’exemple pour les autres acteurs de la scène internationale.

Au-delà, il faut développer un secteur manufacturier afin d’instaurer un modèle d’industrialisation par substitution d’importation, pour diminuer le nombre de produits importés, notamment finis et semi-finis [3], et de gérer sur place leur fabrication. Le gouvernement doit opter radicalement pour la souveraineté alimentaire du pays en soutenant la production vivrière locale utilisant des méthodes biologiques (opposées aux intrants chimiques). C’est l’agriculture familiale et paysanne en petites unités de production qui peut donner les meilleurs résultats.

Bien sûr, il faut aussi développer des coopératives à taille humaine, mais sur une base strictement volontaire et sous contrôle des paysan-ne-s eux-mêmes. Il faudra de plus rationnaliser rigoureusement la gestion des ressources hydriques avec une régulation entre l’agriculture et les autres secteurs.

Le gouvernement doit aussi veiller à organiser un réseau de transports en commun gratuit irriguant toutes les campagnes, pour permettre aux petits producteurs agricoles qui produisent mondialement la majeure partie de la production vivrière, souvent des femmes, d’acheminer sur les marchés urbains leur production et de ne plus dépendre d’intermédiaires privés qui prélèvent de lourdes commissions. Les populations rurales auront ainsi un accès facilité aux infrastructures de soin, d’éducation et de culture et gagneront en émancipation à travers la liberté de déplacement.

Le financement de telles filières doit être assuré par les ressources d’exportation diverses et surtout par les impôts qui doivent être prélevés en priorité auprès des riches.

La dette publique pourrait constituer également un instrument de financement d’un vaste programme de transition écologique, au lieu de servir à imposer des politiques anti-sociales, extractivistes, productivistes, favorisant la compétition entre les peuples. L’endettement public n’est pas mauvais en soi. Les pouvoirs publics peuvent recourir à l’emprunt pour :

• financer la fermeture complète des centrales nucléaires ou thermiques ;

• remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables respectueuses de l’environnement ;

• financer une réforme agraire et une réforme urbaine ;

• réduire radicalement le transport routier et aérien au profit de transports collectifs par voies ferrées.

« L’emprunt public est légitime s’il est au service de projets eux-mêmes légitimes » L’emprunt public est légitime s’il est au service de projets eux-mêmes légitimes et si ceux et celles qui contribuent à l’emprunt le font également de manière légitime. Le gouvernement n’hésitera pas à obliger les grandes entreprises (nationales ou étrangères) et les ménages les plus riches à contribuer à l’emprunt sans en tirer avantage, c’est-à-dire à taux zéro et sans compensation pour l’inflation.

Simultanément, une grande partie des ménages des classes populaires pourront être convaincus d’accepter de confier volontairement leur épargne aux pouvoirs publics afin de financer les projets légitimes mentionnés plus haut. Ce financement sur base volontaire par les couches populaires serait rémunéré à un taux réel positif, par exemple de 4 %. Cela signifie que si l’inflation annuelle atteignait 3 %, les pouvoirs publics assureraient le paiement d’un intérêt nominal de 7 % afin de garantir un taux réel de 4 % .

Ce mécanisme serait hautement légitime car il financerait des projets utiles pour la société et parce qu’il permettrait de réduire la richesse des plus riches tout en augmentant les revenus des couches populaires.

Il faudrait compléter cela par la création au niveau régional d’un organisme public multilatéral qui pourrait financer de telles démarches, une sorte de « Banque du Sud » qui permettrait aux pays signataires de mutualiser de tels investissements [4]. En contrepartie, ils pourraient bénéficier des biens et services des autres pays impliqués à un tarif inférieur aux cours mondiaux. Le président vénézuélien Hugo Chavez avait lancé l’initiative Petrocaribe, grâce à laquelle le Venezuela consentait un rabais conséquent (de l’ordre de 20 %) sur la vente de pétrole à des pays de la Caraïbe alors qu’il le vendait au prix fort aux États-Unis.

Des accords de troc (par exemple, du pétrole contre les services de personnels de santé) étaient également recherchés, notamment avec Cuba, pour réduire l’exposition financière. Mais avec la chute du prix du pétrole à partir de 2015, le gouvernement vénézuélien, confronté à une forte baisse de ses revenus, a dû mettre fin au programme Petrocaribe. On le voit, il a été incapable de se libérer de cette maladie hollandaise, ce qui est riche d’enseignements : il faut donc redoubler d’efforts pour opérer une réelle transformation du modèle de développement afin de se libérer de la dépendance totale à l’égard des matières premières, et non essayer de trouver une voie progressiste au sein du modèle capitaliste.

Une Banque du Sud bien timide a vu le jour à l’initiative de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, de l’Équateur, du Paraguay, de l’Uruguay et du Venezuela. Elle aurait pu financer la connexion des réseaux ferroviaires de ces pays en relançant l’industrie de production de tout le matériel nécessaire à des chemins de fer de qualité, tout en modernisant les réseaux nationaux existants. Elle aurait pu aussi financer le développement d’une industrie pharmaceutique régionale afin de produire des médicaments génériques et promouvoir les plantes médicinales traditionnelles. Mais les dirigeants brésiliens et argentins, à la solde des capitalistes du Nord et de leurs propres pays, ont saboté la structure en interne.

« En finir avec le système dette et couper les ponts avec les Institutions financières internationales » Afin de réduire la dépendance aux marchés financiers, qui rend le pays plus vulnérable à une éventuelle surévaluation de sa monnaie, il faut là aussi prendre une série de mesures audacieuses : en finir avec le système dette et couper les ponts avec les Institutions financières internationales.

Pour cela, on devra réaliser un audit de la dette publique afin d’en déterminer les parts illégitimes, odieuses ou illégales, en vue de leur répudiation imposée, avec le soutien du peuple, aux créanciers de manière unilatérale et souveraine sur la base des textes juridiques internationaux ; en attendant, déclarer un moratoire sur le remboursement de cette dette sans pénalités de retard ; abandonner les politiques d’ajustement structurel et les accords de libre échange ; quitter définitivement le FMI, la Banque mondiale et l’OMC, et inciter les autres pays partenaires à faire de même ; déterminer la dette écologique et exiger son paiement de la part des grandes entreprises capitalistes ; demander en justice l’expropriation des biens mal acquis par les régimes dictatoriaux précédents et leur rétrocession sans aucune indemnité à l’État ; réinstaurer un contrôle sur les mouvements de capitaux ; taxer fortement les bénéfices des entreprises transnationales installées dans le pays et les patrimoines des grosses fortunes ; resocialiser les établissements et les services publics privatisés ; socialiser et décentraliser le secteur bancaire et les secteurs de l’énergie.

À l’inverse de ce qui se pratique actuellement à destination des populations défavorisées, la socialisation du secteur bancaire permettrait de financer à taux zéro des emprunts de microcrédit pour de petites entreprises familiales ou personnelles, en permettant l’amélioration des conditions de production et la réalisation de projets à l’échelle locale.

Pour mettre fin à l’endettement privé illégitime, le gouvernement devra aussi prendre des mesures concrètes en favorisant une nette amélioration des revenus des couches populaires, la généralisation des politiques sociales, des services publics et des programmes de logements gratuits, et la subvention des prix des produits de première nécessité. En effet, l’endettement a été utilisé depuis des millénaires comme un mécanisme de dépossession des paysans de leurs terres, de dépossession des artisans de leurs outils, de dépossession des familles populaires de leur logement. Le système des dettes privées illégitimes passe généralement par l’imposition de conditions d’emprunt et de remboursement qui rendent impossibles celui-ci. Cela aboutit à la dépossession (du logement, de la terre, des outils de travail) et/ou à l’obligation de consacrer de longues années, voire des dizaines d’années au paiement de la dette. Par voie légale, le gouvernement devra mettre fin aux mécanismes qui maintiennent le peuple sous le joug de la dette.

Consolider ces changements par l’égalité des droits et l’installation d’une démocratie directe

Ces changements économiques doivent aller de pair avec la garantie effective de l’égalité des droits pour toutes et tous, quels que soient l’origine, l’identité de genre, l’orientation sexuelle, la situation de handicap, etc., afin de favoriser l’émancipation de tou·te·s les opprimé·e·s et leur participation à la vie en société. Cela passera par exemple par des changements fondamentaux dans les rapports entre les sexes afin de garantir pleinement les droits des femmes et contribuer à faire disparaître le système patriarcal.

L’instauration d’un réseau de cellules de proximité offrant des soins gynécologiques et obstétriques sur le modèle du planning familial, mais aussi des soins à la petite enfance et des points de dépistage, permettrait l’information et le soutien des minorités sexuelles.

Le gouvernement devra prendre toutes les mesures nécessaires pour que des progrès substantiels soient réalisés dans ce sens, en commençant par veiller à l’égalité du temps de parole entre les sexes et les genres dans les discussions publiques, qui dépasse la simple égalité au niveau de la représentation, évidemment un sine qua non.

Il faut aussi des changements politiques fondamentaux, pour lesquels il est nécessaire de lancer un processus constituant où tou·te·s les habitant·e·s du pays interviendront pour présenter leurs cahiers de doléances et redéfinir une nouvelle architecture institutionnelle ainsi que garantir une extension des droits. Le changement ne pourra avoir réellement lieu que si les citoyen·ne·s s’auto-organisent et s’ils peuvent protester librement contre les politiques du gouvernement. Il est fondamental d’instaurer à partir de la base un mécanisme démocratique de révocation des mandataires publics. Cela doit être inclus dans la nouvelle constitution.

Conclusion

Pour réussir, le gouvernement est conscient qu’il faudra affronter tous ceux qui profitent du système actuel et il sait qu’ils sont puissants. Il sait aussi qu’il ne pourra pas sortir du modèle extractiviste-exportateur si l’expérience se limite à un seul pays. Le gouvernement est convaincu que la grande majorité du peuple le soutiendra s’il a le courage de lutter. Il sait aussi qu’il faut adopter une démarche internationaliste et en appeler à l’action coordonnée des peuples. Il sait que le modèle extractiviste-exportateur est intimement lié au système capitaliste et qu’il faut libérer les peuples de ce système, c’est-à-dire le détruire. C’est d’une transformation révolutionnaire complète dont la société a besoin, et, avec le renversement récent du régime dictatorial, cette transformation ne fait que commencer.

Merci à Omar Aziki, Eva Betavatzi, Myriam Bourgy, Marie-Laure Coulmin, Nathan Legrand, Brigitte Ponet et Claude Quémar pour leur relecture et leurs conseils.

Damien Millet est porte-parole du CADTM France (www.cadtm.org), Éric Toussaint est porte-parole du CADTM international.

Notes

[1] Une première version de cet article a été publiée en février 2018 ; elle a été reproduite en avril 2018 par le magazine Les Indignés.

[2] BP, Statistical Review of World Energy 2002.

[3] On parle de produit semi-fini pour un produit qui a déjà été partiellement élaboré (par opposition à une matière première), mais qui doit être retravaillé ou conditionné avant d’être mis sur le marché (par opposition à un produit fini).

[4] Voir Éric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse-CADTM, 2008.

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