Édition du 22 avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La gauche et la politique militaire

L’isolationnisme de gauche : un chemin vers l’insignifiance politique dans le débat sur la défense européenne

Le Parlement européen a voté une résolution qui définit la ligne en matière de défense et de réarmement. Les critiques les plus sévères à l’égard de la résolution de la Commission européenne sur la défense et le réarmement proviennent du groupe politique de gauche. Parmi eux, Manon Aubry (France Insoumise), qui dénonce : « Vous trouvez de l’argent pour les chars mais pas pour les hôpitaux. » Elle a remarqué avec sarcasme : « C’est comme si, tout d’un coup, il n’y avait plus de réchauffement climatique ni de pauvreté, et que la seule priorité était les véhicules blindés. » De même, Benedetta Scuderi des Verts soutient que « cette course aux armements » mine la croissance et les finances publiques. D’autres voix se sont jointes au chœur, notamment le coprésident de la Gauche Martin Schirdewan et Danilo Della Valle du Mouvement Cinq Étoiles. Pendant le discours de Della Valle, un groupe de représentants du Mouvement Cinq Étoiles a manifesté en agitant des pancartes telles que « Plus d’armes » ou « Plus d’emplois, moins d’armes ».

24 mars 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/03/24/justice-sociale-defense-europeenne-securite-nationale-quatre-textes/

Au fond, la position de ces politiciens se résume à ceci : laissons le monde qui nous entoure s’effondrer, laissons les pays être envahis – ce n’est pas notre affaire. Ils déclarent vouloir préserver leur modèle social en augmentant le budget du bien-être tout en limitant les dépenses de sécurité – un idéal que partagerait tout politique de gauche. Ce qu’ils ignorent commodément, c’est que le modèle social qu’ils cherchent à protéger a été rendu possible précisément parce que la sécurité a été externalisée à d’autres acteurs – notamment aux États-Unis. Mais que se passe-t-il lorsque la sécurité n’est plus garantie par ces derniers ? C’est une question qu’ils n’abordent jamais, avançant des slogans simples à la place. Les réalités de la compétition internationale pour le pouvoir – désormais à l’un de ses moments les plus intenses depuis des décennies – sont simplement écartées.

Si la France, l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne ne font pas face à une menace militaire immédiate, pour la Pologne, les États baltes et les pays nordiques, le danger est direct. Lorsque votre voisin est l’une des plus grandes puissances militaires du monde, un pays qui a violé tous les principaux accords internationaux au cours de la dernière décennie, bombarde quotidiennement les villes ukrainiennes et dépasse tous les pays européens en dépenses militaires, la capacité à se défendre n’est pas une « course aux armements » – c’est une condition préalable à la survie.

Au cœur de cette question se trouve un refus de voir l’Europe comme un projet commun. Ironiquement, cette forme d’opposition de gauche à la défense européenne est une forme de nationalisme déguisé. Mais le nationalisme, dans sa forme historique, est précisément ce qui a alimenté des siècles de guerre, de destruction et de division sur le continent européen. L’Union européenne n’a jamais été simplement un projet économique – c’était un projet politique et de sécurité conçu pour prévenir la guerre, une leçon tirée des catastrophes répétées du passé.

Ce qui rend cette position particulièrement contre-productive pour la gauche, c’est qu’elle reflète l’isolationnisme des partis souverainistes de droite. Cela est clairement illustré par la façon dont l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) a voté aux côtés de la Gauche. Cependant, contrairement à la gauche, la droite est constamment isolationniste. Leur position est simple : ils rejettent les engagements militaires externes et s’opposent aux migrants, renforçant une vision du monde dans laquelle seuls les intérêts de leur nation comptent, et rien au-delà de leurs frontières ne mérite d’attention. Cette position a au moins l’avantage de la cohérence, ce qui la rend plus attrayante pour les électeurs qui croient à l’intérêt personnel absolu.

En revanche, l’isolationnisme sélectif de la gauche – où les menaces de sécurité sont ignorées, mais où les appels à la solidarité internationale sur les questions sociales et environnementales persistent – manque de cohérence et ne trouve pas d’écho auprès du grand public. En attisant des sentiments isolationnistes et égoïstes, la gauche populiste cultive un terrain émotionnel qui, en fin de compte, profite à la droite. Après tout, si l’humeur politique dominante est celle de l’égocentrisme national, c’est la droite – et non la gauche – qui offre une vision plus claire.

Cependant, il faut reconnaître que les critiques de gauche et écologiques des plans de réarmement de l’Europe ont raison de souligner que ni la crise écologique ni l’inégalité systémique n’ont disparu. Ce sont en effet des menaces existentielles pour l’humanité. Mais sont-ils justifiés de présenter la préparation militaire et le soutien à l’Ukraine comme étant en opposition avec la lutte contre ces défis mondiaux ?

En réalité, la lutte pour la sécurité et la lutte contre le changement climatique sont profondément interconnectées.

Prenez la consommation de combustibles fossiles comme exemple. La dépendance de l’Europe – et particulièrement de l’Allemagne – aux combustibles fossiles russes bon marché n’a pas seulement été une catastrophe environnementale, mais aussi une grave responsabilité géopolitique. La dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie a donné au Kremlin l’un de ses outils les plus efficaces de levier politique sur l’Europe. Elle a financé la machine de guerre russe tout en rendant simultanément les nations européennes vulnérables au chantage énergétique. Ainsi, le développement rapide de sources d’énergie alternatives n’est pas seulement un impératif environnemental – c’est une nécessité géopolitique. C’est précisément ce que les Ukrainiens et d’autres États menacés par l’expansionnisme russe demandent. Les démocraties qui se rendent dépendantes des régimes autoritaires pour quelque chose d’aussi critique que l’énergie sabotent leur souveraineté et leur sécurité. Comme l’a justement dit Li Andersson, également membre du groupe de la Gauche, l’UE devrait se fixer un objectif stratégique de réduction de nos dépendances vis-à-vis d’acteurs externes, y compris dans les domaines de l’énergie et du numérique. Cependant, à ce moment précis, selon iStories, les autorités allemandes, russes et américaines discutent de la reprise des livraisons de pétrole et de gaz russes à l’Allemagne – une décision qui contredit directement la sécurité à long terme de l’Europe et son indépendance énergétique.

Résoudre des défis mondiaux tels que le changement climatique et les inégalités est sans aucun doute une priorité, mais le faire dans un cadre isolationniste et souverainiste est une contradiction. Dans un monde où le concept de bien commun disparaît et où la politique est dictée uniquement par la maximisation des intérêts nationaux, les forces qui en bénéficient ne sont pas celles qui défendent la justice climatique ou l’équité sociale. Au contraire, un tel monde est précisément ce que Trump et Poutine promeuvent ouvertement – un monde dans lequel la nature et la vie humaine sont des ressources dispensables dans la poursuite du pouvoir d’État, au service des autocrates au pouvoir. Cela ne signifie pas que les démocraties libérales privilégient automatiquement la nature et la vie humaine. La différence, cependant, est que dans les systèmes démocratiques, il y a de l’espace pour l’opposition et la possibilité d’imposer des visions alternatives. Il suffit de demander aux éco-activistes et aux syndicalistes russes et chinois leur capacité à lutter pour la justice sociale et climatique. Et aux États-Unis, la présidence Trump a démontré avec quelle rapidité les projets environnementaux et sociaux pouvaient être démantelés et leurs valeurs réduites au silence et criminalisées.

Ni la vie humaine ni l’environnement ne peuvent être protégés dans un État qui tombe dans la « zone d’intérêt » des puissances impériales autocratiques. L’ironie de la gauche isolationniste est qu’en rejetant la coopération en matière de sécurité, elle accélère sa propre insignifiance politique. Dans un monde dominé par une politique de grandes puissances sans contrôle, eux et leurs valeurs seront poussés à la marge – d’abord politiquement, puis physiquement.

Le contrat social dans nos sociétés est construit sur l’idée que l’État existe pour protéger les droits et les libertés de ses citoyens, et non pour les sacrifier à des ambitions expansionnistes. Les régimes autoritaires considèrent la vie humaine comme une ressource dispensable à utiliser dans la poursuite d’objectifs géopolitiques. Les démocraties sont contraintes par des considérations éthiques et politiques. Les États autoritaires possèdent un contrôle centralisé sur les médias et une répression efficace, ce qui leur permet de mener des guerres sans tenir compte de l’opinion publique. Les politiciens des démocraties, concentrés sur les cycles électoraux, privilégient les résultats à court terme par rapport aux stratégies à long terme.

Ainsi, les sociétés démocratiques font face à une vulnérabilité stratégique inhérente lorsqu’elles sont confrontées à des États autoritaires agressifs. Pourtant, de nombreuses personnes préfèrent s’accrocher à la croyance que la diplomatie, l’interdépendance économique ou la supériorité morale seule nous préserveront d’une éventuelle agression militaire. Cette pensée naïve conduit à l’inaction et à une vulnérabilité encore plus grande que les régimes autoritaires exploitent efficacement, en présentant une résistance aux puissances autocratiques comme impossible à gagner et inutile.

Les slogans abstraits sur « l’abolition de la guerre » révèlent non seulement un manque de solutions pratiques, mais aussi une réticence à prendre des responsabilités. Au lieu de cela, ils permettent de se sentir juste sans s’engager dans le travail difficile de gouvernance et de stratégie. En refusant de confronter les réalités militaires, ces mouvements deviennent des spectateurs plutôt que des acteurs, commentant les événements plutôt que de les façonner. Ce faisant, ils abandonnent finalement les tâches critiques de sécurité et de défense à ceux auxquels ils s’opposent idéologiquement.

Au lieu de se réfugier dans une rhétorique vide, la gauche doit façonner de manière proactive les solutions. La gauche doit s’unir pour promouvoir une stratégie de défense où la sécurité n’est pas financée par la réduction des programmes sociaux mais par l’augmentation des impôts sur les ultra-riches. Comme Li Andersson le soutient à juste titre, « Ce serait une erreur historique de financer cela en réduisant le bien-être social », car une telle démarche ne ferait qu’alimenter la montée de l’extrême droite. La mesure la plus immédiate et la plus efficace serait la confiscation des actifs russes gelés et leur réinvestissement rapide dans l’aide militaire à l’Ukraine. Pourtant, La France Insoumise, le parti que Manon Aubry représente au Parlement européen, a voté contre la confiscation des actifs russes dans son parlement national. De plus, le Mouvement 5 Étoiles a un historique de positions pro-Kremlin, qui comprennent l’opposition aux sanctions avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine.

Si la gauche ne prend pas de mesures concrètes face à l’agression, elle ne perdra pas seulement sa crédibilité mais renoncera également à son rôle dans la formation de l’avenir de l’Europe.

Hanna Perekhoda, 18 mars 2025
https://www.valigiablu.it/left-wing-rearm-europe/
Traduit pour ESSF par Adam Novak
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74145

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