tiré du site NPA
La chute du Mur de Berlin est le symbole, en actes, de la fin d’un siècle, ouvert en 1917 par la révolution russe et la prise du pouvoir par les bolcheviks durant la Première Guerre mondiale, toile de fond de la naissance du « court 20e siècle » étudié par l’historien britannique Eric Hobsbawm dans son magistral l’Âge des extrêmes1. Pour Hobsbawm, « le monde qui s’est morcelé à la fin des années 1980 était le monde façonné par l’impact de la Révolution russe de 1917. Nous en avons tous été marqués, par exemple, pour autant que nous ayons pris l’habitude de penser l’économie industrielle moderne en termes de pôles opposés, le "capitalisme" et le "socialisme" comme des systèmes inconciliables, l’un étant identifié aux économies organisées sur le modèle de l’URSS, l’autre au reste du monde. »
En effet, si l’immense espoir suscité par la Révolution d’octobre avait depuis bien longtemps été anéanti par la contre-révolution bureaucratique du Thermidor stalinien, l’existence d’un « autre » face au système capitaliste demeurait une clé de compréhension du monde. La chute du Mur ne fut pas un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais elle précipita l’effondrement de l’URSS et de l’ensemble du bloc soviétique.
Pourquoi Berlin ?
D’où vient le fait que la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989 soit devenue la date marquant la fin d’une période, bien plus que l’éclatement de l’URSS le 26 décembre 1991 ? Berlin est un des lieux symboliques de l’histoire de l’impérialisme au 20e siècle. Symbole d’abord de la montée en puissance de l’impérialisme allemand et de sa capacité à contester les rapports de forces inter-impérialistes. Symbole de la capacité de la révolution ouvrière à porter un coup déterminant au capitalisme, faisant dire à Lénine en mars 1918 : « La vérité absolue, c’est qu’à moins d’une révolution allemande, nous sommes perdus ». Puis, symbole de la victoire du fascisme et de son mode délirant de domination, avant de devenir le symbole de la défaite nazie. Enfin, symbole de la Guerre froide entre le bloc impérialiste et l’URSS.
Berlin, divisée en quatre secteurs d’occupation en pleine zone occupée par les Soviétiques, devint donc le théâtre de leur confrontation à travers une succession de crises dans lesquelles s’est réévalué le rapport de forces entre puissances et s’est reconstruit un État allemand.
Le blocus de Berlin (juin 1948-mai 1949) a été la première confrontation d’une inédite Guerre froide. En réaction à l’offensive économique des États-Unis (plan Marshall, unification monétaire des trois zones occidentales d’occupation) pour tenter de reconstruire une économie de marché sous hégémonie US, les Soviétiques décident de fermer toutes les communications entre Berlin-Ouest et les zones d’occupation occidentale, imposant un blocus alimentaire et énergétique à la population de Berlin pour la pousser à rejeter les Occidentaux. Les États-Unis, appuyés par le Royaume-Uni, mettent en place un pont aérien pour ravitailler Berlin-Ouest : un avion atterrit toutes les trois minutes pour amener le fret et emmener les malades... Sous la menace du recours à l’arme nucléaire US, le système anti-aérien soviétique n’attaque aucun avion et aucune troupe occidentale au sol ne tente de forcer le blocus. L’inefficacité du blocus impose à l’URSS d’y mettre un terme. C’est une victoire politique pour les impérialismes.
Vers la construction du Mur
Les Occidentaux ont imposé le maintien de leur présence à Berlin, ainsi que l’établissement d’un État fédéral allemand auquel les Soviétiques répondent par la création de la République démocratique allemande. S’ouvre une concurrence effrénée pour asséner la démonstration de l’économie de marché sur l’économie planifiée. Mais qui n’aboutira pas à la victoire par KO attendue par les occidentaux. À l’inverse même, le 16 juin 1953, le spectre de la révolution ouvrière se réactive à Berlin-Est à l’initiative des ouvriers du chantier de construction de la Stalinallee contre les nouvelles normes du gouvernement bureaucratique. Le lendemain, la grève devient politique, s’étend aux usines Leuna et de nombreuses autres, « pour le pain et la liberté ». Si le gouvernement de RDA sent souffler le vent du boulet et doit rendre des comptes, le gouvernement de RFA et les puissances impérialistes se gardent bien de s’opposer à l’intervention de l’armée soviétique.
L’impérialisme ne remporte pas une victoire politique, mais par contre il marque des points par son développement économique. À Berlin comme dans le reste de l’Allemagne de l’Ouest, le boom de la société de consommation attire de plus en plus d’Allemands de l’Est. En 1960, plus de 200 000 AllemandEs fuient la RDA en rejoignant Berlin-Ouest, et en juillet 1961 ils et elles sont 30 000. C’est ce qui va décider le gouvernement de RDA et l’Union soviétique à lancer, en août 1961, la construction d’un Mur devenu le symbole de la séparation la plus hermétique possible et de l’enfermement des AllemandEs de l’Est. Le Mur est une défaite politique du bloc soviétique qui renforce et accélère la concurrence idéologique, économique, scientifique, culturelle, ainsi que la course aux armements, immense gâchis de ressources matérielles et humaines.
Crise systémique du « bloc soviétique »
La chute du Mur de Berlin fut l’expression la plus éclatante de l’incapacité des régimes bureaucratiques de l’Est de contenir la crise globale qui couvait depuis le début des années 1970. l’économie du bloc soviétique était en effet entrée dans un état de crise d’autant plus insoluble qu’il était systémique. Les exploitations agricoles collectives développaient des rendements décroissants, en raison de l’incapacité de l’industrie à fournir le matériel nécessaire, de la déliquescence du système de transports et de distribution, mais aussi du développement incontrôlé d’une économie parallèle. Des pays très agricoles comme la Roumanie, la Pologne ou la Hongrie n’étaient plus capables de nourrir leurs populations et devaient importer de l’Ouest des quantités considérables de produits alimentaires qu’ils ne pouvaient payer qu’en recourant à un endettement qui avait atteint un niveau insupportable.
Le fond du problème provenait de l’effondrement du système de planification bureaucratique. Les grands combinats industriels produisaient des masses d’objets, dont la valeur d’usage était à peu près nulle, puisque ces produits étaient pour l’essentiel d’une qualité insuffisante pour être utilisés ou étaient inadaptés aux besoins sociaux. Les transports étaient dans un état de déliquescence à peu près total et les logements, qui n’avaient bénéficié d’aucun entretien, dans un état de vétusté et de dégradation très inquiétant. Cette situation amenait la population à vivre dans une économie de pénurie permanente et à passer l’essentiel de son temps à chercher dans les réseaux parallèles de quoi assouvir ses besoins immédiats, ce qui n’était pas sans effets sur son implication dans la production.
Une restauration du capitalisme sans résistance
Cette crise systémique amena les directions des partis communistes à se convaincre progressivement qu’il n’y avait d’autre solution que de restaurer une économie de marché. Fusionnant en partie avec l’ancienne bourgeoisie, qui récupéra ses biens confisqués en 1945, elle se transforma en une nouvelle classe capitaliste, en profitant de sa position dans l’appareil d’État pour s’emparer des biens publics qui furent alors privatisés pour une bouchée de pain. Épuisée par cette économie de pénurie et profondément hostile à ces régimes, la classe ouvrière, pourtant très puissante, ne s’opposa pas à ce processus, qui devait pourtant aboutir à la liquidation à peu près totale de toute l’ancienne industrie, avec des conséquences dramatiques en termes de chômage de masse et de paupérisation.
Les traits particuliers du processus révolutionnaire de 1989 s’expliquent ainsi par la crise systémique du modèle stalinien de planification bureaucratique. Ne pouvant plus tirer les bénéfices d’un système à bout de souffle, la bureaucratie dirigeante s’engagea bon gré mal gré dans un processus de restauration du capitalisme, en estimant qu’elle avait plus à y gagner qu’à y perdre. Indifférent à un système qui n’avait jamais été le sien et était de surcroît incapable de répondre à ses besoins les plus élémentaires, la classe ouvrière n’avait aucun intérêt objectif à le défendre. Privée de toute alternative politique, elle ne trouva d’autre solution que de laisser faire ou de chercher une autre voie dans les nationalismes, qui trouvèrent en ce terrain un champ fertile de développement.
Certains proclamèrent alors la « fin de l’histoire », pronostiquant le triomphe absolu, et définitif, du capitalisme néolibéral. 30 ans après, au regard des crises à répétition du capitalisme et de l’instabilité du système, force est de constater que ces prophètes ont eu tort et que l’idée d’un « autre monde possible », sinon nécessaire, a survécu.
•1. Eric Hobsbawm, l’Âge des extrêmes, histoire du court 20e siècle, Coédition le Monde diplomatique – Éditions Complexe, 1999.
Créé le Vendredi 8 novembre 2019, mise à jour Samedi 9 novembre 2019, 12:57
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