18 septembre 2024 | tiré de Politis.fr, hebdo no. 1828
https://www.politis.fr/articles/2024/09/analyse-immigration-comment-leurope-se-durcit/
Le grand basculement. Depuis des mois, les politiques migratoires des États membres de l’Union européenne (UE) se durcissent à la chaîne. Les revendications de l’extrême droite trouvent un écho sans précédent sur le Vieux Continent. Et si l’Europe cédait définitivement ?
Dernier exemple : l’Allemagne. À la fin du mois d’août, le gouvernement du chancelier Olaf Scholz a expulsé 28 ressortissants afghans vers Kaboul. Tous condamnés « pour des infractions pénales », ayant fait l’objet d’un ordre de retour et ne détenant pas de titre de séjour, selon les mots du porte-parole du gouvernement, Steffen Hebestreit. C’est une première depuis le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, il y a trois ans.
Le gouvernement allemand tente de faire un mimétisme avec les positions d’extrême droite.
M. Satouri
Plus récemment, la ministre allemande de l’Intérieur, Nancy Faeser, a annoncé, le 9 septembre, le retour temporaire des contrôles aux frontières intérieures pour lutter contre l’immigration illégale. Une décision prise deux semaines après l’attentat terroriste qui a fait trois morts et huit blessés à Solingen, le 23 août, quelques jours seulement après la percée de l’extrême droite lors des dernières élections régionales. Dans le Land de Thuringe, l’extrême droite de l’AfD est arrivée en tête avec 32,8 % des voix.
Dans le Land de Saxe, l’AfD (30,6 %) talonne la CDU (31,9 %). Sous la pression des conservateurs, de l’extrême droite et du récent parti de gauche, le BSW, fermement opposé à l’immigration qu’il juge « incontrôlée », Olaf Scholz a abdiqué. « Au lieu de tenir sur les valeurs et le respect du droit humanitaire, le gouvernement allemand tente de faire un mimétisme avec les positions d’extrême droite pour envoyer des messages aux électeurs », considère Mounir Satouri, eurodéputé écologiste et président de la sous-commission consacrée aux droits de l’homme à Bruxelles.
Un durcissement d’autant plus remarquable que l’Allemagne tenait le rôle de bon élève européen dans l’accueil des exilés. « En comparaison de la France ou, encore pire, du Royaume-Uni, l’Allemagne a été extraordinairement généreuse, rappelle François Héran, sociologue et titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France, chiffres à l’appui. 53 % des Syriens qui ont demandé une protection en Europe l’ont fait en Allemagne. Contre 3 % seulement en France ! »
L’Allemagne semble donc désormais suivre le chemin tracé par le Danemark, où les socialistes au pouvoir assument depuis longtemps une politique migratoire très restrictive. « Les socialistes du Danemark donnent des gages à l’extrême droite car ils estiment que leur voisin, l’Allemagne, peut s’occuper de l’accueil à leur place », selon François Héran.
Surenchère sécuritaire
Ce basculement allemand est donc une nouvelle pierre dans une longue série de renoncements humanistes depuis 2015. « En Europe, l’extrême droite s’est bâtie sur une idée : la lutte contre l’immigration, avec un discours simpliste, et faux, qui associe l’immigration à l’insécurité, souligne Marie-Laure Basilien Gainche, professeure de droit public à l’université Jean-Moulin Lyon-III, spécialiste de la question migratoire en Europe. Et les échiquiers politiques ont endossé ce discours. Mais, en voulant contrer l’extrême droite sur son terrain, ce discours a été légitimé. Au détriment des personnes les plus vulnérables. »
Une dérive qu’a observée Sylvie Guillaume, eurodéputée socialiste de 2009 à 2024, ex-vice-présidente du Parlement européen et aujourd’hui présidente de l’association Forum réfugiés : « Une politique migratoire bascule parce que des forces politiques de droite et d’extrême droite, une fois au pouvoir, durcissent la ligne. Mais aussi parce que les autres gouvernements paniquent sous la pression de l’extrême droite. »
À partir de 2015, on a assisté à un tournant sécuritaire, et répressif .
M-L. Basilien Gainche
De la recherche d’un équilibre entre lutte contre l’immigration irrégulière et protection des demandeurs d’asile, la politique du Vieux Continent a, au fil des ans, jeté aux oubliettes l’un des deux objectifs. « À partir de 2015, on a assisté à un tournant sécuritaire, et répressif », note Marie-Laure Basilien Gainche, qui cite par exemple la création de « hot spots » en Grèce et en Italie, ou les accords avec des pays noneuropéens (Libye, Afghanistan, etc.) pour retenir les réfugiés hors de l’espace européen et les empêcher de partir.
Le parachèvement de cette radicalisation pourrait être le pacte asile et migration voté le 10 avril au Parlement européen. Un paquet de dix règlements et de trois recommandations qui ouvre la voie à un filtrage encore plus important des migrants aux entrées de l’Europe, à des contrôles renforcés et à la création de centres de rétention aux frontières. « L’Europe n’a jamais réussi à imposer une répartition égale de la charge. Les règlements de Dublin sont une manière, pour beaucoup de pays, d’éloigner ce “fardeau”. Mais ce pacte ne remet pas en cause ces règlements », regrette François Héran.
En outre, ce pacte a été voté alors que Frontex, l’agence de l’UE chargée du contrôle de la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen, estime que les entrées irrégulières dans l’UE ont chuté de 39 % depuis début 2024.
Jordan Bardella a soutenu que ce pacte allait permettre une invasion migratoire, alors même qu’il instaure un régime de contrôles des frontières incroyablement strict.
M-L. Basilien
« Ce paquet acte le fait que l’Europe est prête à un certain nombre de compromissions sur le respect du droit humain », juge David Cormand, eurodéputé vert. « Ces mesures ne mènent pas vers plus de solidarité entre Européens, plus d’humanité par rapport à ce que subissent les migrants en Méditerranée et dans la Manche, plus d’efficacité dans les politiques qui peuvent prévenir le recours à la migration des populations principalement africaines, renchérit Mounir Satouri. On est juste dans la surenchère sécuritaire pour essayer d’endiguer la montée de l’extrême droite en Europe. »
Et la fuite en avant n’a pas de fin. « On a voté le pacte asile et migration à la toute fin du mandat du Parlement européen. Mais il n’était même pas transposé que, déjà, un certain nombre d’États membres, sans surprise, contestaient la possibilité que ce pacte soit suffisant », dénonce Sylvie Guillaume. « Jordan Bardella a soutenu que ce pacte allait permettre une invasion migratoire, alors même qu’il instaure un régime de contrôles des frontières incroyablement strict, souffle Marie-Laure Basilien Gainche. L’extrême droite a vu ses desiderata intégrés pour l’essentiel dans le pacte, ce qui l’a conduite à faire de la surenchère. »
Droits humains bafoués
Trois semaines avant les élections européennes, quinze États membres ont adressé à la Commission européenne une lettre demandant à l’UE « d’identifier, d’élaborer et de proposer de nouveaux moyens et de nouvelles solutions pour prévenir l’immigration irrégulière vers l’Europe ». La lettre est signée par la Bulgarie, la République tchèque, le Danemark, la Finlande, l’Estonie, la Grèce, l’Italie, Chypre, la Lettonie, la Lituanie, Malte, les Pays-Bas, l’Autriche, la Pologne et la Roumanie. Leur liste de courses est longue. S’inspirant de l’accord entre l’Italie et l’Albanie, ils souhaitent que l’Europe imagine des mécanismes permettant « d’intercepter et, en cas de détresse, de secourir des migrants en haute mer et de les emmener dans un lieu sûr d’un pays partenaire hors de l’UE ».
L’extrême droite européenne dit la même chose : l’UE a des normes de protection des droits humains qui seraient trop importantes.
D. Cormand
Mais ils demandent également une « réévaluation » du concept de « pays tiers sûr » dans la loi européenne sur l’asile. Ils veulent aussi multiplier les accords avec les pays tiers situés le long des routes migratoires, afin d’y transférer les migrants dont la demande d’asile a été rejetée, en attendant qu’ils soient renvoyés dans leur pays d’origine. Comme le partenariat conclu entre l’UE et la Turquie en 2016 et avec la Tunisie en 2023.
« Endiguer l’immigration à la source, c’est faire en sorte que les gens n’aient pas besoin de traverser pour leur survie. Endiguer l’immigration, c’est arrêter de ‘contractualiser’ avec les dictateurs qui maltraitent leur population. Jamais les candidats tunisiens à l’immigration n’ont été aussi nombreux depuis que le régime autoritaire de Kaïs Saïed s’est mis en place. Doit-on vraiment croire que la solution à l’immigration s’appelle Kaïs Saïed ? C’est ahurissant. Toute la politique de coopération de l’UE est à revoir », cingle l’écologiste Mounir Satouri. La présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, ne semble pas aller dans ce sens. Le 18 juillet, elle a plutôt promis de renforcer Frontex et de tripler le nombre de garde-frontières et de garde-côtes européens.
Le 6 septembre en Hongrie, le secrétaire d’État auprès du ministère de l’Intérieur, Bence Retvari, a tenu une conférence de presse devant une rangée de bus à Roske, une ville proche de la frontière avec la Serbie. Le ministre de Viktor Orban a dénoncé l’amende de 200 millions d’euros infligée le 13 juin par la Cour de justice de l’UE pour non-respect d’un droit d’asile effectif.
Et il a menacé l’Europe d’envoyer des bus de migrants à Bruxelles : « Si Bruxelles veut des migrants, elle peut les avoir ! » « Giorgia Meloni, Matteo Salvini, Viktor Orban… L’extrême droite européenne dit la même chose : l’UE a des normes de protection des droits humains qui seraient trop importantes. Donc il faudrait remettre en question la charte des droits fondamentaux », analyse David Cormand.
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Rien ne semble pouvoir freiner la course sécuritaire. Dans un jeu politique néfaste, les sociaux-libéraux d’hier n’hésitent plus à prendre des mesures toujours plus répressives à l’égard des exilés. Une stratégie politique dont l’efficacité interroge toujours plus, alors que les extrêmes droites continuent de progresser partout, ou presque, sur le Vieux Continent.
ZOOM : La France au diapason de l’extrême droite
Avec la nomination de Michel Barnier à Matignon grâce à l’assentiment du Rassemblement national (RN), le prochain gouvernement pourrait durcir une nouvelle fois la politique migratoire du pays. Neuf mois seulement après la très dure loi immigration qui limite le droit du sol et durcit l’accès aux prestations sociales pour les étrangers.
Car en 2021, alors candidat à la primaire de la droite, Michel Barnier défendait un « moratoire » de trois à cinq ans, adossé à un « bouclier institutionnel » et à un référendum sur le sujet migratoire, permettant à la France de freiner les régularisations et le regroupement familial sans être condamnée par l’UE. Selon François Héran, dans une tribune publiée dans Le Monde, Barnier a « succombé à la surenchère qui a jeté LR aux portes du Rassemblement national (1) ».
Il y a trois ans, Michel Barnier ne s’empêchait pas non plus d’établir un lien entre flux migratoires et terrorisme, plaidait pour la diminution du nombre d’étudiants étrangers et proposait d’ouvrir de nouvelles négociations en Europe pour lutter contre les frontières européennes qui étaient, selon lui, des « passoires ».
Lors des négociations pour la composition du gouvernement, l’idée du retour d’un ministère de l’Immigration a surgi, comme en 2007 sous Nicolas Sarkozy. Une rumeur démentie par Matignon. Après son rendez-vous avec le nouveau premier ministre, le 6 septembre, Bruno Retailleau, chef de file des sénateurs républicains, lâche : « Sur l’immigration, j’ai senti que Michel Barnier voulait aller le plus loin possible. » Ça promet.
(1) Le 14 septembre 2024.
En France, la nomination de Michel Barnier (lire encadré ci-dessus) s’inscrit dans cette droite ligne. Que fera-t-il demain sur la question migratoire, alors que son gouvernement repose uniquement sur l’assentiment du Rassemblement national ? Dans une tribune publiée dans les colonnes du Monde, François Héran alerte sur les risques d’une énième surenchère. « À ce jeu, c’est toujours l’extrême droite qui gagne. »
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