Édition du 16 avril 2024

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Asie

Inde : à quoi joue la Chine en Arunachal Pradesh ?

Pour la troisième fois ces dernières années, la Chine a rebaptisé une série de noms de lieux dans l’État indien de l’Arunachal Pradesh, qu’elle revendique. Un acte inacceptable pour New Delhi et dénoncé par Washington. Olivier Guillard en décrypte les enjeux dans cette tribune.

Tiré de Asyalist
13 avril 2023

Par Olivier Guillard

C’est ce qui s’appelle aller au bout de ses idées, fussent-elles douteuses, faire fi de tout tact diplomatique pour ses hôtes ou ses visiteurs [1], faire montre d’un mépris assumé pour son voisin. Tout cela à la fois et plus encore, lorsque l’on projette à plus long terme les incidences possibles d’une telle défiance renouvelée. Dimanche 2 avril, le ministère chinois des Affaires civiles publiait les coordonnées d’une douzaine de sites (zones résidentielles, rivières, sommets montagneux) situés dans l’État indien de l’Arunachal Pradesh au nord-est du pays, ainsi que leurs noms en caractères chinois, en tibétain et en pinyin [2].

Dans la presse d’État chinoise, le lendemain, le Global Times rend compte de cette initiative sur le ton confondant de la désinvolture, de la banalité, sinon de la normalité. « La Chine normalise les noms de 11 nouveaux lieux dans le Zangnan, la partie méridionale du Xizang [Tibet] », titre le quotidien pékinois. « Normalise », étrange verbe. Par « Zangnan », le quotidien évoque tout simplement l’Arunachal Pradesh indien, ses 83 000 km2, son million trois cent mille habitants, un des 28 États de l’Union indienne, reconnu comme tel en 2023 par la totalité du concert des nations – sauf par la Chine. Et le journal d’ajouter, comme si la chose allait de soi pour la terre entière : « La normalisation par la Chine des noms de lieux [dans l’Arunachal Pradesh] relève entièrement de la souveraineté de la Chine. »

Si l’Europe se montre discrète sur le sujet – il est vrai que les dignitaires européens de haut rang se pressent en ce début de printemps dans la capitale chinoise -, Outre-Atlantique, la chose apparaît directement sur le radar des autorités. « Les États-Unis reconnaissent ce territoire [l’Arunachal Pradesh] depuis longtemps [comme partie intégrante de l’Inde]. Nous nous opposons fermement à toute tentative unilatérale de faire valoir des revendications territoriales en rebaptisant des localités. Il s’agit d’une position que nous défendons depuis longtemps », s’est empressée de déclarer la Maison Blanche [3], affichant sur la question une solidarité totale avec les autorités indiennes, lesquelles n’avaient pas dissimulé leur colère face à cette énième provocation – rhétorique autant que politique – de la République populaire voisine. « Nous rejetons catégoriquement cette idée. L’Arunachal Pradesh est, a été et sera toujours une partie intégrante et inaliénable de l’Inde. Les tentatives d’attribuer des noms inventés ne changeront pas cette réalité », assénait avec conviction le ministère indien des Affaires étrangères.

Mais la diplomatie chinoise ne s’est pas démontée face à l’évidence de son propre toupet. Mardi 4 avril [4], un de ses porte-parole enfonce le clou : « Les changements de noms entrent tout à fait dans le cadre de la souveraineté de la Chine. La région du Tibet du Sud [donc l’Arunachal indien] est un territoire chinois. » Passons.

Ces velléités printanières de sinisation par la plume de l’Arunachal Pradesh indien ne sont pas les premières du genre [5]. C’est la troisième tentative ces six dernières années. Le 13 avril 2017, deux jours après la visite en Arunachal Pradesh du Dalaï-lama, les autorités de Pékin publiaient leur première liste de « noms standardisés », alors que les médias chinois critiquaient très durement New Delhi pour avoir autorisé le séjour du prix Nobel de la paix 1989. Deux mois plus tard, les deux plus importantes armées d’Asie se faisaient face durant soixante jours, entre mi-juin et fin août, dans une tension extrême sur le plateau de Doklam, une région disputée par la Chine et le Bhoutan [6].

EXERCICES MILITAIRES CONJOINTS DE NEW DELHI ET WASHINGTON

Dans les tous derniers jours de 2021, en pleine tension sino-indienne majeure sur leur longue frontière terrestre [7], les autorités chinoises réitèrent et publient une deuxième liste d’une quinzaine de « noms normalisés » concernant l’Arunachal Pradesh indien. Deux jours après cette publication, la République populaire adoptait une nouvelle loi sur la protection et l’exploitation des zones frontalières terrestres du pays – entrée en vigueur le 1er janvier 2022. Elle stipule, entre autres dispositions, que « la souveraineté et l’intégrité territoriale de la République populaire de Chine sont sacrées et inviolables ». [8]

On ne peut s’empêcher de noter que l’initiative chinoise du 2 avril dernier vis-à-vis de l’Arunachal Pradesh indien intervient elle aussi, semble-t-il, dans un contexte particulier. Elle ne doit sans doute pas grand-chose au hasard. Comme le rappelle très pertinemment le site The Diplomat dans un article du 5 avril, lors de la deuxième quinzaine de novembre 2022, des troupes indiennes et américaines avaient participé à des manœuvres militaires conjointes en haute montagne dans l’État indien de l’Uttarakhand, à quelques dizaines de kilomètres à peine de la frontière sino-indienne. Fort « étonnement », une semaine tout juste après ces exercices militaires américano-indiens, un accrochage armé à plus de 4 500 m d’altitude mettait aux prises sur la Ligne de contrôle, dans la région de Tawang en Arunachal Pradesh, des militaires chinois et indiens.

Or, ce jeudi 13 avril a débuté dans l’État indien du Bengale-Occidental [9] l’exercice Cope India 2023 [10]. D’importantes manœuvres aériennes conjointes associent jusqu’au 21 avril l’Indian Air Force et l’US Air Force, avec des responsables militaires japonais en qualité d’observateurs. Certains experts considèrent la défiance chinoise du 2 avril comme un possible mouvement d’humeur, sinon une sorte d’intimidation explicite en amont des manœuvres militaires conjointes entre les deux plus grandes démocraties du monde. Une hypothèse méritant quelque crédit.

Notons encore qu’en théorie, est attendu à New Delhi du 27 au 29 avril le nouveau ministre chinois de la Défense, le général Li Shangfu [11], pour son premier déplacement indien es-qualités [12]. Il doit participer à une réunion de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), dont l’Inde assure actuellement la présidence. Un déplacement qui, selon le Times of India, pourrait être suivi en juillet prochain d’une visite en Inde du président chinois Xi Jinping [13].

Aussi, sans se montrer exagérément cynique ou pessimiste, on ne saurait écarter la possibilité que la sinisation des noms de lieux opérée voilà quelques jours par les autorités chinoises dans l’Arunachal Pradesh indien, peu avant la visite en Inde du général chinois Li Shangfu, augure autre chose qu’une probable absence de compromis de la part de Pékin, et de volonté politique de décrispation sur le si sensible contentieux territorial sino-indien.

Olivier Guillard

P.-S.

• Asialyst. Publié 13 Avril 2023. Mis à jour 13 Avril 2023 :
https://asialyst.com/fr/2023/04/13/inde-a-quoi-joue-chine-arunachal-pradesh/

• Spécialiste de l’Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), le Dr Olivier Guillard est notamment l’auteur du livre ’’L’inquiétante République islamique du Pakistan’’, (L’Harmattan, Paris, décembre 2021). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.

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Notes

[1] Dimanche 2 avril, à Pékin, le Premier ministre chinois Li Qiang a convenu avec son homologue malaisien Anwar Ibrahim de la nécessité d’une coopération régionale.

[2] Transcription latine du mandarin.

[3] Point presse du porte-parole de la Maison Blanche le 4 avril.

[4] Alors même que l’ancien ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi (aujourd’hui membre du Politburo) reçoit à Pékin l’ancienne cheffe de l’État philippine Gloria Aroyo et dénonce les aspects négatifs en Asie d’une « mentalité de guerre froide ».

[5] Par ailleurs, la volonté de sinisation par Pékin d’espaces territoriaux disputés s’exerce par aussi, en autres, en mer de Chine du Sud, où plusieurs dizaines de noms d’îles, récifs ou rochers ont également été rebaptisés unilatéralement.

[6] Dont l’Inde est le garant de la sécurité et de la souveraineté.

[7] Incidents armés, escarmouches multiples au Ladakh (dans la vallée de Galwan), sur la Line of Actual Control (LAC), entre mai 2020 et février 2021.

[8] Un texte permettant selon Pékin de « lutter contre tout acte portant atteinte à la souveraineté territoriale et aux frontières terrestres ».

[9] Depuis la base aérienne de Kalaikunda (140 km à l’ouest de Kolkata).

[10] The Hindu, 3 avril 2023.

[11] Lequel fait l’objet de sanctions de Washington depuis 2018 pour l’achat de chasseurs russes Sukhoi Su-35 et de missiles sol-air S-400 en violation des sanctions américaines à l’encontre de la Russie.

[12] The Hindu, 30 mars 2023.

[13] Participation au Sommet annuel de l’OCS à Bénarès (Varanasi, dans l’État indien de l’Uttar Pradesh).

Olivier Guillard

Olivier Guillard, spécialiste de l’Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal)

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