Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Livres et revues

Karl Kautsky, L’origine du christianisme, Paris, Syllepse, 2024.

Traduit de l’allemand et préfacé par Richard Poulin

À l’occasion de la fête de Pâques, la fête la plus importante et la plus ancienne du christianisme, qui commémore la Résurrection de Jésus, il est approprié de publier un extrait du livre de Kautsky qui questionne la mythologie chrétienne (p. 390-396).

D. La résurrection du crucifié

Il ne manquait pas de Messies à l’époque de Jésus, surtout pas en Galilée, où surgissaient à tout instant des prophètes et des chefs de bandes qui se présentaient comme des rédempteurs et des oints du Seigneur. Or, à partir du moment où un tel homme avait succombé devant la puissance romaine, où il avait été arrêté, crucifié ou tué, alors son rôle de Messie était terminé, il était considéré comme un faux prophète et un faux Messie. Il fallait encore attendre la venue du vrai Messie.

Quant à elle, la communauté chrétienne s’est accrochée à son champion. Pour elle aussi, la venue du Messie dans toute sa gloire était encore à venir. Mais celui qui devait venir n’était personne d’autre que celui qui avait déjà été là, le crucifié, ressuscité trois jours après sa mort et remonté au ciel après s’être montré à ses partisans.
Cette conception n’était propre qu’à la communauté chrétienne. D’où provenait-elle ?

Selon la vision des premiers chrétiens, c’était le miracle de la résurrection de Jésus le troisième jour après la crucifixion qui prouvait sa divinité et fondait l’attente de son retour depuis les cieux. Les théologiens contemporains ne sont pas allés plus loin. Bien sûr, les « libres d’esprit » parmi eux ne prennent plus au pied de la lettre la résurrection. Jésus n’est pas vraiment ressuscité, ce sont ses disciples qui, dans des moments d’enthousiasme extatique, ont cru le voir après sa mort et en ont déduit sa nature céleste :

Exactement comme Paul sur le chemin de Damas dans une vision extatique momentanée de l’apparition céleste de la lumière après avoir vu le Christ. Nous devons également nous représenter l’apparition du Christ à Pierre, une vision d’extase momentanée, où la figure céleste du Christ apparaît en lumière – une expérience transcendantale qui n’est nullement un miracle incompréhensible, mais qu’on peut tout à fait saisir psychologiquement par analogie avec de nombreux exemples tirés de toute l’histoire. [...] Et d’autres analogies nous permettent de comprendre que cette vision enthousiaste n’ait pas été le fait du seul Pierre, mais se soit peu après reproduite chez d’autres disciples et même dans des assemblées entières de croyants. [...] La base historique de la croyance des disciples dans la résurrection se trouve donc dans des aorasies extatiques-visionnaires qui ont commencé avec des individus et bientôt tous ont été convaincus d’avoir vu vivant leur maître crucifié et élevé à la gloire céleste. L’imagination familière du merveilleux a tissé sa toile de ce qui remplissait et faisait vibrer l’âme. La force motrice de cette croyance dans la résurrection de Jésus n’était au fond rien d’autre que l’impression indélébile que leur avait laissée sa personne : l’amour et la confiance qu’ils mettaient en lui étaient plus forts que la mort. Ce miracle de l’amour – pas un miracle de l’omnipotence – était la raison de la croyance de la communauté primitive dans la résurrection. C’est la raison pour laquelle cela ne s’est pas arrêté à des émotions éphémères, mais la foi enthousiaste nouvellement ravivée a aussi poussé à l’action, les disciples ont alors reconnu que leur devoir était d’annoncer à leur peuple que ce Jésus de Nazareth, qu’ils avaient livré aux ennemis, était bien le Messie. Maintenant plus que jamais, par sa résurrection et sa montée au ciel, il avait été créé par Dieu. Il redescendrait sous peu pour inaugurer son règne messianique sur la terre1.

Si on suit l’auteur, nous devrions donc attribuer la propagation de la foi messianique de la communauté chrétienne primitive et, avec elle, tout le phénomène colossal du christianisme dans l’histoire mondiale, à l’hallucination fortuite d’un seul petit être humain.

Que l’un des apôtres ait eu une vision du crucifié n’est en aucun cas impossible. Il est également possible que cette vision ait trouvé des croyants, toute cette époque étant exceptionnellement crédule et le judaïsme profondément imprégné de la croyance en la résurrection. Ressusciter des morts ne passait absolument pas pour quelque chose d’impossible. Quelques exemples peuvent être ajoutés à ceux que nous avons déjà cités.

Chez Matthieu (10, v/8), Jésus prescrit aux apôtres leur ligne de conduite : « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons. » La résurrection des morts était présentée placidement comme une activité quotidienne des apôtres au même titre que guérir les malades. Un avertissement a été ajouté : ils ne devraient pas être payés pour cela. Alors Jésus, ou plutôt l’auteur de l’Évangile a estimé possible de ressusciter les morts contre rémunération, comme une transaction commerciale.

La façon dont la résurrection est décrite dans l’Évangile de Matthieu était également emblématique. Le tombeau de Jésus était gardé par des soldats pour empêcher les disciples de voler le cadavre et ensuite de répandre la nouvelle de sa résurrection. Mais éclairs et tremblements de terre ont fait rouler la roche qui s’est éloignée du tombeau, et Jésus s’est levé.

Tandis qu’ils étaient en chemin, quelques-uns des gardes allèrent en ville annoncer aux grands prêtres tout ce qui s’était passé. Ceux-ci, après s’être réunis avec les anciens et avoir tenu conseil, donnèrent aux soldats une forte somme en disant : « Voici ce que vous direz : “Ses disciples sont venus voler le corps, la nuit pendant que nous dormions.” Et si tout cela vient aux oreilles du gouverneur, nous lui expliquerons la chose, et nous vous éviterons tout ennui. » Les soldats prirent l’argent et suivirent les instructions. Et cette explication s’est propagée chez les juifs jusqu’à aujourd’hui. (28, v/11-15).

Alors, pour ces chrétiens, la résurrection d’un mort enseveli depuis trois jours faisait si peu impression sur les témoins oculaires qu’un pourboire généreux suffisait pour non seulement les obliger à se taire pour toujours, mais aussi les encourager de propager le contraire de la vérité.

Les auteurs de telles conceptions mises en avant ici par l’évangéliste pouvaient, bien sûr, être crédités pour avoir accepté sans hésitation le conte de fées de la résurrection. Mais cela n’épuise pas la question. Cette crédulité et cette conviction qu’il est possible de ressusciter n’étaient pas une particularité propre à la communauté chrétienne. Elle les partageait avec tout le judaïsme de leur temps puisqu’il attendait un Messie. Mais pourquoi les chrétiens sont-ils les seuls à avoir eu la vision de la résurrection de leur Messie ? Pourquoi cela n’a-t-il été le cas d’aucun des disciples des autres Messies martyrisés à cette époque ?

Nos théologiens répondront que la raison en est l’impression extraordinaire faite par le personnage de Jésus, une impression qu’aucun des autres Messies n’aurait produite. Par ailleurs, le fait que l’activité de Jésus qui, selon les témoignages, n’a duré que peu de temps, n’a laissé aucune trace dans les masses, si bien qu’aucun contemporain ne l’a mentionnée. D’autres Messies, en revanche, se sont battus longtemps contre les Romains en remportant parfois de grandes victoires contre eux dont le souvenir s’est perpétué dans l’histoire. Est-ce que ces derniers auraient fait une moins grande impression ? Mais admettons que Jésus, tout en n’ayant certes pas su captiver les masses, ait du moins laissé à ses quelques partisans, du fait de son ascendant personnel, des souvenirs indélébiles. Cela expliquerait tout au plus pourquoi la foi en Jésus s’est perpétuée chez ses amis proches, mais pas pourquoi elle aurait développé une capacité propagandiste parmi des gens qui ne l’avaient pas connu et sur lesquels sa personne ne pouvait exercer son influence. Si c’était seulement l’aura personnelle de Jésus qui produisait la croyance à sa résurrection et à sa mission divine, celle-ci aurait dû s’affaiblir au fur et à mesure que le souvenir personnel s’estompait et que diminuait le nombre de ceux qui l’avaient fréquenté personnellement.

Comme on le sait, la postérité ne tresse pas de couronnes au mime ; en cela également, le comédien et le pasteur ont beaucoup de points communs. Ce qui est vrai pour l’acteur, vaut aussi pour le prédicateur quand celui-ci se borne à prêcher, n’opère que par le rayonnement de sa personnalité et ne laisse après lui aucune œuvre qui survive à sa personne. Si profonde que soit l’émotion, si intense que soit l’exaltation provoquée par ses prêches, ils ne peuvent faire la même impression sur des gens qui n’y assistent pas, des gens auxquels ils ne parviennent que par ouï-dire. Et la personne du prédicateur laissera ces gens indifférents. Elle n’a aucune chance de frapper leur imagination.
Nul ne laisse un souvenir de sa personne au-delà du cercle de ceux qui l’ont connu personnellement, s’il n’a pas laissé une œuvre qui impressionne indépendamment de sa personne, que ce soit une création artistique, un édifice, un portrait, un morceau de musique, une œuvre poétique ; que ce soit un apport scientifique, une collection ordonnée de matériaux scientifiquement, une théorie, une invention ou une décou- verte ; ou, enfin, que ce soit une institution politique ou sociale ou une quelconque organisation qu’il a fondée ou à la création et au renforcement de laquelle il a eu une contribution particulière.

Tant que dure l’œuvre et qu’elle fonctionne, on continue à s’intéresser à la personne du créateur. En effet, si une telle création avait été ignorée de son vivant, mais prenait de l’importance après sa mort, comme c’est souvent le cas pour nombre de découvertes, d’inventions et d’organisations, il est possible que l’intérêt pour le créateur ne s’éveille qu’après sa mort et ne cesse ensuite d’augmenter. Moins on a fait attention à lui de son vivant, moins on en sait sur sa personne, plus l’imagination sera stimulée ; si son œuvre est puissante, plus elle sera auréolée d’une guirlande d’anecdotes et de légendes. Le besoin universel de trouver une cause à tout phénomène, ce besoin qui pousse à chercher originellement chaque processus social – et aussi aux débuts, originellement chaque processus naturel – de trouver à l’origine d’un phénomène un auteur, un initiateur est si fort que, lorsqu’il s’agit d’un phénomène d’une immense importance, on en vient à lui inventer un fondateur ou à lui accoler un nom transmis par la tradition quand le véritable fondateur a été oublié ou que – et c’est souvent le cas – l’œuvre est le produit du concours de tant de forces dont aucune ne dominait l’autre, qu’il aurait été impossible dès le départ de nommer un auteur précis.

Ce n’est pas dans sa personne, mais dans l’œuvre qui est attachée à son nom qu’il convient de chercher la raison pour laquelle le messianisme de Jésus ne s’est pas terminé comme celui des Judas, des Theudas et d’autres Messies de l’époque. Confiance enthousiaste dans la personne du prophète, soif de merveilleux, extase et croyance dans la résurrection, nous retrouvons tout cela chez les partisans des autres Messies autant que chez ceux de Jésus. Ce n’est pas ce qu’ils ont en commun qui peut expliquer leur destinée différente. Quand les théologiens, même les plus libres d’esprit, inclinent à penser que, même s’il faut ne plus compter sur tous les miracles qu’on rapporte de Jésus, Jésus lui-même reste un miracle, un surhomme qui n’a pas son pareil dans le monde entier, nous ne pouvons pas non plus le reconnaître. Alors, la seule chose qui fasse la différence entre Jésus et les autres Messies, c’est seulement que ceux-ci n’ont rien légué qui permette à leur personne de se perpétuer, alors que Jésus a laissé après lui une organisation dotée de règles se prêtant admirablement à maintenir la cohésion de ses disciples et à en attirer constamment de nouveaux.
Les autres Messies avaient seulement réuni des troupes pour un soulèvement, et elles s’étaient dispersées après leur déroute. Si Jésus n’avait rien fait de plus, son nom aurait disparu sans laisser de traces après avoir été crucifié. Or, Jésus n’était pas seulement un rebelle, il était aussi le représentant et l’icône, peut-être le fondateur d’une organisation qui lui a survécu, qui s’est de plus en plus renforcée et est devenue de plus en plus puissante.

À vrai dire, selon l’hypothèse traditionnelle, l’Église a été organisée par les apôtres seulement après sa mort, mais rien ne prouve cette hypothèse, laquelle est fort improbable. En fait, elle ne supposait rien de moins qu’immédiatement après la mort de Jésus, ses disciples aient introduit dans sa doctrine quelque chose de complètement nouveau qu’il n’avait pas considéré ou pas du tout voulu, et que ceux qui jusqu’alors n’avaient pas été organisés commençaient à penser à l’organisation juste au moment où ils avaient subi une défaite qui aurait pu détruire même une organisation solide. Par analogie avec des organisations similaires dont on connaît mieux les débuts, on serait plus porté à supposer que des groupes de soutien aux prolétaires de Jérusalem, gonflés d’attentes messianiques, existaient avant Jésus et qu’un agitateur rebelle et audacieux, originaire de Galilée et portant ce nom, n’était seulement que le porte-parole et l’insigne martyr de ces groupes.

Selon Jean, au temps de Jésus, les douze apôtres avaient déjà une caisse commune. Mais Jésus exigeait aussi de tous les autres disciples qu’ils abandonnent tout ce qu’ils possédaient.

Nulle part dans le livre des Actes des Apôtres, il n’a été dit que les apôtres ont organisé l’Église après la mort de Jésus. On la trouvait déjà organisée à ce moment-là, tenant ses réunions d’adhérents et remplissant ses fonctions. La première mention du communisme dans les Actes des Apôtres est ainsi rédigée : « Ils sont pourtant restés fidèles (ἦσαν δε προσκαρτεροῦντες) à l’enseignement des apôtres et à la propriété com- mune, au pain rompu et aux commandements. » Autrement dit, ils ont continué à prendre leurs repas en commun et à suivre d’autres principes communistes. Si ces derniers avaient été introduits seulement après la mort de Jésus, la formulation aurait dû être tout à fait différente.
L’organisation communautaire était le lien qui a maintenu ensemble les disciples de Jésus aussi après sa mort et gardé vivant le souvenir de leur champion crucifié qui, selon la tradition, s’était dit lui-même être le Messie. Plus l’organisation grandissait, plus elle se renforçait et plus leur martyr devait occuper l’imagination des membres, moins ils pouvaient admettre que leur Messie crucifié était un faux Messie, plus ils se sentaient poussés à voir en lui, malgré sa mort, le vrai Messie qui reviendrait dans toute sa gloire ; plus ils avaient de raisons de croire à sa résurrection, plus la croyance que le crucifié était le Messie et qu’il était ressuscité, devenait la marque de fabrique de l’organisation, ce qui les distinguait des autres croyants au Messie. Si la croyance à la résurrection n’avait été engendrée que par des impressions personnelles, elle se serait affaiblie avec le temps, elle aurait été de plus en plus brouillée par d’autres impressions et aurait fini par disparaître avec ceux qui avaient connu Jésus personnellement. Si la croyance en la résurrection du Christ résultait de l’effet qu’exerçait son organisation, alors elle devait immanquablement s’affermir et s’enfiévrer au fur et à mesure que l’organisation grandissait, et moins elle savait quelque chose de positif sur la personne de Jésus, moins l’imagination de ses adorateurs était captivée par certaines informations.

Ce n’est pas la croyance en la résurrection du crucifié qui a créé la communauté chrétienne et lui a donné sa force ; au contraire, la force vitale de la communauté a créé la croyance dans la survie de son Messie.

La doctrine du Messie crucifié et ressuscité ne contenait rien en soi d’incompatible avec le mode de pensée juif. Nous avons vu à quel point il adhérait à cette époque de la croyance à la résurrection ; l’idée que la gloire à venir devait être achetée par la souffrance et la mort du juste, parcourait également les textes messianiques juifs et était une conséquence naturelle de la situation affligeante du judaïsme.

La croyance au Messie crucifié aurait très bien pu ne constituer qu’une variante particulière des multiples attentes messianiques du judaïsme de cette époque, si la fondation sur laquelle elle s’était édifiée n’avait pas en même temps développé le contre-pied du judaïsme. Cette fondation, la vitalité de l’organisation communiste du prolétariat, était étroitement liée à la nature particulière des attentes messianiques des prolétaires communistes de Jérusalem.

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