Édition du 30 septembre 2025

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Asie/Proche-Orient

L’Inde après le sommet de Tianjin et à l’heure de la crise climatique - un tour d’horizon

A l’initiative de la Chine, le Sommet de Tianjin s’est tenu les 31 août et 1er septembre 2025, dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). L’Inde y était invitée. Shushovan Dhar, militant politique et syndicaliste à Calcutta, analyse dans cette interview son déroulement et ses implications géopolitiques. Il s’attache aussi à analyser la nature du régime du Premier ministre indien Narendra Modi, le lien entre les crises climatique, démocratique et sociale qui taraudent le pays, ainsi que l’état des gauches parlementaires et radicales.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

Pierre Rousset - comment analyser les résultats du sommet de Tianjin ?

Sushovan Dhar - Fondée en 2001 comme forum sur la sécurité, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), initialement dirigée par la Chine pour contrôler les frontières et lutter contre « le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme » en Asie centrale, a progressivement élargi son champ d’action bien au-delà. Aujourd’hui, elle comprend l’Inde, le Pakistan et l’Iran et collabore avec plusieurs autres États « observateurs ». La Chine en a fait une plateforme pour affirmer son influence en Eurasie. À travers l’OCS, Pékin promeut l’idée d’un monde multipolaire, mais dans lequel la Chine joue un rôle central. Dans la pratique, l’OCS permet à la Chine d’attirer les pays d’Asie centrale dans son orbite économique grâce à des projets commerciaux et d’infrastructure, souvent liés à l’initiative « Belt and Road » (les « nouvelles routes de la soie »). L’organisation permet également de contrebalancer la présence des États-Unis et de l’OTAN dans la région. C’est également un instrument qui permet à la Chine de se présenter comme une puissance responsable, garante de la stabilité, contrairement à l’Occident dit « interventionniste ».

Le sommet de Tianjin représente un moment crucial dans cette stratégie plus large. En accueillant l’événement à Tianjin, Pékin a fait preuve d’une confiance et d’un leadership qui transcendent le symbolisme purement formel. Le sommet a positionné la Chine comme une puissance rassembleuse, réussissant à réunir des rivaux tels que l’Inde et le Pakistan, aux côtés de partenaires comme la Russie et l’Iran. Pékin tire parti de ces réunions pour établir un programme couvrant des sujets allant des banques de développement et de la coopération numérique à l’adaptation au changement climatique et aux mesures de sécurité, le tout formulé pour favoriser la Chine. De cette manière, elle cherche à renforcer sa légitimité comme leader du « Sud global », se présentant comme une alternative fiable aux États-Unis, souvent perçus comme unilatéraux et coercitifs.

Le sommet a permis de faire progresser plusieurs objectifs qui se recoupent. Il a donné à la Chine une profondeur stratégique en Eurasie, en maintenant l’Asie centrale et ses voisins hors de l’orbite des alliances dirigées par l’OTAN ou les États-Unis. Il permet également une approche de division pour mieux régner. En réunissant l’Inde et le Pakistan au sein du même forum, Pékin empêche l’un ou l’autre de s’aligner trop fortement sur Washington. Dans le même temps, l’OCS et les BRICS contribuent à construire un discours sur le « Sud global », dépeignant un nouvel ordre international dans lequel les anciens pays colonisés ont davantage voix au chapitre. Cependant, si la multipolarité est célébrée comme un objectif progressiste par certaines franges de la gauche, elle renforce en réalité la position de la Chine comme pôle dominant en Asie. Ses projets d’infrastructure massifs, ses investissements technologiques et ses corridors commerciaux servent l’expansion du capital chinois, et non la libération des travailleurs, des paysans ou des minuscules États de la région.

Il est ardu d’interpréter les actions de la Chine comme un véritable substitut à l’impérialisme occidental. Elles reflètent la montée en puissance d’une autre puissance capitaliste, qui cherche à réorganiser les hiérarchies mondiales à son avantage. Le discours anti-impérialiste est utilisé de manière stratégique, mais la logique sous-jacente d’exploitation et de domination reste intacte — seule différence, c’est désormais la Chine plutôt que l’Occident qui fixe les règles dans certaines régions.

Les récents sommets de l’OCS, notamment celui de Tianjin, ont mis l’accent sur l’adaptation au changement climatique, la réponse aux catastrophes et le développement vert, positionnant la Chine comme un leader dans la lutte contre les défis environnementaux. Mais, la réalité est souvent très différente de ce discours. Les projets de la Belt and Road Initiative (BRI) en Asie centrale et en Asie du Sud peuvent accroître la pression écologique : les immenses barrages, les centrales à charbon et les projets d’infrastructure perturbent les rivières, les forêts et les communautés locales. La coopération climatique de l’OCS donne souvent la priorité aux intérêts des États et des entreprises (sécurisation de l’énergie, du commerce et des investissements) plutôt qu’à la satisfaction des besoins des populations locales. En effet, le discours sur le climat devient un outil pour légitimer les projets menés par la Chine, tandis que les travailleurs, les paysans et les communautés marginalisées en supportent le coût.

Enfin, Tianjin est plus qu’un endroit ordinaire de réunion. Comme port et centre industriel majeur reliant Pékin à la mer de Bohai, elle symbolise la manière dont la Chine relie sa puissance économique nationale à ses ambitions mondiales. En y réunissant ses rivaux et ses partenaires, Pékin affiche sa confiance et son contrôle sur la politique et les réseaux commerciaux eurasiatiques. La ville incarne le discours de la Chine sur le développement : infrastructures modernes, connectivité et emplacement stratégique, renforçant son image de leader compétent et responsable, contrairement à un « Occident désordonné ». Tianjin, en ce sens, est un symbole concret de l’intégration du pouvoir économique, politique et stratégique de la Chine.

Comment comprendre la politique de Trump ? En principe l’Inde était une carte majeure pour contrer la Chine, sa cible première. Résultat : le sommet de Tianjin !

L’approche commerciale de Trump reflète un nouveau style direct de la puissance américaine. Son administration a utilisé les droits de douane et les sanctions comme outils pour influencer les autres pays afin qu’ils s’alignent sur les intérêts américains. Lorsque New Delhi a envisagé des choix indépendants, comme l’achat de pétrole ou d’armes à la Russie, Washington ne s’est pas contenté de s’y opposer diplomatiquement, mais a menacé d’imposer des sanctions et des restrictions commerciales. Il a imposé des droits de douane punitifs de 50 % sur les marchandises en provenance d’Inde. Ces droits de douane, parmi les plus élevés au monde, comprennent une pénalité de 25 % pour les transactions avec la Russie.

Il est toutefois crucial de comprendre que l’Inde n’est pas simplement une victime passive. L’élite dirigeante indienne recherche activement les marchés, les investissements et les armes de haute technologie américains afin de stimuler la croissance économique et de renforcer sa position sur la scène internationale. La contradiction apparaît lorsque l’Inde tente de jouer sur les deux tableaux : profiter des marchés américains tout en maintenant ses anciennes relations avec la Russie et en évitant une confrontation ouverte avec la Chine. Les droits de douane agressifs imposés par Trump ont révélé les limites de la soi-disant « autonomie stratégique » de l’Inde.

La plupart des mesures prises par Trump (droits de douane, restrictions en matière de visas ou menaces commerciales) ne relevaient pas uniquement de la politique étrangère. Il s’agissait aussi d’instruments de politique intérieure visant à rassurer les électeurs américains sur le fait qu’il protégeait les emplois et agissait avec fermeté envers les autres pays. Derrière les titres retentissants, ces politiques ont souvent redistribué les profits et le pouvoir de négociation entre les secteurs, plutôt que de remettre en cause la logique sous-jacente du capitalisme. Le spectacle des annonces de droits de douane ou des mesures répressives en matière de visas peut donner l’impression que le drame est plus important que la réalité structurelle : les flux financiers, technologiques et les alliances militaires se sont poursuivis sans interruption.

Prenons l’exemple des restrictions sur les visas H-1B. Pour les Américains ordinaires, ces mesures étaient présentées comme une protection des emplois nationaux. Dans la pratique, elles ont permis de renforcer le contrôle sur la main-d’œuvre hautement qualifiée, de limiter la croissance des salaires dans le secteur technologique et de souligner l’autorité managériale. Elles ont, ce faisant, détourné l’attention des problèmes structurels tels que la financiarisation, la faiblesse des protections sociales et la concentration des entreprises. Le secteur informatique indien et l’industrie manufacturière chinoise sont devenus des boucs émissaires commodes dans un discours visant à apaiser les inquiétudes nationales.

La stratégie géoéconomique de Trump variait également en fonction de la cible. La Chine, considérée comme un rival systémique, a été confrontée à des droits de douane, à des contrôles à l’exportation et à des efforts visant à ralentir son essor technologique. L’Inde, en revanche, a été traitée comme un acteur stratégique dans la région indopacifique : courtisée pour une coopération en matière de défense (comme le Quad [1] elle a également été soumise à des pressions pour ouvrir des secteurs tels que l’agriculture, les produits pharmaceutiques, le commerce électronique et les dispositifs médicaux. La suppression du système de préférences généralisées (SPG) de l’Inde et le resserrement des visas étaient des moyens d’inciter les marchés à s’ouvrir au capital américain sans perturber les relations plus larges en matière de sécurité. En d’autres termes, les outils étaient adaptés : discipliner la Chine, obtenir des concessions de l’Inde.

Le sommet de Tianjin s’est déroulé dans le contexte de cet équilibre délicat. Bien que cet événement ait été présenté comme anti-américain, il a principalement servi à Modi à réaliser une série de séances photo soigneusement orchestrées avec Xi Jinping et Vladimir Poutine. Modi a été invité au défilé militaire chinois commémorant le 80ᵉ anniversaire de la défaite du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale ; il a décliné l’invitation - une décision stratégique visant à éviter toute friction avec Trump tout en maintenant le dialogue avec Pékin et Moscou.

Plus globalement, que dit le sommet de Tianjin de la géopolitique Chine-Russie-Inde ?

L’Inde exprime son scepticisme face au rôle de l’OCS comme vecteur des intérêts chinois. Delhi équilibre sa présence au sein de cette organisation par sa participation à des forums occidentaux tels que le Quad. Ce n’est qu’en 2017 que l’Inde a officiellement rejoint l’OCS, organisme largement dominé par la Chine et la Russie, aux côtés du Pakistan, en partie pour éviter l’isolement dans son propre voisinage. Cependant, pour Delhi, il existe des contradictions et des facteurs d’équilibre. L’axe Chine-Pakistan est problématique pour la politique étrangère indienne. Ainsi, ces deux pays défendent des programmes auxquels l’Inde s’oppose, notamment au Cachemire et dans le cadre de la Belt and Road Initiative. Cependant, la Russie, partenaire traditionnel de l’Inde, contrebalance la domination chinoise. L’Inde reste dans l’OCS non pas parce qu’elle adhère pleinement à ses objectifs, mais parce que son départ laisserait à la Chine une influence incontestée en Eurasie. Pour New Delhi, l’OCS offre un accès à l’Asie centrale, une région riche en ressources énergétiques où l’Inde a autrement une portée limitée (en raison de la géographie et du blocus pakistanais). L’Inde est désireuse de s’emparer de cette plateforme de lutte contre le terrorisme, utilisant la rhétorique de l’OCS sur cette question pour attirer l’attention sur les groupes basés au Pakistan. Il y a également un aspect crucial de visibilité régionale. Ainsi, en étant présente dans la salle, l’Inde s’affirme comme une puissance eurasienne, pas seulement sud-asiatique.

La Russie a cofondé l’organisation avec la Chine en 2001, initialement comme une plateforme de sécurité visant à contrebalancer la présence de l’OTAN et des États-Unis en Asie centrale. Aujourd’hui, la Russie continue d’utiliser l’OCS pour maintenir des partenariats militaires dans la région, se présenter comme un garant de la sécurité en Eurasie et empêcher les États d’Asie centrale de se rapprocher trop étroitement de l’Occident. Malgré sa faiblesse économique, la Russie s’efforce d’éviter de devenir le partenaire junior de la Chine, utilisant l’OCS pour maintenir sa position dominante en Eurasie. Bien qu’elle dispose d’une puissance militaire, ses vulnérabilités économiques conduisent la Russie à s’appuyer sur ses exportations d’énergie et son industrie de l’armement pour maintenir son importance et obtenir des concessions. L’OCS sert de bouée de sauvetage diplomatique à la Russie, lui offrant un lieu où elle n’est pas isolée. Au milieu des boycotts et des exclusions occidentaux, les sommets de l’OCS permettent au président Poutine de partager la scène avec des puissances majeures telles que la Chine, l’Inde, l’Iran et les États d’Asie centrale. Ainsi, le Kremlin peut projeter une image de légitimité et atténuer sa dépendance totale vis-à-vis de la Chine.

Pour la Russie, la présence de l’Inde au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) est avantageuse, car elle empêche l’organisation de devenir une entité dominée uniquement par la Chine. Cette dynamique permet à la Russie de jouer un rôle d’équilibre entre New Delhi et Pékin. Pour l’Inde, la Russie sert de lien crucial, facilitant son engagement avec l’OCS sans donner l’impression de succomber à l’influence chinoise. L’Inde tire profit de ses liens militaires et de sa bonne volonté historique avec Moscou. Cependant, la dépendance croissante de la Russie vis-à-vis de la Chine rend cet équilibre précaire ; l’Inde ne peut pas toujours compter sur Moscou pour tempérer les ambitions de Pékin. Par conséquent, cette situation nécessite une navigation prudente, qui reflète la stratégie globale de l’Inde : éviter de placer tous ses espoirs dans une seule voie et exploiter les contradictions entre les puissances majeures pour renforcer son influence.

Les républiques d’Asie centrale, à savoir le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, considèrent la Russie comme un partenaire traditionnel, malgré la puissance économique supérieure de la Chine. Elles reconnaissent l’influence économique de la Chine, mais nourrissent des inquiétudes quant à une dépendance potentielle et à une ingérence excessive. Par conséquent, le sommet de Tianjin souligne en même temps la capacité croissante de la Chine à façonner l’agenda et les tensions sous-jacentes qui entravent une unité totale.

Le sommet de Tianjin ne devrait donc pas effacer les lourds contentieux Inde-Chine, y compris sur le Cachemire. Cependant, peuvent-ils être mis en sommeil ? Et quelles incidences pour le Pakistan ou le Bangladesh ? Les dynamiques en Asie du Sud ? L’impact de la crise climatique et les conflits sur le contrôle de l’eau à l’heure d’inondations d’une gravité historique ?

Aucun sommet, y compris celui de Tianjin, ne peut effacer comme par magie les différends profondément enracinés entre l’Inde et la Chine, en particulier la question sensible du Cachemire. Au mieux, une telle réunion peut jeter les bases d’améliorations pratiques et progressives. Elles consistent à stabiliser la ligne de contrôle effectif (LAC) grâce à des canaux militaires et diplomatiques renouvelés, à réaffirmer les accords de désengagement passés et à mettre en place des mesures concrètes de renforcement de la confiance. Pour réaliser de réels progrès, il faudrait prendre des mesures durables et vérifiables : désengagement aux points de friction restants, partage transparent des données de patrouille et normes convenues et assorties de délais pour les opérations terrestres et aériennes.

Il est peu probable que la question du Cachemire soit abordée directement. L’Inde considère le Cachemire comme une question interne, tandis que la Chine maintient un alignement étroit avec le Pakistan, motivé par des intérêts stratégiques au Gilgit-Baltistan et dans le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC). Cet alignement est devenu particulièrement évident lors des tensions entre l’Inde et le Pakistan en mai 2025. La Chine a apporté son soutien politique au Pakistan, dénonçant publiquement les actions de l’Inde et appelant à la retenue tout en préconisant le dialogue. Des rapports ont également fait état d’une assistance et d’une coordination militaires, notamment en matière de partage de renseignements et de soutien logistique, qui ont renforcé la position de négociation du Pakistan. Ces actions ont mis en évidence le fait que l’implication de la Chine n’est pas neutre ; elle soutient activement les partenaires qui servent ses intérêts stratégiques en Asie du Sud, même au risque d’aggraver les tensions régionales.

Il subsiste un écart significatif entre la désescalade à court terme et un règlement durable des différends relatifs à la LAC, sans parler du Cachemire. En bref, le sommet de Tianjin doit être considéré non pas comme une solution à un différend frontalier centenaire, mais comme un effort pratique de stabilisation. Il réduit le risque de crises, crée un espace pour une normalisation progressive des relations commerciales et interpersonnelles, et permet aux deux pays et à la région de naviguer prudemment dans des réalités géopolitiques complexes.

L’évolution des relations entre l’Inde et la Chine, en particulier à travers des engagements multilatéraux, a des répercussions notables dans toute l’Asie du Sud. Pour le Pakistan, les enjeux sont particulièrement importants, car le soutien de la Chine est crucial. Dans le même temps, l’implication de l’Inde auprès de la Chine via des plateformes multilatérales telle que l’OCS suggère que Delhi cherche à diriger le conflit sans le laisser s’aggraver. Cette stratégie peut créer un répit temporaire, mais elle est également source d’inquiétude pour le Pakistan. De plus, une détérioration des relations entre l’Inde et la Chine risque de perpétuer un cycle de crise, entravant toute réconciliation significative entre Delhi et Islamabad.

Pour le Bangladesh, l’impact est plus subtil, mais néanmoins significatif. Dhaka entretient des relations économiques et politiques étroites avec l’Inde et la Chine. Une stabilité accrue des relations entre l’Inde et la Chine le long de leurs frontières nord et nord-est pourrait apaiser les tensions régionales. Cela serait bénéfique pour le commerce transfrontalier et les initiatives de connectivité du Bangladesh, notamment les réseaux énergétiques, les corridors de transport et les chaînes d’approvisionnement. À l’inverse, si les interactions entre l’Inde et la Chine devenaient excessivement compétitives, le Bangladesh pourrait devoir prendre parti, ou jongler entre des exigences contradictoires, en particulier au sein de forums régionaux tels que le BIMSTEC ou l’architecture de sécurité du golfe du Bengale.

La coopération multilatérale, que ce soit dans le domaine du commerce, de l’énergie ou de la gestion des catastrophes, serait plus viable si l’Inde et la Chine pilotaient efficacement leurs tensions. Cependant, le soutien massif de la Chine au Pakistan et l’expansion de son initiative « Belt and Road » à travers le Népal, le Sri Lanka et d’autres pays voisins pourraient exacerber la concurrence stratégique. Cette situation pourrait contraindre les pays de la région à continuellement équilibrer leurs relations avec l’Inde et la Chine. En conséquence, l’Asie du Sud pourrait se retrouver prise entre ces deux grandes puissances, où l’autonomie des petits États est limitée et où la diplomatie régionale devient un exercice de navigation prudent plutôt qu’une recherche ouverte de coopération.

Les implications géopolitiques et sécuritaires des tensions entre l’Inde et la Chine sont encore compliquées par le changement climatique et la raréfaction des ressources, en particulier dans les bassins fluviaux partagés à travers l’Asie du Sud. Le Brahmapoutre, le Gange et d’autres fleuves transfrontaliers sont vitaux pour l’Inde, le Bangladesh, certaines parties du Népal et le Bhoutan. Le contrôle exercé par la Chine sur le cours supérieur du Brahmapoutre lui confère un pouvoir sur les débits en aval, ce qui pourrait entraîner des frictions en cas d’événements hydrologiques extrêmes. Récemment, l’Asie du Sud a connu des inondations d’une gravité historique, qui ont déplacé des millions de personnes, perturbé l’agriculture et exacerbé l’insécurité alimentaire et hydrique.

À une époque où les crises climatiques s’intensifient, les différends non résolus entre l’Inde et la Chine accentuent la vulnérabilité. Tout affrontement le long de la LAC ou toute politisation des flux d’eau régionaux pourrait entraver la coordination transfrontalière en temps opportun pour la gestion des inondations, l’exploitation des barrages et les secours en cas de catastrophe. Certes, des relations stables pourraient faciliter une meilleure coopération régionale en matière de catastrophes, de partage des données hydrologiques, de gestion coordonnée des réservoirs et de la mise en place de systèmes d’alerte précoce communs. Néanmoins, la dynamique actuelle indique que la sécurité hydrique restera un point sensible, tant sur le plan environnemental que géopolitique, en particulier pour le Bangladesh, dont le delta densément peuplé est extrêmement sensible à la gestion en amont et aux chocs climatiques.

Il est important de noter que les conséquences des relations entre l’Inde et la Chine ne sont pas isolées. Leur évolution façonne de manière significative la géopolitique de l’Asie du Sud, influençant les calculs stratégiques du Pakistan, la résilience économique et environnementale du Bangladesh et l’équilibre régional au sens large. Cependant, les différends profondément enracinés, le soutien de la Chine au Pakistan et les tensions liées au climat indiquent que l’Asie du Sud reste dans une position précaire : la rivalité géopolitique, les inimitiés historiques et la vulnérabilité écologique convergent pour créer en même temps des risques et des opportunités limitées de résolution collaborative des problèmes.

Quel est le rapport entre les BRICS et les alliances sécuritaires internationales ? La formule de « Sud Global » me semble bien trompeuse. Elle englobe puissances impérialistes, puissances régionales, Etats pétroliers, etc. Je préfère parler de pays dominés pour évoquer ce que l’on entendait dans le temps par « Sud ».

Le BRICS, regroupement du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, est souvent présenté comme un contrepoids aux institutions mondiales dominées par l’Occident et comme une plateforme permettant au « Sud global » de faire entendre sa voix. Comme je l’ai mentionné précédemment, le discours met l’accent sur la multipolarité, le développement collectif et la remise en cause de la domination américaine et européenne. Néanmoins, malgré ces affirmations, le BRICS opère largement dans le cadre capitaliste mondial existant, redistribuant l’influence entre les États dominants plutôt que de remettre en cause les inégalités systémiques.

Le BRICS a mis en place des initiatives telles que la Nouvelle banque de développement (NBD) et un accord de réserve contingentaire (CRA), offrant des canaux alternatifs pour financer les infrastructures et du développement. L’argument avancé est que ces mécanismes réduisent la dépendance vis-à-vis du FMI et de la Banque mondiale. Cependant, dans la pratique, ce sont les impératifs capitalistes qui dictent les décisions de prêt ; les projets doivent financièrement être viables et générer des rendements, ce qui favorise souvent les priorités des États et des entreprises. Le BRICS continue de souligner le rôle central du FMI dans la finance mondiale, reflétant une préférence pour la réforme et l’acquisition d’influence au sein du système existant plutôt que pour la création d’une alternative véritablement indépendante.

Le BRICS prétend promouvoir la multipolarité et la coopération Sud-Sud, tout en adhérant largement aux normes mondiales existantes en matière de commerce, de technologie et de finance. Les institutions occidentales fixent les règles en matière de propriété intellectuelle, les protocoles relatifs à la chaîne d’approvisionnement et les réglementations financières. Les projets d’infrastructure, les corridors industriels et les investissements énergétiques, en particulier ceux menés par la Chine, étendent leur influence tout en créant des modèles de dépendance qui ressemblent à ceux de la mondialisation occidentale. Ces projets profitent souvent aux États et aux élites des entreprises, souvent au détriment des masses laborieuses.

Sur le plan politique, les BRICS sont hétérogènes et asymétriques. La Chine domine sur le plan économique et définit l’agenda, tandis que la Russie tire parti de sa puissance militaire et de ses exportations d’énergie pour maintenir son influence mondiale. L’Inde cherche à s’engager auprès des deux puissances tout en équilibrant ses relations avec les États-Unis et les cadres régionaux tels que le Quad. Le Brésil et l’Afrique du Sud se concentrent sur leur influence régionale et leur engagement économique, mais ont une influence limitée sur les priorités politiques. La cohésion repose principalement sur une ambition commune : trouver une place dans l’échelle impérialiste, plutôt que sur une vision unifiée de la justice mondiale.

Les sommets du BRICS mettent souvent l’accent sur le développement durable, l’adaptation au changement climatique et la croissance verte. Cependant, ces initiatives privilégient les intérêts capitalistes au détriment de la justice écologique ou des communautés locales. Les projets de type « Belt and Road », les investissements énergétiques considérables et les corridors d’infrastructure peuvent exacerber le stress environnemental, perturber les écosystèmes et aggraver les inégalités sociales. Le discours du bloc sur le climat sert souvent d’outil de légitimation pour l’expansion stratégique et économique plutôt que d’engagement sincère en faveur de la durabilité et de l’équité.

Il serait juste de conclure que les BRICS n’offrent pas d’alternative radicale au capitalisme mondial dominé par l’Occident. L’insistance du bloc sur le rôle central du FMI, combinée à ses stratégies en matière d’infrastructures, de commerce et de finance, montre qu’il cherche à redistribuer le pouvoir mondial entre les États capitalistes émergents. Il ne cherche pas à remettre en cause l’exploitation ou les inégalités structurelles. Il symbolise le déplacement du pouvoir mondial, et non la transformation du système mondial.

Il existe des différences évidentes au sein des BRICS que toute analyse approfondie mettrait en évidence. Le bloc comprend divers modèles de capitalisme : le développement dirigé par l’État en Chine et en Russie, les réformes néolibérales en Inde et au Brésil, et la dynamique du capital extractif en Afrique du Sud.

La question cruciale est de savoir si les BRICS peuvent être mis à profit – par les mouvements ouvriers, les syndicats et les gouvernements progressistes – pour transférer le pouvoir vers les travailleurs, limiter l’exploitation et favoriser une véritable souveraineté grâce à une politique sociale démocratique, plutôt que de servir simplement de façade aux impérialismes concurrents et aux reconfigurations mondiales du capital. À l’heure actuelle, les possibilités sont extrêmement limitées.

Pourrais-tu présenter une analyse du régime Modi, des rapports entre RSS, BJP et Modi, de l’impact de la politique d’Hindutva, et de ses implications en Inde (voire dans la région).

Le régime Modi, au pouvoir depuis 2014, représente un virage décisif à droite dans la politique indienne, mettant l’accent sur le nationalisme majoritaire, l’autorité exécutive centralisée et un appareil d’État discipliné et idéologique. Son pilier idéologique et organisationnel est le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation nationaliste hindoue centenaire profondément enracinée dans la société civile indienne. Alors que le Bharatiya Janata Party sert de façade électorale, le RSS fasciste fournit une orientation stratégique à long terme, la mobilisation des cadres et la cohérence idéologique, garantissant que les politiques du régime s’alignent sur sa vision d’une Inde centrée sur l’hindouisme.

Au cœur de ce projet se trouve l’Hindutva, une philosophie politique qui définit l’identité indienne principalement en termes communautaires, en promouvant la domination culturelle et religieuse hindoue tout en marginalisant les communautés minoritaires, en particulier les musulmans et, dans une moindre mesure, les chrétiens et les dalits. L’hindutva n’est pas seulement symbolique ; elle façonne activement la législation, l’éducation, les politiques culturelles et les récits sociaux. Le gouvernement Modi a systématiquement utilisé les institutions étatiques pour mettre en œuvre cette vision du monde, notamment la loi sur la citoyenneté (amendement), le registre national des citoyens en Assam et les révisions des programmes scolaires qui mettent l’accent sur les récits historiques centrés sur l’hindouisme. Ces politiques, associées à la mobilisation de réseaux de cadres axés sur la discipline, révèlent une approche autoritaire et fasciste de la gouvernance : la dissidence est surveillée et restreinte, les libertés civiles sont limitées et l’opposition est systématiquement délégitimée.

Sur le plan économique, le régime combine des réformes néolibérales avec des projets d’infrastructure menés par l’État, souvent présentés comme un « développement pour tous », mais ces initiatives sont étroitement liées aux intérêts des entreprises, au clientélisme politique et au contrôle centralisé. Cette combinaison d’idéologie majoritaire et de politique capitaliste illustre un lien entre fascisme et capitalisme, où l’État consolide son pouvoir en fusionnant le contrôle économique et culturel.

Sur le plan politique, le régime Modi a remodelé l’État indien en centralisant l’autorité, en affaiblissant les contrôles institutionnels et en restreignant l’autonomie fédérale. La surveillance et l’application sélective des lois antiterroristes et antisédition répriment les voix dissidentes, les groupes minoritaires et les militants de gauche. Le réseau BJP-RSS soutient une infrastructure de mobilisation à l’échelle nationale par le biais d’organisations sociales, culturelles et religieuses, renforçant ainsi la consolidation majoritaire et la domination électorale. Ce modèle reflète les schémas fascistes classiques : la mobilisation du soutien de masse par le biais du nationalisme culturel et religieux, combinée à un contrôle étatique fort et à la répression de l’opposition.

Les implications régionales sont profondes. La posture nationaliste affirmée de l’Inde affecte ses relations avec le Pakistan, le Bangladesh et le Népal. Le Cachemire reste un point chaud, car les discours hindutva amplifient les tensions et influencent les politiques à l’égard des minorités et des questions transfrontalières. Les relations avec les pays voisins sont de plus en plus transactionnelles et axées sur la sécurité, ce qui suscite souvent la méfiance ou la résistance. Au Népal et au Bhoutan, la diffusion idéologique et les projets d’infrastructure visent à étendre l’influence, même si la rhétorique nationaliste peut susciter des réactions négatives. Au Bangladesh, les politiques nationales hindouistes recoupent la gestion des frontières, les migrations et les droits des minorités, façonnant les relations bilatérales et les liens entre les peuples.

Sur le plan interne, le régime a intensifié la polarisation religieuse et restreint les droits civils, la liberté académique et l’indépendance des médias. Le nationalisme culturel et religieux imprègne l’éducation, la symbolique publique et la politique sociale. Le gouvernement Modi consolide le pouvoir de l’État en fusionnant des politiques économiques néolibérales, un développement qui favorise les entreprises, et un appareil idéologique aux tendances fascistes. L’hindutva mobilise la loyauté culturelle, détourne l’attention des inégalités de classe et légitime les politiques favorisant l’élite tout en renforçant la position nationale et régionale de l’Inde et en maintenant l’intégration capitaliste mondiale grâce à l’alignement avec les États-Unis, à un engagement sélectif avec la Chine et à la participation à des forums tels que les BRICS.

En substance, le projet Modi-RSS-BJP est plus qu’un simple parti au pouvoir ; il s’agit d’un mécanisme idéologique à long terme impliquant l’État et la société civile, qui vise à remodeler le tissu social, la culture politique et le rôle régional de l’Inde. La combinaison d’un nationalisme majoritaire à tendance fasciste, d’une politique économique néolibérale et d’une politique étrangère stratégique a des implications profondes pour l’Asie du Sud. Elle modifie les alliances traditionnelles, accentue les insécurités régionales et limite l’espace pour une politique progressiste, pluraliste et fondée sur les classes.

Dans cette situation particulièrement grave, quel est l’état des gauches indiennes sociales et politiques…

La gauche indienne est aujourd’hui confrontée à une crise structurelle qui va au-delà des revers électoraux : elle reflète un échec plus général à défendre les luttes des travailleurs, des paysans et des couches marginalisées. Le BJP-RSS consolide son pouvoir majoritaire. Dans ce contexte, la gauche peine à articuler une alternative convaincante qui relie la lutte des classes à la lutte contre toutes les formes d’oppression, y compris la discrimination fondée sur la caste et le genre, à un projet politique cohérent.

La gauche traditionnelle, représentée par des partis tels que le CPI, le CPI(M) et, dans une certaine mesure, le CPI(ML) Liberation, a de plus en plus subordonné la politique radicale à la stratégie parlementaire. Les impératifs électoraux incitent ces partis à faire des compromis, à former des coalitions et à adopter des positions centristes. En conséquence, leur critique du néolibéralisme, de la domination des entreprises et des inégalités sociales devient souvent technique, réformiste ou bureaucratique, plutôt que de refléter les réalités vécues par les travailleurs et les paysans.

Par exemple, les luttes foncières, les campagnes pour les droits des travailleurs et les mouvements paysans reçoivent souvent un soutien symbolique de la gauche traditionnelle, mais ceux-ci se traduisent rarement par une mobilisation soutenue ou des contestations systémiques.

Malgré l’engagement de la gauche radicale en faveur de la mobilisation de masse, sa portée reste très limitée. Sa capacité organisationnelle est faible, ce qui conduit à la fragmentation du mouvement en plusieurs factions mineures ayant des programmes localisés. Bien qu’elle fasse preuve de courage dans l’action directe et les luttes anti-entreprises, la gauche radicale ne peut pas fournir un contrepoids national à la machine idéologique et infrastructurelle du BJP-RSS. De plus, l’isolement et la massive présence policière lors des mobilisations radicales entravent souvent leur capacité à maintenir leur visibilité et à élargir leur influence. Vu leur faiblesse numérique, leur concentration géographique en quelques lieux et la répression étatique, ces groupes ont bien du mal à relier les luttes locales aux discours nationaux, même lorsque ces luttes pourraient remettre en cause et en lumières les inégalités systémiques que l’Hindutva occulte.

Une faiblesse critique de la gauche est son incapacité à tisser ensemble les préoccupations de classe, de caste, de genre et communautaires dans un projet politique cohérent pour une transformation sociale. Historiquement, la gauche s’est développée grâce à une main-d’œuvre fortement syndiquée, à des réseaux paysans et à des mouvements étudiants. Aujourd’hui, un nombre considérable de ces structures ont décliné en raison de la restructuration industrielle, de l’informalisation du travail et de l’émigration des travailleurs qualifiés. Les factions radicales de gauche restent confinées à des régions ou à des secteurs spécifiques, tandis que la gauche parlementaire tarde à consolider son rayonnement. Cette érosion organisationnelle laisse le champ libre au BJP-RSS, qui combine idéologie, patronage de l’État et réseaux originels pour construire une base de masse disciplinée.

Il en résulte que les luttes populaires sont soit cooptées, soit marginalisées, soit fragmentées. Les mouvements pour les droits des travailleurs, les protestations agricoles, la justice environnementale et la protection des minorités manquent souvent d’un soutien national cohérent. Pendant ce temps, le BJP-RSS consolide son pouvoir en mobilisant la religion et la culture pour masquer l’exploitation économique, renforcer les inégalités et réprimer la dissidence. La faiblesse de la gauche permet à l’État, aux entreprises et aux réseaux idéologiques d’opérer sans contestation dans les contextes nationaux et régionaux.

Parallèlement à la faiblesse des partis parlementaires et de la gauche radicale, les mouvements sociaux et l’activisme identitaire – autour des castes, du genre, du communautarisme, de l’ethnicité ou de l’autonomie régionale – ont également peiné à opposer une résistance cohérente au BJP-RSS. Si ces mouvements ont joué un rôle essentiel dans la prise de conscience, ils opèrent souvent de manière isolée, fragmentés par des programmes thématiques et sans intégration dans des luttes de classe ou économiques plus larges.

De nombreux mouvements identitaires en Inde mettent l’accent sur la représentation symbolique, la reconnaissance culturelle ou les revendications fondées sur les droits, mais ils ne remettent souvent pas systématiquement en cause les fondements structurels et matériels des inégalités. Par exemple, les campagnes contre la discrimination fondée sur la caste ou pour les droits des femmes peuvent aboutir à des réformes juridiques ou à une prise de conscience sociale. Elles s’attaquent cependant rarement à l’exploitation capitaliste, aux politiques néolibérales ou à l’accaparement des ressources de l’État par les élites. Dans la pratique, ces campagnes peuvent involontairement laisser le champ libre au BJP-RSS pour s’approprier les discours identitaires, présentant la politique majoritaire comme protectrice du patrimoine culturel tout en marginalisant les dissidents.

De plus, le discours dominant de certains mouvements traite les luttes identitaires comme étant indépendantes des questions de classe et d’économie, ce qui fragmente le champ politique. Cette compartimentation théorique – qui sépare la justice sociale de la justice économique – limite la capacité des mouvements à créer de larges coalitions capables de contrer un réseau idéologique discipliné comme l’Hindutva. Sur le terrain, les mouvements identitaires restent pour la plupart locaux, épisodiques ou liés à des événements ponctuels, et manquent d’une coordination nationale durable. Les campagnes peuvent s’enflammer autour d’un incident, d’une loi ou d’une politique spécifique, mais s’estompent dès que l’attention immédiate diminue. De nombreux mouvements s’appuient également fortement sur la visibilité médiatique et l’activisme performatif qui, bien qu’efficaces pour sensibiliser l’opinion publique, ne se traduisent pas nécessairement par des changements structurels durables ou une mobilisation de masse.

En outre, les partis politiques ou les ONG cooptent certains mouvements, ce qui peut diluer leur indépendance et leur politisation. Ces cas transforment l’activisme de base en un instrument au service de la politique électorale ou des agendas dictés par les bailleurs de fonds, réduisant ainsi son potentiel de transformation. Cet écart est particulièrement évident dans des secteurs tels que les droits du travail, la justice environnementale et les luttes agraires rurales, où les mouvements sociaux ont eu du mal à aligner les revendications identitaires sur des alternatives matérielles et systémiques.

Dans sa forme actuelle, la gauche indienne est fragmentée, réactive et largement inefficace pour contester la consolidation du pouvoir hindouiste ou répondre aux besoins matériels urgents de la population. Les calculs parlementaires contraignent souvent la gauche traditionnelle, réduisant la lutte des classes et la politique antinéolibérale à des interventions technocratiques ou réformistes. La gauche radicale, bien qu’engagée dans les luttes populaires, reste petite, isolée et rigide sur le plan programmatique, une grande partie de ses membres adhérant encore à des cadres staliniens ou maoïstes qui n’offrent aucune stratégie concrète pour surmonter le capitalisme.

Parallèlement, les mouvements sociaux et identitaires, bien qu’essentiels pour sensibiliser l’opinion publique, restent souvent isolés autour de victoires symboliques ou de questions ponctuelles, sans parvenir à relier leurs luttes aux réalités matérielles et économiques plus larges qui façonnent la vie des travailleurs, des paysans et des communautés marginalisées. Cette déconnexion limite leur potentiel de transformation et permet au BJP-RSS de consolider une base de pouvoir disciplinée, idéologique et populiste, remodelant le paysage politique et social de l’Inde d’une manière qui marginalise la politique égalitaire et fondée sur les classes.

La solution réside dans la création d’une nouvelle gauche véritablement radicale, capable de relier les luttes matérielles aux luttes contre les oppressions identitaires. Elle doit être capable de construire des réseaux durables, interrégionaux et intersectionnels, et de mener des campagnes au-delà des cycles électoraux ou des manifestations sur des questions ponctuelles. Elle doit chercher à traduire les mobilisations locales en alternatives systémiques cohérentes, capables de remettre en cause à la fois l’exploitation néolibérale et le projet majoritaire et autoritaire de l’Hindutva.

Ce n’est pas une idée fantaisiste. À l’échelle mondiale, le capitalisme ne parvient pas à résoudre les crises existentielles : les inégalités extrêmes, l’effondrement environnemental et la menace persistante de conflits et de guerres. À l’échelle locale, l’Inde dispose d’une base riche, mais fragmentée, de groupes progressistes et d’activistes désabusés par les anciennes traditions de gauche, mais engagés dans un changement radical. Cela constitue un terrain fertile pour la construction d’une nouvelle gauche, capable d’unifier les luttes, de s’organiser de manière stratégique et d’émerger comme une force crédible capable de redessiner la trajectoire politique et sociale de l’Inde.

En bref, la création d’une nouvelle gauche n’est pas seulement souhaitable, elle est essentielle. Sans elle, la politique progressiste restera réactive et marginalisée. Avec elle, une force disciplinée et transformatrice pourra contester le majoritarisme autoritaire, défendre les droits démocratiques et sociaux, et offrir une alternative viable fondée sur la justice, l’égalité et une véritable démocratie.

La crise climatique frappe durement l’Inde… Quelles forces politiques la prennent en compte quand elles définissent leurs orientations (au-delà des réponses ponctuelles aux catastrophes), leurs urgences, leurs priorités et leurs politiques unitaires ?

L’Inde est confrontée à une convergence sans précédent de crises environnementales, sociales et économiques. Les vagues de chaleur extrêmes, les inondations violentes, les moussons imprévisibles et l’épuisement des rivières et des nappes phréatiques ne sont plus des événements ponctuels : ils deviennent des réalités structurelles qui menacent les moyens de subsistance de millions de personnes, en particulier ceux des paysans, des travailleurs informels et des pauvres des zones urbaines. Les inondations de 2025 et d’autres événements extrêmes d’ampleur historique mettent en évidence la manière dont le changement climatique se conjugue avec les inégalités sociales préexistantes, amplifiant la vulnérabilité des personnes disposant de moins de ressources.

Ces crises ne sont pas neutres. Elles sont profondément liées au mode de production capitaliste : l’expansion industrielle, les projets énergétiques extractifs, l’agriculture de monoculture à grande échelle, la déforestation et le développement urbain non réglementé intensifient tous le stress écologique tout en enrichissant les élites entrepreneuriales. De plus, les dynamiques mondiales – les importations énergétiques de l’Inde, les chaînes d’approvisionnement transnationales et l’exposition aux migrations induites par le climat – renforcent les contraintes structurelles qui façonnent les résultats environnementaux. La dévastation climatique en Inde est donc autant une question de classe qu’une question écologique.

Néanmoins, en l’absence d’une intervention décisive menée par la gauche, le discours environnemental reste fragmenté, symbolique et largement petit-bourgeois. L’activisme de la classe moyenne se limite souvent à des changements de mode de vie, à des campagnes de plantation d’arbres ou à des manifestations contre la pollution atmosphérique urbaine, qui sont certes importantes en soi, mais insuffisantes en termes d’ampleur et de vision. Sans une approche systémique axée sur les classes sociales, cet activisme ne parvient pas à remettre en cause les structures économiques et politiques qui sont à l’origine de la destruction écologique.

La gauche indienne traditionnelle a largement échoué à faire du changement climatique une question politique centrale. Il est urgent que la gauche intègre les luttes écologiques aux revendications de justice sociale : en liant la politique énergétique aux droits des travailleurs, la gestion de l’eau aux moyens de subsistance des paysans et l’urbanisme aux besoins des marginalisés. Ce n’est qu’à travers une politique environnementale intersectionnelle et consciente des questions de classe que l’activisme climatique pourra dépasser les gestes symboliques et devenir une force de transformation capable de répondre à la fois aux crises sociales et écologiques.

Il ne s’agit pas seulement d’une question de responsabilité morale, mais d’une nécessité politique stratégique. La gauche peut se mobiliser autour des questions climatiques pour unir divers groupes : les travailleurs touchés par la pollution industrielle, les agriculteurs confrontés à la pénurie d’eau et les pauvres des zones urbaines, affectés par les conditions météorologiques extrêmes. Ce faisant, la gauche peut présenter une alternative radicale au néolibéralisme et à l’État hindouiste, en présentant la durabilité écologique comme indissociable de l’égalité économique, de la participation démocratique et du bien-être collectif.

La crise climatique est à la fois un défi civilisationnel et une opportunité politique. Si la gauche indienne ne parvient pas à en faire une lutte systémique, l’environnementalisme restera fragmenté et dépolitisé, laissant le champ libre au « greenwashing » mené par les entreprises ou aux interventions technocratiques qui ne s’attaquent pas aux causes profondes. Une approche radicale de gauche pourrait cependant transformer l’action climatique en un pilier central d’un programme politique démocratique, socialiste et socialement juste pour l’Inde.

Notes

[1] Quad ou QSD : Dialogue quadrilatéral pour la sécurité ou Quadrilateral Security Dialogue en anglais une alliance militaire informelle regroupant l’Australie, les Etats-Unis, l’Inde et le Japon.

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Sushovan Dhar

Militant de gauche en Inde membre du CADTM.

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