Édition du 23 avril 2024

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Asie/Proche-Orient

L'Inde libéralise son charbon à marche forcée

La Cour suprême de Delhi a annulé la quasi-totalité des concessions de mines de l’Inde. Le gouvernement Modi a six mois pour trouver une solution et éviter que les centrales électriques ne soient mises à l’arrêt.

Guillaume Delacroix est correspondant de Medipart.fr en Inde.

La menace d’une panne de courant géante plane à nouveau dangereusement sur l’Inde. Ici, personne n’a oublié l’incroyable coupure qui avait plongé tout le nord du pays dans le noir en juillet 2012. Ce fut la plus importante de l’Histoire, avec 670 millions de personnes touchées, soit une bonne moitié de la population du sous-continent. Or, voilà que ces dernières semaines, plusieurs incidents graves ont réveillé les peurs. Samedi 1er novembre, une défaillance de la ligne à très haute tension alimentant le Bangladesh depuis le Bengale occidental, près de Calcutta, a transformé en ville fantôme la capitale du pays voisin, Dacca. L’aéroport international, les usines et les hôpitaux ont dû recourir durant plusieurs heures à des groupes électrogènes, tout comme la résidence de la première ministre, Sheikh Hasina.

Deux mois plus tôt, le 2 septembre, c’est Bombay qui était touchée. Une défaillance technique dans une centrale du groupe Tata a fait s’effondrer les réseaux de distribution d’une grande partie du centre de la mégapole, un peu avant 10 heures du matin. Ce jour-là, c’est toute la finance de l’Inde qui s’est retrouvée en rade jusqu’en début d’après-midi, depuis Bandra Kurla Complex (BKC), le quartier des diplomates, jusqu’à Nariman Point, le centre d’affaires historique. « On n’avait jamais vu cela, c’est terrible en termes d’image, au-delà des problèmes pratiques immédiats », raconte un trader.

L’événement, en tout cas, a angoissé Bombay : autant la capitale politique, Delhi, est habituée aux petites coupures quotidiennes, autant la capitale financière, qui abrite la Réserve fédérale et la Bourse, avait jusqu’ici le privilège d’avoir du courant 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Le patron de Mahindra, l’un des principaux conglomérats indiens, présent dans l’automobile, l’aéronautique, l’immobilier et la grande distribution, s’est précipité sur son smartphone pour dénoncer « une menace historique ». « La crise du charbon commence à dévoiler sa face la plus sombre », a-t-il écrit rageusement sur son compte Twitter.

La crise du charbon.

C’est bien d’elle qu’il s’agit. Un cauchemar pour le gouvernement de Narendra Modi. En arrivant au pouvoir, ce dernier a hérité d’une énorme patate chaude, connue sous le nom de Coal Gate : le scandale du charbon. Des années d’enquêtes judiciaires ont révélé, il y a maintenant plus de deux ans, que la plupart des mines indiennes avaient été confiées à leurs exploitants, publics et privés, de manière tout à fait illégale. Le gouvernement précédent, dirigé par le Parti du Congrès de la famille Gandhi, n’en avait tiré aucune conclusion.

Mais les soupçons de favoritisme et de pots-de-vin étaient tels que la Cour suprême a fini par taper du poing sur la table. Le 24 septembre dernier, elle a annulé purement et simplement la quasi-totalité des contrats de concession, 214 sur 218, signés par l’État depuis 1993 ! Cette décision a déclenché la panique, en laissant entendre que l’extraction de charbon risquait d’être stoppée dans de brefs délais. Par ricochet, c’est la production d’électricité dans toute l’Inde qui se trouve menacée.

Pour mesurer l’ampleur de cette affaire, il suffit de se référer aux propos alarmistes tenus à Delhi par le ministre de l’énergie, du charbon et des énergies renouvelables. Venu le 6 novembre à la tribune du Sommet économique annuel de l’Inde, une déclinaison locale du forum de Davos, Piyush Goyal a donné deux chiffres : « Près de 80% du charbon consommé en Inde est utilisé pour produire de l’électricité » et « les centrales thermiques au charbon fournissent à elles seules 60% de l’électricité », a-t-il dit.

Charbon ou pas charbon, la situation est calamiteuse dans les campagnes. l’Inde détient un triste record, celui du niveau de consommation d’électricité par habitant le plus bas au monde. Celui-ci s’élève à 940 kilowattheures, d’après le ministère de l’énergie, alors qu’il s’établit à 4000 kWh en Chine et à 15000 kWh en moyenne dans les pays industrialisés. Ce chiffre étonnamment bas vient du fait qu’un quart de la population n’a pas accès à l’électricité, par absence de lignes pour l’acheminer.

Mais ce n’est pas tout. Au niveau de la production, l’état des lieux est effarant. Si la capacité totale installée tourne autour de 250,000 mégawatts, celle-ci n’est utilisée qu’aux deux tiers, à cause des problèmes d’approvisionnement en combustible et du mauvais entretien des installations. Le pire, c’est que la situation se dégrade d’année en année. Toujours selon les statistiques du ministre, Piyush Goyal, l’Inde continue de construire des centrales thermiques alors que l’activité des mines de charbon stagne. Concrètement, ces cinq dernières années, la capacité de production d’électricité a augmenté de 60%, tandis que la production de charbon pour les faire tourner n’a progressé que de 6% !

Les concessions minières avaient été attribuées dans « une absence totale de transparence »

Du coup, les promesses de Modi laissent songeur. Avant l’annulation des concessions minières par la Cour suprême, le nouveau premier ministre avait juré que chaque Indien aurait bientôt l’électricité à domicile. Il s’était aussi engagé à ce que Coal India, l’entreprise publique qui jouit d’un quasi-monopole, avec le contrôle de 85% du marché du charbon, doublerait sa production d’ici à 2019. C’est plutôt mal parti, d’autant que les économistes s’attendent à ce que la demande en électricité double, elle aussi, à cet horizon !

Installée dans une tour de BKC, tout près du consulat de France de Bombay, la société de conseil Bain & Company India porte un regard assez pessimiste sur la situation. Ses experts du secteur de l’énergie, Amit Sinha et Deepak Jain, emploient une expression très anglo-saxonne pour expliquer leur état d’esprit : « l’Inde a un albatros accroché autour du cou. » Autrement dit, la charge qui pèse sur les épaules du pays relève de la malédiction, et bien malin celui qui trouvera la solution. À moins que Delhi ne tourne le regard vers Pékin, avancent-ils.

D’ici à 2040, en effet, le grand dragon chinois a prévu de ramener la part du charbon dans sa production d’électricité dans le mix énergétique comme disent les professionnels du secteur à 55%, contre 70% actuellement. Sa recette ? Des gains de productivité drastiques et la fermeture définitive des mines les moins rentables. Autre élément relevé par Amit Sinha et Deepak Jain : 90% des mines de charbon chinoises sont souterraines,10% à ciel ouvert. En Inde, la proportion est exactement inverse : 90% à ciel ouvert, 10% souterraines. d’un point de vue environnemental, ce n’est pas terrible. Mais surtout, les mines indiennes, contrairement à leurs consœurs chinoises, s’étalent sur des centaines de milliers d’hectares et posent un gros casse-tête juridique.

Le foncier est en effet le sujet majeur qui a retenu l’attention de la Cour suprême dans le scandale du charbon. Certes, les magistrats ont dénoncé la façon dont les concessions minières avaient été attribuées, évoquant « une absence totale de transparence », sur fond de favoritisme et de dessous-de-table. La gauche et la droite portent chacune leur part de responsabilité. Sur la période considérée (1993-2012),
c’est le Parti du Congrès qui a été le plus longtemps au pouvoir, mais le BJP a tout de même dirigé l’Inde pendant six ans, de 1998 à 2004. Cependant, les magistrats ont jugé encore plus graves les transferts de propriété tels qu’ils étaient pratiqués.

Durant près de vingt ans, l’État a alloué gratuitement les terrains où sont situés les gisements de charbon, comme si la propriété du sous-sol était sans valeur. Il a ainsi renoncé de lui-même à des sommes considérables : plus de 10,000 milliards de roupies (130 milliards d’euros) selon le Comptroller and Auditor General of India, équivalent de la Cour des comptes, 2000 milliards de roupies (24 milliards d’euros) selon la Cour suprême. Quel que soit le montant exact, c’est autant d’argent qui aurait pu alimenter le budget de l’éducation, de la santé ou des infrastructures. La population a donc été clairement lésée, de la même façon qu’elle l’avait été lors de l’attribution des fréquences de téléphonie mobile de deuxième génération, en 2008. À l’époque, les licences 2G avaient été tellement bradées que l’État avait accusé un manque à gagner supérieur à 23 milliards d’euros.

Dans l’immédiat, l’Inde se retrouve dans une situation ubuesque, alors que ses besoins en charbon pourraient d’ici à dix ans dépasser ceux des États-Unis, selon une estimation récente du cabinet Deloitte : d’un côté, elle possède les cinquièmes plus grandes ressources du monde (autour de 300 milliards de tonnes), de l’autre, elle est obligée d’en importer. Ainsi, en 2013, Delhi a acheté 142 millions de tonnes de charbon à l’étranger (le volume a doublé en cinq ans), pour un coût de 20 milliards d’euros ! Compte tenu de ces enjeux, la Cour suprême a adouci sa sentence, en donnant six mois à l’État pour trouver une solution, histoire qu’un nouveau black-out géant ne plonge pas l’Inde entière dans le noir ou que l’État ne dépense pas des fortunes pour faire venir de l’électricité de chez ses voisins. Bref, Modi a jusqu’au 31 mars 2015 pour tout remettre au carré.

En introduisant la concurrence, Modi espère faire baisser les prix de l’électricité

« En temps normal, les pouvoirs publics auraient mis quatre ou cinq ans à sortir
de cet imbroglio, estime un banquier français de Bombay. Modi, lui, a pris le taureau par les cornes, car il en va de sa crédibilité. » Tout nationaliste qu’il est, le premier ministre veut en effet attirer les investisseurs étrangers, dans le cadre d’une vaste opération, « Make in India », qu’il a lancée fin septembre. « Pour convaincre, il doit prouver que le paysage juridique de son pays est fiable », résume notre banquier. Plus prosaïquement, Modi aimerait ne pas voir tué dans l’œuf le soupçon de reprise économique enregistré depuis son accession au pouvoir (le rythme de croissance du PIB indien est repassé cet été au-dessus de la barre des 5%). l’heure est à l’action. Le 20 octobre, à la surprise générale, son gouvernement a publié une ordonnance autorisant l’État à remettre immédiatement la main sur les 214 mines de charbon incriminées et à lancer dans la foulée des enchères sur Internet pour les réattribuer à des exploitants.

Dans un premier temps, un lot d’environ 80 mines va être mis en compétition courant décembre, théoriquement en toute transparence, puisque les offres seront mises en ligne. Il s’agit des sites exploités jusqu’ici pour leurs besoins propres par des entreprises des secteurs de l’énergie, du ciment et de l’acier. Cette fois, les candidats devront non seulement payer un droit d’entrée correspondant à la valeur estimée de la mine, ainsi qu’une redevance calculée au prorata des quantités de charbon extraites dans le futur, mais également acheter le sous-sol.

Entretemps, ceux qui s’étaient vu confier les mines précédemment, seuls ou en groupement, sont condamnés à des amendes importantes. Dans le secteur privé, on trouve parmi eux des électriciens comme Tata Sasol ou Jindal, mais également des sidérurgistes comme Tata Steel et ArcelorMittal, et des cimentiers comme le français Lafarge. Même si c’est l’État qui avait fixé les règles du jeu au début des années 1990, la Cour suprême estime que les opérateurs en ont profité, au long de toutes ces années, pour tirer d’énormes bénéfices.

Sur le principe, les opérateurs en question ne bronchent pas. Mais ils contestent en revanche le montant des pénalités qui leur sont réclamées avant le 31 décembre de cette année : la facture a été fixée à 295 roupies (3,9 euros) par tonne de charbon extraite, de quoi faire revenir immédiatement 1 milliard d’euros dans les caisses de l’État. Ce sont des entreprises publiques qui devront le plus mettre la main à la poche, entraînant des difficultés financières pour les États qui contrôlent leur capital. Ainsi, le tiers des pénalités est censé être assumé par le Penjab, le Bengale occidental, le Karnataka et le Rajasthan.

Au bout du compte, que retenir du Coal Gate ? D’abord, les exploitants des mines de charbon indiennes ont de grandes chances de rester les mêmes. Ils ont tous déjà investi des milliards de roupies dans les installations et sont endettés, globalement, à hauteur de 40 milliards d’euros. En outre, ce sont eux qui ont le plus besoin du charbon. Ils ont d’ailleurs construit des centrales thermiques, des aciéries et des cimenteries à proximité des gisements naturels. On voit mal qui pourrait prendre le relais à leur place, techniquement et financièrement. Ensuite, pour Narendra Modi, cette affaire est l’occasion de libéraliser un vaste pan de l’économie, avec l’alibi d’une décision de justice. Alors qu’il envisageait de vendre 10% du capital de Coal India, sa fameuse ordonnance du 20 octobre va plus loin, en prévoyant l’ouverture du marché du charbon au trading. Cela signifie non seulement que des étrangers, comme l’anglo-australien Rio Tinto, pourraient devenir majoritaires dans certaines mines, mais aussi que des sociétés purement commerciales pourraient bientôt être autorisées à exploiter ces mines, ce qui était interdit jusqu’ici.

En introduisant la concurrence, Modi espère faire baisser les prix du charbon, et donc de l’électricité. « Il est clair que le gouvernement est en train de s’orienter dans cette direction. Il semble vouloir utiliser la décision de la Cour suprême à son avantage », confirme Rahul Singh, professeur à la faculté de droit de Bangalore. Pour Kirit Parikh, ancien membre de la Commission de planification, « Modi devrait saisir cette opportunité pour privatiser le secteur une bonne fois pour toutes ». Un tournant, quarante ans après la nationalisation du charbon par Indira Gandhi.

Guillaume Delacroix

correspondant de mediapart.fr en Inde

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