Édition du 16 avril 2024

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Europe

L'avenir incertain de la Grèce, le risque d'un nouveau régime autoritaire au cœur de l'Europe

Plusieurs hypothèses se présentent pour l’avenir de la Grèce, dans l’immédiat et à plus long terme. L’hypothèse très probable, à court terme, est celle d’une asphyxie du pays par la dette. En continuité avec cette hypothèse, la perspective de long terme, malheureusement vraisemblable, est celle du bradage des ressources humaines et naturelles du pays. L’option alternative à cette double hypothèse, et qui doit absolument être explorée, est celle de la mise en œuvre d’un projet national de développement. Cette option hautement souhaitable apparaît cependant bien incertaine.

Tiré du site de Mediapart

La montée très visible des mouvements nationalistes et xénophobes pourrait, en effet, pervertir la volonté des Grecs, de plus en plus nombreux, qui souhaitent retrouver une fierté bafouée par la mise sous tutelle du pays par les institutions internationales et européennes. La perspective d’un nouveau régime autoritaire au cœur de l’Europe ne devrait ainsi pas être écartée…

1. L’hypothèse très probable à court terme : l’asphyxie du pays par la dette

L’hypothèse très probable à court terme est celle d’une accentuation des politiques d’austérité telles que celles qui sont mises en œuvre depuis 2010. L’apparente nécessité (admise par les différents gouvernements qui se sont succédés depuis le début de la décennie) de réduire les déficits et la dette publique conduit à imposer au peuple grec des sacrifices croissants (baisse des revenus et du pouvoir d’achat de toute la population mais affectant plus particulièrement les couches défavorisées). Ces sacrifices, comme on le sait, produisent non seulement des situations de très grande injustice et d’immenses souffrances, mais ont une efficacité économique très discutable. Le recul des dépenses des ménages et celui des dépenses publiques produisent, en effet, une dépression économique très grave. Cette dépression tend à contracter les recettes publiques et ne permet pas de réduire de manière significative le déficit tout en laissant par conséquent la dette s’alourdir. Au recul des dépenses privées et publiques s’ajoute ainsi une charge croissante de la dette qui asphyxie le pays, posant périodiquement la question de la capacité de ce dernier à honorer ses créances. De nouveaux sacrifices sont ainsi exigés par les créanciers en contrepartie de nouvelles "aides" sans que le destin du pays, tel celui de Sisyphe, ne s’éclaircisse : la dette que le pays doit rembourser ne cesse d’augmenter à mesure que s’alourdissent les sacrifices que la population doit consentir.

Cette situation ne peut que provoquer l’exaspération légitime d’une population qui finira par refuser de hisser une pierre sans cesse plus lourde sur une pente sans cesse plus raide.

Sauf à envisager un défaut de paiement de la Grèce et donc une probable sortie de la Grèce de la zone euro dont les effets potentiels seraient ambivalents, il est vraisemblable qu’un vaste plan de désendettement finira par apparaître comme la seule issue possible. Les créanciers de la Grèce pourront alors arguer qu’ils ont déjà accepté d’importants abandons de créances et qu’ils ne sauraient aller plus loin…

2. L’hypothèse vraisemblable à moyen/long terme : le bradage des ressources humaines et naturelles

À moyen/long terme, il est donc très vraisemblable que nul autre choix ne sera laissé à la Grèce pour réduire sa dette que de vendre des biens lui appartenant. Il est probable que l’on reparlera alors des privatisations de biens publics tels que ceux que l’État grec a commencé à vendre. Mais le poids de la dette et la perte de valeur des actifs publics risquent fort d’imposer une idée dangereuse et fallacieuse : celle selon laquelle l’État pourrait ou devrait vendre des biens ne lui appartenant pas mais relevant du patrimoine national. On pense ici, en particulier, aux ressources liées à la terre et, plus largement, au capital naturel de la Grèce (ressources géologiques, énergétiques, ressources liées à la mer). La Grèce et son patrimoine naturel seraient alors "à vendre".

Dans cette perspective, les salaires continueront de baisser considérablement et le droit du travail d’être largement démantelé. On peut alors envisager, sans que cette option n’apparaisse comme absurde ou improbable, que des espaces "off-shore" se constituent. Dans ces espaces, à proximité des pays du centre de l’Europe, pourrait être employée une main d’œuvre qualifiée sans réels droits sociaux, travaillant pour des salaires très bas et, ce, dans des conditions où la propriété et l’usage du sol appartiendraient à des groupes étrangers (allemands, britanniques ou hollandais par exemple).

Des avantages fiscaux conséquents seraient sans doute consentis pour attirer les investissements étrangers vers ces zones. La Grèce serait ainsi devenue un pays de délocalisation où le travail des Grecs (souvent qualifié, voire très qualifié) comme leur patrimoine naturel seraient dévalorisés.

Une toujours possible sortie de la Grèce de la zone euro en dépit du choix fait d’honorer la dette n’infirmerait en rien la perspective qui vient d’être dessinée et ne ferait qu’aggraver le bradage des ressources humaines et naturelles du pays.

3. L’option alternative souhaitable mais jonchée d’obstacles : un projet national de développement

L’option alternative de long terme est celle d’un projet national de développement tournant le dos aux orientations funestes et vraisemblables que nous venons de résumer. Disons tout de suite que cette option pour être la plus souhaitable ne nous paraît pas la plus probable.

Les Grecs actuellement, dans leur grande majorité, ne remettent pas en cause la dette du pays, craignent les effets d’une sortie de la zone euro, et ne perçoivent pas que l’austérité conduit inéluctablement au bradage des ressources humaines et naturelles du pays. Il est ainsi vraisemblable qu’il n’y aura pas d’opposition massive à ce bradage et que par conséquent celui-ci se produira.

Dans le passé, lointain comme proche, les Grecs ont montré une grande difficulté à s’entendre pour assurer ou promouvoir le destin du pays. Dans l’antiquité, à l’exception remarquable des trêves précédant et accompagnant les Jeux Olympiques, la rivalité entre les Cités grecques n’aura cessé que lorsqu’une Cité (Athènes) ou un royaume (la Macédoine de Philippe II ou d’Alexandre) aura imposé sa loi. Beaucoup plus récemment, pendant les guerres de libération nationale ayant conduit à l’indépendance du pays (1821), les chefs de guerre grecs auront désespéré des Philhellènes comme Lord Byron par leurs querelles intestines incessantes. Plus proche de nous, la guerre civile (1946-1949),qui a immédiatement suivi la seconde guerre mondiale, a constitué un séisme profond que les Grecs ont voulu ignorer jusqu’à la réplique qu’a constituée le coup d’État des colonels(1967).

L’entrée de la Grèce dans l’Union européenne en 1981 a certes permis la réalisation de travaux d’infrastructure mais n’a aucunement favorisé l’émergence d’un projet national de développement. Bien au contraire. L’industrie grecque, loin de se développer, a été presque complètement abandonnée. Les institutions du pays ont été dévoyées, servant de support à des politiques clientélistes plutôt que d’être mises au service du développement du pays. Le pays a ainsi vécu une illusion de prospérité, découplant production de richesses réelles et niveau de consommation. Ceci a été, en grande partie, rendu possible par l’octroi de fonds européens importants ainsi que de prêts bancaires significatifs. La préparation des Jeux Olympiques de 2004, la spéculation et la bulle immobilière et financière toute aussi considérable que celle observée dans nombres d’autres pays ont accentué le caractère artificiel d’une croissance tournant le dos à l’avenir. Depuis la période ouverte avec le début des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui, c’est un euphémisme que de dire que la Grèce n’a que peu investi dans son développement : les activités productives ont été laissées à l’abandon, les services publics se sont détérioré, l’effort en matière d’éducation a peu progressé et a été laissé à la charge des familles, les biens communs (en particulier, la nature) ont été négligés, le civisme a reculé.

Les obstacles sont donc nombreux qui s’opposent à l’hypothèse pourtant hautement souhaitable d’un projet national de développement. Le premier d’entre eux est sans doute celui d’une histoire marquée par les divisions et le caractère récurrent de configurations de dépendance vis-à-vis de l’étranger dont la dette de l’État (apparue dès la naissance de la Grèce moderne) est l’illustration. D’autres obstacles ne doivent pas être sous-estimés : l’illusion (de moins en moins répandue cependant) d’une crise qui serait passagère et l’espoir de lendemains meilleurs qui pourraient rapidement revenir ; a contrario, l’angoisse anesthésiante pour beaucoup de Grecs de tout perdre (leur salaire, leur retraite, leur patrimoine…) ou, a minima, la peur d’un retour à des conditions de vie semblables à celles des années 1950 ; enfin la tentation, compréhensible dans un pays marqué par la faiblesse de ses institutions de solidarité, de rechercher avant tout des solutions individuelles (repli familial, petit commerce, services de proximité, utilisation de la "manne touristique",émigration).

La mise à l’encan du pays, le bradage de ses ressources humaines et naturelles, leur pillage par des intérêts étrangers avec la complicité passive ou active de certaines couches de la société grecque, -l’opposé exact, donc, d’un projet national de développement-, semblent donc constituer l’hypothèse la plus vraisemblable… Sauf si ce bradage et ce pillage apparaissent au grand jour comme la conséquence manifeste, inéluctable et en grande partie prévisible des plans d’austérité successifs, le résultat des divisions de la société héritées de l’histoire ainsi que l’expression d’une dépendance à l’égard de l’étranger jamais vraiment remise en cause depuis près de deux siècles.

Sauf si l’ensemble de ces éléments apparaissent comme étroitement liés, faisant système et entraînant le pays vers l’abîme.

4. Le risque d’un régime autoritaire au cœur de l’Europe

Si une telle prise de conscience devait se produire, le risque le plus grand serait alors que les forces démocratiques ne parviennent malgré tout pas à s’entendre pour faire émerger un projet national de développement. Que ces forces sous-estiment à la fois le caractère impérieux du développement des activités productives et les effets fortement ressentis dans la vie quotidienne de la présence de migrants ayant cherché refuge dans un pays n’étant pas en mesure de les accueillir dans de bonnes conditions. L’idée de la défense de la nation serait alors récupérée par des mouvements nationalistes et xénophobes tels que "l’aube dorée" qui a déjà su convaincre près d’un électeur sur dix, et réaliser ses meilleurs résultats électoraux dans les grandes villes (Athènes notamment) et des régions pourtant connues pour leur résistance pendant la seconde guerre mondiale…

L’hypothèse d’une prise du pouvoir par des mouvements ouvertement fascisants ne doit surtout pas être sous-estimée. D’ores et déjà, les milices de "l’aube dorée" font régner l’ordre et la "sécurité" dans le centre des grandes villes et les faubourgs de celles-ci, n’hésitant pas à se montrer de façon permanente en habits simulant ceux de forces de police (treillis, bérets) et ne dédaignant pas de bastonner les étrangers "indésirables".

La voie est donc étroite qui conduit à l’élaboration d’un projet national de développement démocratique. Cette voie cependant existe et doit être explorée par ceux qui refusent un destin où tout serait joué à l’avance. Il est de la responsabilité des forces démocratiques de la société grecque de se rassembler pour élaborer le projet national de développement dont la Grèce a besoin et éviter, alors qu’il en est encore temps, un nouveau régime autoritaire.

La tâche est assurément ardue et la question du maintien ou non de la Grèce dans la zone euro constitue actuellement un clivage opposant les forces politiques grecques selon une géométrie complexe. Cette question est aussi décisive que difficile tant les éléments du choix sont ambivalents. La sortie de la Grèce de la zone euro aurait, en effet, bien des avantages mais les inconvénients ne seraient pas moindres. Ces avantages et inconvénients iraient bien au delà des effets habituels et connus d’une forte dévaluation (le renchérissement significatif, notamment, du coût des importations). En tout état de cause, une possible sortie de la Grèce de la zone euro et l’instauration ipso facto d’une monnaie nationale (la nouvelle drachme) ne sauraient constituer à elles seules un projet national de développement.

S’agissant des institutions européennes, celles-ci doivent cesser de faire de la Grèce un laboratoire expérimental où sont testées des politiques utilisant la crise pour produire une gigantesque régression sociale. Dans le cadre européen, il est temps que cesse le chantage s’agissant des effets négatifs immédiats d’une possible exclusion de la zone euro(menaces sur le paiement des retraites, sur celui des salaires des fonctionnaires). Temps que soit considéré que l’urgence n’est pas d’exiger le remboursement de la dette de la Grèce et les sacrifices sans fin de sa population, mais d’aider ce pays à assurer son développement (en orientant, en particulier, les financements européens vers les investissements productifs).

Si le risque d’insolvabilité de la Grèce et celui lié aux conséquences d’une sortie de la Grèce de la zone euro doivent donc cesser d’être maniés comme des menaces, celui, rarement évoqué, de la mise en place d’un régime autoritaire doit également être pris en compte. Ce risque est élevé tant dans sa probabilité de réalisation que dans ses effets. Les européens auraient du reste tort de considérer que ce risque serait circonscrit à la Grèce. Les scores obtenus par l’extrême droite dans des pays comme l’Italie ou la France prouvent que l’absence récurrente de réponse aux problèmes que les peuples européens ont à subir (chômage, insécurité, absence de démocratie) constitue le meilleur des terreaux pour un retour des idées nationalistes, voire fascisantes.

Gabriel Colletis

Journaliste à Mediapart

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