Édition du 23 avril 2024

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« L’islamophobie fait fi de la pluralité de la communauté musulmane »

Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, sociologues, sont les auteurs d’un ouvrage très remarqué, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » (éditions La Découverte, septembre 2013). Abdellali Hajjat est maître de conférences en sciences politiques à l’université Paris-Ouest Nanterre. Il est notamment l’auteur de La Marche pour l’égalité et contre le racisme (Amsterdam, 2013) et de Frontières de l’identité nationale (La Découverte 2012). Marwan Mohammed est chargé de recherche au CNRS, CMH-ERIS. Il est notamment l’auteur de La Formation des bandes de jeunes (PUF, 2011) et co-directeur (avec Laurent Mucchielli) de Bandes de jeunes. Des « blousons noirs à nos jours » (La Découverte, 2007). Depuis 2011, ils animent le séminaire « Islamophobie » à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris).

Comment définissez-vous l’islamophobie qui pose problème parmi les intellectuels, la classe politique, le mouvement anti-raciste traditionnel et jusque dans l’Etat français ?

Abdellali Hajjat  : Nous considérons que l’islamophobie est d’abord un phénomène social qui consiste à racialiser les supposés musulmans, soit d’interpréter leur comportement à l’aune de leur appartenance religieuse. Cette manière de voir les choses s’est imposée en France parce que s’est construit ce que nous appelons un « problème musulman ». Un lien est établi entre le fait de porter le hidjab, l’islamisme et le terrorisme. Ce sont trois phénomènes différents.

Marwan Mohammed : Plusieurs enquêtes montrent que les descendants d’immigrés musulmans ont un attachement fort à la religion. D’un point de vue sociologique, c’est un phénomène normal : les enfants des minoritaires ont un attachement plus fort que le groupe majoritaire à un certain nombre de pratiques religieuses des parents. C’est valable pour les musulmans comme pour les juifs en France, par exemple.


De nombreux chercheurs qui s’intéressent à la religion musulmane ont montré que l’Islam c’est d’abord une intention spirituelle, avec une dimension identitaire, un rapport avec la mort et le sens, mais ces analyses-là sont complètement écrasées par des lectures médiatiques, d’experts ou demi-experts qui interprètent la pratique religieuse musulmane des descendants d’immigrés comme la preuve et la manifestation d’une volonté de conquête. Cette lecture-là fait fi de la pluralité de la communauté musulmane, de la complexité du rapport au culte.

Cette interprétation ne serait-elle pas nourrie par la visibilité des signes et pratiques des musulmans ?

Marwan Mohammed : Ce qui est visible, c’est ce qu’on rend visible. La manière de voir le monde n’est pas insensible à la manière dont on nous le présente. On peut voir le hidjab de plusieurs manières différentes.

Abdellali Hajjat : Il y a des formes de visibilité religieuse qui ne sont pas considérées comme problématiques. Par exemple, lorsque l’Abbé Pierre était député, il allait à l’Assemblée nationale en soutane ; les processions religieuses catholiques sont nombreuses à investir les rues. Si la visibilité musulmane est conçue comme un problème, c’est surtout parce qu’on considère que les musulmans ne sont pas chez eux : leur présence n’est pas jugée légitime sur le territoire français.

L’islamophobie prolonge-t-elle ou se substitue-t-elle au racisme anti-maghrébin ?

Marwan Mohammed  : Le racisme anti-maghrébin tel qu’il est enregistré par le ministère de l’Intérieur est toujours l’un des plus importants en termes de volume d’actes recensés. Le racisme anti-maghrébin n’a pas disparu en France, loin de là. Il n’y a pas de substitution. Par contre, on observe une réarticulation des termes du débat en partie autour de la question de l’Islam et des musulmans et surtout dans la vie quotidienne.

Le terme « musulman » devient un terme générique global et globalisant...

Abdellali Hajjat : C’est cela l’effet de l’islamophobie. Que la personne soit athée, agnostique, pratiquante, elle est renvoyée à sa supposée appartenance religieuse. L’islamophobie homogénéise, pas seulement au niveau de la croyance, mais aussi en termes de nationalité, de classe sociale, d’orientation politique… C’est une construction du discours xénophobe qui balaie la réalité et a pour effet de provoquer des logiques de stigmatisation.

Comment expliquez-vous le déni de l’islamophobie de la part d’intellectuels et de politiques ?

Marwan Mohammed : Il y a plusieurs niveaux d’explication. D’abord, la France a une histoire de laïcisation de la société à laquelle les musulmans n’ont pas été partie prenante, mais qu’ils expérimentent aujourd’hui. La pratique religieuse reste peu intelligible. Par ailleurs, des intellectuels, bons connaisseurs de la question coloniale, considèrent que derrière l’islamophobie, il y a encore la question du déni du fait colonial.La construction du « problème musulman » en France a en outre créé une espèce d’équivalence entre l’Islam pratiqué et le terrorisme international. De cette équivalence entretenue par des intellectuels ou de pseudo intellectuels découle la construction d’une représentation simplifiée de la présence musulmane en France.

L’islamophobie divise également le mouvement anti-raciste...

Marwan Mohammed  : La discrimination en raison de pratiques religieuses musulmanes ne fait pas consensus au sein du mouvement antiraciste, d’une part parce qu’il y a des discours qui amalgament islamité et intégrisme, et d’autre part parce qu’il y a une dimension anticléricale très forte qui légitime la méfiance vis-à-vis de ce qui relève du religieux. Quant au rapport du mouvement antiraciste aux minorités musulmanes, d’une manière générale, pour le comprendre, il faut revenir sur son histoire. Le mouvement antiraciste s’est créé dans le sillage de la montée de l’antisémitisme. Il y a eu deux moments de scission importants dans ce mouvement antiraciste, la guerre des Six jours en 1967, et la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école publique.

Abdellali Hajjat : La question qui se pose au mouvement antiraciste, et c’est un troisième élément, c’est celle de la priorité ou de la hiérarchie des luttes. Ceux des militants antiracistes qui sont attachés à la primauté de l’antisémitisme pour des raisons historiques voient d’un mauvais œil la reconnaissance de l’islamophobie parce qu’ils craignent que la lutte contre l’antisémitisme soit, de ce fait, éclipsée.

Pourquoi une convergence des luttes contre l’islamophobie et l’antisémitisme ne serait-elle pas pertinente ?

Abdellali Hajjat : Il faut être prudent dans la comparaison entre les deux phénomènes. Toutefois, plusieurs travaux ont montré qu’il y a des analogies importantes entre les deux phénomènes.

L’antisémitisme moderne tel qu’il est apparu à la fin du XIXe siècle, début du XXe, est fondé sur l’idée qu’il existe une « race sémite juive » mais aussi musulmane. Il y a une autre analogie, relevant de la construction de mythes, comme celui de la conspiration. Dans les années 2000 s’est développé le mythe de l’Eurabie, notamment par une intellectuelle suisso-égyptienne, Gisèle Littman, alias Bat Ye’or qui a écrit Eurabia, un livre dans lequel elle développe l’idée qu’il y aurait une conspiration entre les Etats musulmans, notamment du Golfe, les élites européennes avec une minorité musulmane contre le peuple européen pour asseoir la domination de l’Islam. Ce livre a connu un succès phénoménal comme le livre d’Oriana Falacci La rage et l’orgueil. Il y a aussi le mythe de l’islamisation par le bas développé notamment par Michèle Tribalat. Autre mythe, le pain au chocolat, etc. Mais du point de vue des classifications, du point de vue de la violence, l’islamophobie et l’antisémitisme ne sont pas comparables.

Qui sont les porteurs de la lutte pour la reconnaissance de l’islamophobie ? Quelles sont leurs stratégies ? Leurs champs d’intervention ?

Abdellali Hajjat  : Depuis 2003 s’est développé un champ de lutte contre l’islamophobie qui est le fait de minoritaires, minoritaires par le profil de ceux qui l’ont porté, c’est-à-dire de jeunes cadres, intellectuels, diplômés qui ont structuré la question de l’islamophobie avec des stratégies selon des organisations très différentes. La plus importante de ces organisations est le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) dont le porte-parole s’appelle aussi Marwan Muhammad (homonyme de mon collègue) et qui a une stratégie qui consiste à la fois à compter les actes islamophobes, à se mobiliser aux côtés des victimes, à produire de la jurisprudence et à porter les affaires devant les tribunaux, et à monter de plus en plus des opérations de communication. Le CCIF se démarque du reste par la dimension mixte et surtout parce qu’en voyant que la possibilité de travailler avec les autres organisations antiracistes, les pouvoirs publics, le gouvernement, était complètement fermée, il a développé des liens avec des ONG internationales, puis des organisations internationales. Très décrié en France, le CCIF est aujourd’hui reconnu par l’ONU, par le Conseil de l’Europe, etc.


Il y a ensuite le parti des indigènes (ex-Indigènes de la République) qui a proposé une grille d’interprétation du traitement des musulmans à l’aune de la question raciale et de la question coloniale. La Coordination contre le racisme et l’islamophobie en France (CRIF) se positionne comme un mouvement qui va porter la question de l’islamophobie à un niveau plus politique. Il y a aussi les « Indivisibles », un mouvement qui lutte contre toutes les formes de racisme par l’humour et la dérision. Fondée par Rokhaya Diallo (chroniqueuse et productrice à Canal +, RTL, Public Sénat…) a mis en place un prix annuel, « Ya Bon Awards ». Vous ne la trouverez pas dans le livre pour des raisons de calendrier, il y a également la Ligue de défense des musulmans qui vient de se créer autour de l’ex-avocat Karim Achoui.

Et le CFCM ? Et l’observatoire contre l’islamophobie qui en découle ?

Marwan Mohammed : Contrairement aux acteurs du culte musulman en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, le CFCM délaisse la question de lutte contre l’islamophobie, à notre avis parce que ses responsables se sont concentrés sur l’ institutionnalisation du culte musulman et sont entrés dans un processus de reconnaissance et de notabilisation, c’est le gouvernement qui fixe un cadre d’action au CFCM. L’observatoire de l’islamophobie n’est pas une initiative du CFCM, c’est d’abord une initiative de ministres de l’Intérieur, Hortefeux et Guéant notamment. Le problème avec l’observatoire c’est qu’il n’enregistre rien, il ne fait que réagir à l’actualité et rendre publics les chiffres qui sont essentiellement ceux du ministère de l’Intérieur.

Ces militants contre l’islamophobie sont qualifiés de radicaux et suspectés de mener une action communautariste. Est-ce votre
 avis ?

Marwan Mohammed : Ce sont des groupes minoritaires qui portent des revendications que la société n’a pas voulu entendre jusqu’à une date récente, en tout cas les choses sont en train de changer un petit peu. Ce qui est reproché à ces mouvements-là, c’est leur autonomie qui rompt avec le mode de gouvernance traditionnel de l’antiracisme très largement subventionné par l’Etat avec un niveau de pénétration et de circulation des personnes entre les organisations politiques et les organisations antiracistes.

Que revendiquent-ils  ?

Abdellali Hajjat  : Leur première revendication est de faire reconnaître l’islamophobie comme une forme de racisme et ils demandent à l’Etat de mieux mesurer ce phénomène et de mieux le pénaliser et, de manière plus générale de condamner les discours qui légitiment l’islamophobie.

Vous dites que les lignes bougent...

Marwan Mohamed : Notre livre et tous ceux qui paraissent dans le même temps ne peuvent pas être balayés d’un revers de main. Ce qui a fait dogme dans le milieu politique, médiatique par rapport à la notion et à la lutte contre l’islamophobie, soit que ce terme-là était une stratégie inventée par les mollahs iraniens à la fin des années 70, est en train de se 
fissurer.

Abdellali Hajjat
et

Abellali Hajjat, sociologue, Maître de Conférence en sociologie et sciences politiques à l’Université Paris-Ouest.

Marwan Mohammed

Chargé de recherche au CNRS depuis 2009 au Centre Maurice Halbwachs (EHESS-ENS-CNRS)

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