Édition du 17 juin 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

La conquête de l’Amérique à la manière trumpiste

Continuité de la nouvelle ère des tyrans

Dans une rhétorique répétitive (est-ce à titre d’avertissement et de persuasion ?), le président étasunien élu cible une nouvelle fois des alliés à des fins hégémoniques. Le Canada, le canal de Panama et le Groenland font l’objet d’une desiderata ouverte qui ne fait qu’animer les tensions.

Expansion des États-Unis vers le nord et vers le sud fait écho aux époques (soi-disant) révolues où les conquêtes visaient la prise de possession de territoires par la guerre. Or, une telle intention n’a rien de surprenant dans le contexte actuel. Des conflits ici ouverts et là larvés se manifestent un peu partout dans le monde, des conflits animés par des dirigeants convertis à la tyrannie qui mérite d’être définie.

Une définition

Dérivé du grec turannos, la tyrannie est associée à un « pouvoir cruel », voire « despotique » et aussi « injuste » au point où elle s’accompagne « d’un jugement de valeur », étant donné qu’on la compare à l’une des formes du mal (Guineret, 2014, p. 765). Il s’agit en plus d’une façon de traiter les personnes en leur usurpant des libertés, afin de les contraindre au sein d’un régime dit totalitaire. Ici s’érige un culte de la personnalité, celle du tyran, qui prédomine sur tout genre d’individualité. Conquérir, rayonner, atteindre le prestige et autres ambitions d’extase supposent à l’inverse une insatisfaction constante, des envies non rassasiées, une humeur variable, y compris la recherche d’un idéal presque impossible (sinon l’étant [1]).

La voie du Nord

Insinuer la conquête du Canada pour en faire le cinquante-et-unième état fédéré des États-Unis va bien au-delà des arguments entendus sur la diminution des impôts, l’élimination des règles tarifaires et le bénéfice d’une meilleure défense armée pour les Canadiennes et les Canadiens. Cela suppose de s’intéresser aux ressources du pays, à ses terres encore vierges, à son sous-sol, mais aussi à la voie du Nord lorgnée par d’autres, dont la Russie et la Chine. Voilà une interprétation similaire en ce qui concerne le Groenland, qui perd d’année en année des masses de glace au point de le rendre attrayant à l’exploration. Mettre la main sur ces territoires souverains accroîtrait la force des États-Unis en Arctique, jusqu’ici soulignée par l’Alaska. Mais pourquoi ne pas chercher plutôt à renforcer l’alliance États-Unis-Canada-Groenland (Danemark), voire même en ajoutant l’Union européenne ? Parce qu’il faudrait séparer le gâteau, négocier avec des alliés (pouvant aussi être jugés de compétiteurs) en plus des adversaires. Viser la totalité suppose une volonté de tyran. Celui-ci aime l’attaque et appréhende les revers, dans le sens où il limite sa confiance à des personnes proches, très proches ; voire des fidèles adorateurs, soit de lui, soit de son idéologie. Ainsi, les alliés, sur lesquels il n’a point de contrôle, peuvent agir contre ses desseins. Ils représentent alors des menaces latentes et imprévisibles, contrairement aux ennemis supposément plus faciles à analyser (même si leurs actions peuvent aussi s’inscrire dans l’imprévisibilité). Limiter le nombre d’alliés et d’adversaires revient à simplifier les communications et à réduire les dissensions ; cela revient à gagner une plus grande part du magot.

La voie du Sud

La conquête du canal de Panama offre cette fois-ci une mainmise sur le trafic de l’hémisphère sud de l’Amérique. Il s’agit alors d’une position stratégique déjà bien identifiée et facile à saisir, comparativement à la voie du Nord qui impose une configuration à élaborer. Par ailleurs, la voie du Sud est entourée de pays jugés plus faibles, accroissant ainsi le succès d’une manoeuvre rapide. On envisage même un « achat » du canal plutôt qu’une manoeuvre armée. Dans la tête d’un tyran, il n’a même pas lieu de se demander qui est allié ou ennemi, puisqu’un préjugé lui sert à n’y voir qu’une victoire inéluctable. Cette interprétation diffère-t-elle dans le cas de la voie du Nord ? Le Groenland et le Canada sont militairement plus faibles, mais leur alliance avec l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) accroît leur force tout de même. Mais les États-Unis font aussi partie de l’OTAN, étant en plus un grand contributeur. En exprimant un souhait tyrannique contre des membres d’une organisation dont il fait partie, le tyran revendique alors un droit extraordinaire, à défaut de quoi l’alliance sera rompue. Il s’agit également d’une stratégie visant à réviser des ententes jugées désormais défavorables. Cela ne vient-il pas donner un coup de pouce à un pays jugé ennemi, en songeant à un conflit toujours d’actualité ? Pourquoi alors prendre ce risque ? Voilà le complexe du tyran : les alliés véritables n’existent pas dans son esprit, même si quelquefois il s’avère opportun d’en avoir afin d’atteindre le but espéré.

Après l’Ukraine, la Palestine et Taïwan

Le contexte actuel sert bien l’attitude étasunienne de la présidence nouvellement élue. Au-delà d’une raison de grandeur et de retour aux empires, le conflit en Ukraine et les tensions dans la mer de Chine exposent surtout des raisons idéologiques et économiques dans l’accroissement d’un pouvoir sur le Monde. Semblablement, mais aussi avec d’autres raisons, s’explique la dynamique conflictuelle entre Israël et Gaza, en supposant une conquête éventuelle de la Palestine de jadis. Voilà des actions de tyrans qui en font réagir d’autres, le tout exprimé au nom de la nation. En effet, le tyran voudra exposer sa sollicitude aux besoins de sa population, justifiant ainsi ses faits et gestes sur cette base. Des valeurs servent à la propagande : la grandeur, la force, le pouvoir, la richesse, la préservation de la nation, de la famille, du travail, etc. ; sans oublier de parler au nom de la liberté. Toujours, les tyrans lorgneront les territoires de proximité, puisqu’un empire ne peut se constituer et se maintenir si les conquêtes sont trop éloignées de la métropole. Une logique centrifuge fait donc gagner l’étendue, à moins de juger d’une résistance quasi nulle permettant de remporter des positions stratégiques. Cela dit, rien n’est encore précisé au sujet du Mexique, pourtant limitrophe aux États-Unis. Pour éviter la contradiction, en raison de la construction d’un mur entre les deux pays, mieux vaut s’en remettre à renommer le golfe. Donner un nom ou changer le nom d’un lieu ou d’un territoire suppose aussi une forme d’appropriation, de conquête (dans une certaine mesure, du moins d’ordre symbolique ou idéologique).

Conclusion

S’agit-il de phantasmes irréalistes d’un politicien qui se prend pour Ubu roi ou d’aspirations démoniaques d’un politicien populiste et démagogue qui aurait de graves problèmes mentaux échappant à l’expertise de l’analyste politique ? Nous avons plutôt décidé d’examiner ces déclarations qui détonnent sous un angle de géographie stratégique en lien avec des aspirations impérialistes.

Il est facile de taxer Donald Trump de « perversité diabolique » ou de personnalité atteinte par la « folie des grandeurs ». Nous avons voulu, de notre côté, nous éloigner de cette interprétation simpliste qui semble avoir actuellement moult adeptes chez les commentateurs et les commentatrices de l’actualité politique. Nous avons préféré l’exposé de certains scénarios qui relèvent de la supposée « Raison d’État ». Cette raison qui autorise toutes les dérogations. En un mot, une approche analytique qui examine la voie selon laquelle « la fin justifie les moyens ». La politique n’a rien à voir avec le parcours d’un long fleuve tranquille. La politique évolue avec l’histoire et l’Histoire (avec un grand H), jusqu’à maintenant, montre à voir trop d’exemples qui s’inscrivent dans une suite ininterrompue de convulsions, à première vue, irrationnelles. Il est peut-être temps de rappeler que tout empire cache un secret désir, soit celui de vouloir étendre, par divers moyens, sa domination sur d’autres pays.

Héraclite, à son époque, avait déjà remarqué que « Tout bouge, tout change ». Machiavel précisait de son côté, dans son célèbre ouvrage intitulé Le prince, que les dirigeantEs politiques doivent cultiver l’art de la guerre, pire, qu’elles et qu’ils doivent en faire leur principale pensée. C’est ce que Donald Trump semble prêt à faire et ce, au nom même de son slogan Make America Great Again. Le changement est, faut-il le rappeler, un processus paradoxal. La paix et la guerre ne s’excluent pas. Ces deux phénomènes sont tristement liés l’un à l’autre, en ce sens ils sont consubstantiels.

Au-delà du constat de la stratégie d’attaque pour placer la partie négociante sur le qui-vive, exprimer ouvertement ses désirs de conquête à l’endroit d’une nation souveraine doit être interprété comme un acte de tyrannie. Capitalisant sur le contexte mondial du moment, les propos entendus de la part de la présidence étasunienne élue expose un changement de ton où le slogan American Great Again rejoint soudainement l’esprit de conquête britannique des siècles passés et remplace le protectionnisme ou plutôt le déplace dans ce nouvel esprit. Il ne suffit plus de conquérir des marchés, synonyme de territoires symboliques, mais de véritablement les faire siens. Car tout posséder revient à tirer profit de tous les revenus et avantages possibles. Mais il existe encore un large fossé entre acquérir des voies de communication et d’échange et des territoires entiers dans lesquels se trouvent ces trajectoires. Est-ce seulement au nom de l’économie et de l’idéologie que s’avancent ainsi les tyrans contemporains ? L’histoire nous montre pourtant des motifs et des mobiles souvent dichotomiques aux aspirations communes, c’est-à-dire à la fois des populations qu’ils disent représenter et du reste de l’humanité.

Guylain Bernier

Yvan Perrier

12 janvier 2025

9h

Note

[1] Étant : dans le sens de son impossibilité à se matérialiser ou à devenir.

Référence

Guineret, Hervé (2014). Tyrannie. Dans Jean-Pierre Zarader (Dir.), Dictionnaire de philosophie (pp.765-766). Paris, France : Ellipses.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le programme PAFI, vous connaissez ? PAFI pour programme d’aide financière à l’investissement.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : États-Unis

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...