Édition du 16 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Livres et revues

La marchandisation généralisée des relations humaines et des corps coïncide avec l’échec de l’ambition démocratique

Trré d’entre les lignes, entre les mots

Comme l’indique Laurence Noelle dans sa préface, publiée avec son aimable autorisation ainsi que celle des Editions Syllepse (preface-a-louvrage-a-paraitre-aux-editions-syllepse-de-claudine-legardinier-prostitution-une-guerre-contre-les-femmes/), la prostitution est une institution « dédiée au plaisir masculin ». Elle ajoute « Les femmes, elles, en subissent le marquage car nous sommes toutes prostituables, toutes enfermées par la peur d’être traitées de « putes » ; physiquement, mentalement, socialement ».

Elle parle aussi des femmes brisées « par l’usage qu’ont fait d’elles proxénètes et clients prostitueurs », d’emprisonnement dans la honte, des « survivantes »… « Toutes, nous devons devenir des actrices de changement qui nous tenons debout, en affrontant nos peurs, tête haute et dans la dignité ».

Le premier élément que je voudrais souligner, c’est la clarté de l’exposé de Claudine Legardinier, la géographie étendue de son étude, les paroles lourdes de sens de prostituées, de « survivantes ». Tendue vers l’égalité et la transformation sociale émancipatrice de toutes et tous, l’auteure débusque les complaisances, les présentations « glamour », les travestissements des réalités, les intérêts bien construits et défendus par les bénéficiaires de cette violence quotidienne, de cette privation de la parole, de ce déni de droits, de ces humiliations, de ces viols ou de ces meurtres.

L’analyse des constructions sociales fait toujours apparaître des zones d’abjection. Et derrière l’exposé chaleureux, les lectrices et les lecteurs ne manqueront d’être saisi par le dégout, la honte et la révolte, face aux pratiques prostitutionnelles et à leurs défenseur-e-s. Dois-je enfin souligner ici, qu’il n’y a pas de personnes prostitué-e-s sans clients-prostitueurs, n’en déplaise à certain-e-s analystes, sociologues ou non, oubliant les rapports sociaux asymétriques, les systèmes de domination…

Je ne souligne subjectivement que certaines analyses, tout en indiquant que c’est bien dans leur globalité qu’elles ouvrent sur la compréhension des phénomènes prostitutionnels.

Le sexe pour les hommes, une « vocation féminine naturelle », un asservissement social et un « silence infini » qui l’entoure. La prostitution, des fantasmes, des réalités derrière les masques glamour, « Un imaginaire inépuisable a donc pu être édifié sur la seule parole des profiteurs du système et de ses contrôleurs zélés ; donc sur la version des dominants ». Pour ces femmes, une parole historiquement interdite… pourtant comme le souligne Claudine Legardinier, « Aux antipodes de la victime misérable et passive, elles montrent un courage, une résistance, une dignité impressionnantes ».

L’auteure évoque, entre autres, le sentiment de culpabilité, le déni pour se protéger, le silence forgée par la société, le silence imposé par les proxénètes. Et « Ce silence de mort prive de droits élémentaires des femmes dans le monde entier » (Voir par exemple : Patrizia Romito : Un silence de mortes, un-silence-de-mortes/). Silence et absence de droits, entrainant la disqualification des violences subies, les viols non reconnus…

Et de l’autre coté, la solidarité masculine, l’entre-soi des hommes (voir sur ce sujet, par exemple, la préface Christine Delphy à La Barbe  : Cinq ans d’activisme féministe : a-lombre-des-vieux-hommes-vainqueurs/), les clients et leur légitimité jamais remise en cause, « Le présupposé juridique est l’irresponsabilité juridique ». Pour celles et ceux qui en douteraient, voir le récent procès du Carlton (avec DSK et « Dodo la saumure »), celui de Ribéry et Benzema (« affaire » Zahia), etc.

Claudine Legardinier analyse « cet espace concédé à la violence », le huit clos prostitutionnel, l’entreprise de démolition des femmes, l’image anodine des bordels de La Jonquera (Voir sur ce sujet les travaux d’Alain Tarrius, dont Alain Tarrius – Olivier Bernet : Mondialisation criminelle, frontière franco-espagnole de la Junquera à Perpignan), les violences policières, les situations socio-économiques, le milieu de la pornographie, la docilité obligatoire, les facettes de l’industrie du sexe, la culture du viol, la guerre ou le sport et une mise en marché du sexe des femme. Sans oublier les violences antérieures, les incestes, les non-dits total dans les familles, « On ne dira jamais assez à quel point l’étouffement des incestes et des viols sert la machine proxénète ».

L’auteure revient sur la division sexuelle du travail, le caractère sexué du marché du travail, le mal-développement, la place des minorités « ethniques »…

Je souligne particulièrement le chapitre « La défaite de toutes les femmes », car, comme l’écrit justement l’auteure, « Aucune femme ne sort indemne de l’immense fascination qui entoure la prostitution et de l’idée de dégradation qui en est inséparable ». Dit autrement, le sexisme publicitaire, la pornographie, la prostitution réduisent « la quantité d’air » que les femmes peuvent respirer et impriment leurs marques sur les imaginaires. L’auteure parle de « dégazage misogyne », de « haine des femmes », de femmes réduites « en objet de désir » et non de « sujets de parole », de la « faute des femmes », de l’espace prostitueur comme « lieu de vengeance »…

Claudine Legardinier décrypte aussi la mise en accusation des femmes, des féministes, dans les discours favorables à la prostitution, le refus de l’égalité, les nouveaux habits du « devoir conjugal », les confusions savamment entretenus sur le « commerce sexuel », le « service sexuel », le recul du droit du travail, « Céder sur la corvéabilité sexuelle dans le cadre de l’emploi, c’est réduire à néant les acquis fondamentaux arrachés de haute lutte ». Elle ironise sur ce curieux « métier » de « travailleuses du sexe » qui voit sa valeur « augmenter avec l’inexpérience et décliner avec l’ancienneté ».

Elle parle des bordels, en Allemagne ou aux Pays-Bas, de la Jonquera en Catalogne. Des bordels et l’interdiction des femmes (autres que les prostituées) d’y pénétrer, « Que dit ce monde d’hommes de notre société, de leurs rapports avec les femmes ? », la croissance infiltration du monde du travail par l’industrie du sexe…

Claudine Legardinier parle aussi de la sexualité des femmes, cette grande absente de la prostitution, « La sexualité des femmes est tout simplement balayée ; une simple enveloppe pour celle des hommes, considérée, comme impérieuse ». Les femmes sont le « sexe » mais « la sexualité n’est pas perçue comme une dimension importante du soi des femmes ».

Domination érotisée, clichés racistes et colonialistes, homophobie, normes virilistes… La philosophe Françoise Collin, citée par l’auteure indiquait « Cette tolérance (de la prostitution) conforte la dis-parité »

Dans la seconde partie du livre, Claudine Legardinier interroge : « A qui profite le crime ? ». Elle analyse les conséquences des politiques réglementaristes, les outils à confirmer la virilité, l’explosion de la prostitution avec la libéralisation du proxénétisme, le rôle de la prostitution dans la construction de la « masculinité », les misogynies en temps de guerre et en temps de paix, la prostitution comme activité annexe des reconstructions ou des grands événements sportifs, les femmes vues comme des signes extérieurs de réussite masculine, « La jouissance du corps de l’autre est une composante majeure de la hiérarchie » (Françoise Collin), les liens entre idéologie de la masculinité et racisme et nationalisme, le « tourisme » sexuel, la génération de consommateurs…

L’auteure revient sur un pan de l’histoire des bordels, les liens avec les pouvoirs, la présence militaire et coloniale, l’arraisonnement des femmes et les « harems de l’occident », la ségrégation sexiste et raciale, les bordels dans les camps de concentration nazis et le refus maintenu de la reconnaissance du statut de déportée pour les personnes concernées, les « femmes de confort » en Asie…

J’ai particulièrement été intéressé par les paragraphes sur prostitution et capitalisme, le relookage ou recyclage des structures du patriarcat, la place des industries du sexe, secteur très prospère de l’économie, les hyper-bordels, les « clubs de bien-être », les « clubs de charme », les bars à champagne… Sans oublier les rentes proxénètes, les taxes étatiques, l’argent de l’ombre, l’argent du crime organisé, « la prostitution n’enrichit que les exploiteurs ».

Dans la troisième partie du livre, Claudine Legardinier analyse « Une propagande acharnée ». Elle revient sur cette « loi du droit sexuel masculin », la culture du viol, la confusion entre prostitution et liberté sexuelle, entre marchandisation du corps et désir, « Sexe performance, sexe rentable. Seul le désir n’a pas été invité », la passion française pour le bordel, les versions sex-shops de Sissi, la prostitution glamour, le proxénétisme en prime time, la « grande promo des souteneurs » par des intellectuels, des artistes, des universitaires, l’absence de dimension de genre (j’ajoute, plus généralement, l’absence de rapports sociaux, de domination, d’exploitation, la réduction des relations sociales asymétriques à des relations inter-individuels d’égaux) dans les propos ou analyses, « La réalité sociale compte pour rien, liquidée dans l’élégance d’une phrase. La confusion est devenue un mode de pensée ».

L’auteure montre les liens entre pensée néo-libérale et pensée proxénète, la mise en avant de la « liberté » (comme pour le temps partiel, le travail le dimanche, le travail dans les low-cost, les 39 heures payées 35, etc.), l’instrumentalisation de la lutte contre le sida. Qui refuse d’enfiler le préservatif ? Qui exige des rapports non-protégés ? Elle parle de contagion internationale remettant en cause la Convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, avec le concours de grandes institutions ou d’ONG, comme aujourd’hui Amnesty International. D’un coté la fameuse concurrence libre et non faussée, de l’autre la libéralisation du proxénétisme sous couvert de « travail du sexe ».

Claudine Legardinier argumente sur le mythe des « organisations de prostituées », insiste sur « la porosité entre personnes qui se présentent comme prostituées et proxénètes ayant interêt à la décriminalisation de l’industrie est omniprésente » (que penser d’organisations abritant exploitées et exploiteurs ?). L’enjeu est bien évidement pour l’« industrie du sexe » de « dévoyer la notion de liberté et de droits », de parler masquer les contraintes sous le terme « liberté », de généraliser « un laissez passé pour clients et proxénètes », de valider institutionnellement « la non-assistance à personne en danger ». Les arguments mis en avant par ces industrieux sont à géométrie variable, « arguments caméléons » (Kajsa Ekman) ; une place de choix étant réservé au « consentement ». L’auteure cite Geneviève Fraisse : « la question n’est pas de savoir si le consentement d’une femme qui se prostitue est vrai ou faux. Mettre en cause le sujet qui est derrière la prostituée ou la femme voilée relève du mépris de classe. La question est de savoir si le consentement est un argument politique. Et là, je réponds non » (Sur ce sujet, Geneviève Fraisse  : Du consentement  : car-dire-oui-cest-aussi-pouvoir-dire-non/, Nicole-Claude Mathieu : L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe : la-definition-du-sexe-comporte-toujours-un-aspect-strategique-cest-a-dire-politique-dans-la-gestion-des-relations-entre-les-sexes/, Carole Pateman  : Le contrat sexuel : le-contrat-sexuel-est-une-dimension-refoulee-de-la-theorie-du-contrat/)

Comme le rappelle Claudine Legardinier, doit-on oublier que cette notion de consentement fut hier utilisée par les théoriciens de l’esclavage ?

A ces discours, l’auteure oppose la parole des survivantes, actrices des changements, souligne que la « prostitution est toujours dangereuse », que les droits du clients sont les risques pour la personne prostituée ou interroge « Pourquoi ne pas dénoncer d’abord la réalité d’un rapport fondamentalement inégalitaire et ses risques mortels » et parle de demander adéquatement des comptes aux clients. En somme, contre les facilitateurs du crime organisé (« la libéralisation du secteur est partout le premier agent de la propagation », sans oublier que la prostitution réglementée accroit la traite des êtres humains, des femmes), suivre la pente abrupte de l’émancipation…

Payer ne donne aucun droit sur le corps des femmes contrairement à l’accessibilité infinie permise au « client prostitueur du moment qu’il passe à la caisse »

Le dernier chapitre est consacré à l’« abolition ». Claudine Legardinier parle de casser ce marché indigne, de poursuivre au delà de la première étape que fut, l’abolition de la réglementation de la prostitution (donc des bordels), de refuser la criminalisation des personnes prostituées, de « poser une politique d’ensemble porteuse d’alternatives et d’égalité », d’en finir avec la complaisance envers ce système, de placer le client prostitueur devant ses responsabilités.

« Et comment, après avoir obtenu le droit de refuser une naissance non désirée (contraception, avortement), celui d’être exempte de viols et de harcèlement, ne pas travailler à conquérir le droit à l’intégrité, le véritable droit à disposer de soi même ? »

L’auteure revient sur le modèle suédois et avance des mesures : suppression de toute mesure répressive envers les personnes prostituées, accession aux droits sociaux auxquels elles ont droit comme tout-e citoyen-ne , octroi de titres de séjour et de travail non suspendu à une obligation de dénonciation, campagnes publiques fortes sur la nature structurelle des violences faites aux femmes, indemnisation des violences subies… et un « interdit clair pour les clients prostitueurs » car le premier droit est bien celui de « ne pas être prostitué-e ».

Le titre de cette note est inspirée d’une phrase de Françoise Collin citée par l’auteure.

Une forte contribution aux débats, sans simplisme ni facilité. « Les femmes ont cessé de se taire ». Leurs combats ont permis de rendre visibles des crimes : viol, inceste, violences conjugales, excision… Il en sera de même pour la prostitution.

Et pour celles et ceux qui participent aux mouvements d’émancipation, au delà de ce qui est traité dans cet ouvrage, ne devrait-il pas y avoir un engagement clair de ne pas être clients.

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