Édition du 23 avril 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Environnement

Deuxième article d’une série de trois

La peau prend le goût du soufre

Avec une quinzaine d’autres militants et militantes du Québec, je me suis rendu à Fort McMurray en Alberta, centre névralgique mondial de la production des sables bitumineux. Deuxième d’une série de trois textes sur ce voyage hors de l’ordinaire.

La route a été longue, mais nous arrivons enfin : Fort McMurray. Vue par la fenêtre de la voiture, la ville semble presque saine. C’est que les blancs sont futés. Ils se sont installés en amont de la rivière Athabasca. Plusieurs communautés autochtones vivent en aval. Entre les deux, tout le long de la rivière, il y a les sables bitumineux. Ce n’est donc que le lendemain, lorsque nous marchons au cœur de la bête, que nous prenons conscience de la violence de l’industrie.

Autour de nous, il n’y a que désolation. Ici, rien n’est propre. Ni l’air, ni l’eau, ni le sol : tout est souillé, pour des générations. Le vent est lourd, nauséabond, toxique. Certains marchent avec des masques. Les mères surveillent leurs enfants de près, s’assurant qu’ils ne mettent pas la main sur les rares petits fruits des quelques terres qui ont été reboisées par les entreprises. On redoute - avec raison - ce qui se cache comme toxines derrière le goût sucré.

À Fort McMurray, la catastrophe écologique s’entend de loin. À intervalle de deux secondes, de puissants coups de canon retentissent. Je demande de quoi il s’agit à un jeune homme de la place : « C’est pour empêcher les oiseaux de se poser sur les lacs toxiques », m’explique-t-il. Il y a quelques années, c’est justement la mort de dizaines de milliers d’oiseaux qui a sonné l’alarme au sein de plusieurs communautés autochtones de la région. Depuis, les pétrolières se sont résignées à prendre quelques mesures de protection, dont celle-là. Tout autour des immenses étendues de boue toxique, des canons au propane résonnent avec régularité. La terre est dans un tel état de dégradation qu’il faut dorénavant en éloigner les résidents millénaires. Pour leur propre bien.

Cela ne fonctionne pas toujours. Tout au long de la marche, nous croisons des cadavres d’oiseaux.

La dévastationà perte de vue

Ce qui marque le plus lorsqu’on se rend là-bas, c’est l’immensité des dégâts. Les mines, les usines et les réservoirs chimiques s’étendent à des centaines de kilomètres à la ronde. Notre marche semble soudainement bien frêle et il faudra manifestement beaucoup plus pour freiner la cupidité des entreprises, qui prévoient doubler leur production d’ici 2020 et la tripler d’ici 2030. Si ces projets se réalisent, ils toucheront près de 140 000 kilomètres carrés de forêt boréale. C’est l’équivalent de la Floride.

Pourtant, les chiffres qui décrivent l’impact environnemental de cette industrie sont déjà presque plus étourdissants que les gaz toxiques qui s’échappent des mines albertaines. Chaque jour, près de 11 millions de litres d’eau toxique s’écoulent des bassins de Fort McMurray dans la forêt boréale : c’est 4 milliards de litres par année. En aval de la rivière Athabasca, ces polluants toxiques s’accumulent : certains relevés font état d’une concentration de sédiments jusqu’à 23 fois plus élevées qu’il y a 50 ans.

Les populations locales, principalement autochtones, font les frais de cette ruée vers l’or sale. Ce ne sont pas seulement les animaux qui meurent. Les êtres humains aussi. Mais pas n’importe lesquels, comme d’habitude : les autochtones. Dans certaines communautés, les taux de cancers dépassent de 30 % la moyenne nationale. Ce n’est pas étonnant, au fond, puisque c’est l’air lui-même qui fait mourir : en 2007 seulement, les seuils albertains de pollution de l’air - déjà ridiculement complaisants envers l’industrie - ont été dépassés 1500 fois dans la région.

La marche est longue. Ce sont les aînés qui l’ouvrent. Ils marchent lentement,, prennent de longues pauses pour se recueillir. La plupart des entreprises ne sont ici que depuis quelques décennies. Les plus vieux se souviennent donc encore de l’époque où ils chassaient et pêchaient sur ces terres. Le long du parcours, plusieurs s’écroulent en larmes, recroquevillés sur le sol. La scène est difficilement supportable. L’industrie semble tellement puissante et bien que la résistance soit sincère, le désespoir est palpable.

Lorsque la marche se termine, je ne pense qu’à une chose : prendre une douche. Je n’ai pas particulièrement eu chaud. Pourtant, j’ai l’agaçante impression d’être souillé. L’odeur corrosive des produits chimiques s’accroche dans mon nez. Je passe ma langue sur mes lèvres : répugnant. Je n’y ai été que quelques heures, mais ma peau a déjà pris le goût du vent qui souffle sur Fort McMurray depuis des décennies. Elle goûte le soufre.

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