Édition du 3 décembre 2024

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Brésil

Le défi politique auquel la gauche s’affronte

Entretien avec Ricardo Antunes

Avec la bataille autour des élections générales qui s’approche [3 octobre 2010] et compte tenu des discussions nationales, le Correio da Cidadania a interviewé le sociologue Ricardo Antunes, professeur à l’UNICAMP [Université de Campinas – Etat de S.P.]. Il se livre à une analyse profonde du cadre qui est en train de se dessiner pour la bataille électorale d’octobre. Pour lui, la tâche fondamentale de la gauche brésilienne démantelée est d’éviter une « nord-américanisation » de nos élections, face à l’évidente polarisation Serra/Dilma qui se dessine [José Serra étant le candidat de la social-démocratie – du PSDB – et Dilma Roussef celle du Parti des Travailleurs – le PT].

En effet, il considère comme un obstacle important la non-formation d’un front unique de gauche, tel que l’on a vu en 2006, qui s’était terminé par un vote surprenant en faveur d’Heloisa Helena [du PSOL, le Parti du Socialisme et de la Liberté ; elle ne se présente pas comme candidate présidentielle et a opté pour une candidature au sénat]. Défenseur d’une candidature unifiée autour de Plínio Arruda Sampaio [l’un des trois précandidats du PSOL], l’’auteur de divers livres sur le monde du travail considère comme un immense recul la « pulvérisation » de la gauche anticapitaliste en trois candidatures.

Une telle situation, explique-t-il, met en évidence la nécessite d’un nouveau mouvement de base, unifiant et apportant de l’ « organicité » aux innombrables mouvements sociaux et de classe qui n’ont pas trouvé leur place dans la conciliation luliste. Organiser en un courant unique les travailleurs et les mouvements sociaux du pays depuis le nord jusqu’au sud, voilà la tâche qui revient aux partis de gauche dans le moment actuel.

Antunes écarte complètement l’hypothèse d’une Marina Silva [ex-ministre de l’environnement de Lula, candidate du Parti Vert à la présidence] offrant un nouveau souffle au débat politique, vu que sa critique environnementale s’est déjà laissé circonscrire dans les limites des intérêts du capital.

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Correio da Cidadania : Comment analysez-vous le scénario politique qui se dessine pour les élections générales de cette année, plus spécifiquement dans la course à la présidence ? Comment le débat politique devra-t-il être mené ?

Ricardo Antunes : D’entrée, le cadre qui se dessine est une espèce de rapprochement entre les élections brésiliennes et les élections nord-américaines. Il y a une nord-américanisation de nos élections. La polarisation entre Dilma et Serra ressemble au dualisme politico-partidaire existant aux Etats-Unis. Une fois ce mouvement accompli, nous serions face au processus suivant : d’un côté Dilma et ses alliés depuis la gauche jusqu’à la droite et de l’autre, Serra et ses alliés depuis le centre jusqu’à la droite.

Notre premier défi est d’avoir une candidature qui fasse le réel contrepoids à la nord-américanisation du processus électoral brésilien. Et cette alternative peut seulement venir de la gauche, sans aucune illusion, mais avec le courage de toucher aux points fondamentaux des maux dont souffre la société brésilienne.

Cela étant, quel rôle devrait revenir aux candidatures de gauche dans cette bataille ? Qu’est-ce que leurs candidats et partis, spécialement dans un espace de temps si exigu, devraient essayer de transmettre à la population ?

Il est évident que le processus électoral ne peut être compris comme un élément décisif qui rendrait les autres non pertinents. Je dirais que le moment électoral sera plus positif et plus prêt à effectuer des changements sociaux de gauche quand il sera stimulé et appuyé par le mouvement populaire, de base, fondé sur les forces sociales du travail, sur les masses laborieuses de la campagne et de la ville. Il est nécessaire de réorienter le mouvement, de fortifier une organisation populaire, de telle façon que celle-ci stimule dans un futur proche un mouvement politique qui puisse avoir plus de poids dans les batailles électorales.

Pour le moment, cette force populaire n’existe pas à l’intérieur de trois partis. La force populaire est aujourd’hui avec le MST [le mouvement des sans-terre]. Mais si nous parvenons, si nous parvenions à constituer un contrepoids, montrant qu’il n’y a aucune possibilité de résoudre les questions responsables du fléau et de la misère au Brésil dans le cadre de l’ordre actuel, alors ce serait déjà une grande avancée.

Et il est possible de mettre en relation des questions immédiates, propres à la vie quotidienne, avec des questions plus générales. Par exemple : lutter, fortement, pour la réduction de la journée de travail, sans réduction de salaire. C’est une question très importante, puisque, à partir de celle-ci, s’insérerait dans le marché du travail une énorme parcelle de la population qui se trouve au chômage. Cela rapprocherait la classe ouvrière sans travail de celle qui a un travail, montrant qu’une revendication peut en tant que telle constituer un fort point d’unité et d’ « agrégation » entre ces deux pôles de la classe ouvrière. Et cela permettrait de demander : « Qui contrôle le temps de ma vie ? Qui doit le contrôler ? » Et cela questionnerait aussi le type de société nous sommes, ce que nous produisons et dans quel but.

En d’autres termes, une seule revendication, celle de la réduction du temps de travail, qui apparemment ne touche pas les piliers du métabolisme social du capital, peut être décisive dans le futur. Ce n’est pas par hasard que Marx, dans le volume III du Capital, a écrit que la lutte pour la réduction de la journée était décisive pour la lutte émancipatrice. Parce qu’il pensait l’ici et maintenant en articulation avec un projet social d’horizon socialiste.

La question agraire est un autre cas ressemblant. A qui bénéficie l’agronégoce, l’agro-industrie, l’éthanol, qui réduisent à l’esclavage ou au semi-esclavage une infinitude de travailleurs qui, dans la coupe de la canne, subissent les conditions d’exploitation les plus dégradantes ?

A qui bénéficie une production de commodities [biens de base tels que le soja, mais aussi des minerais] pour l’exportation, qui élimine l’agriculture familiale, tournée vers la subsistance et l’alimentation des classes travailleuses ? On élimine l’agriculture familiale et on introduit les grandes plantations pour des produits voués à l’exportation ou des océans de canne à sucre pour l’éthanol, portant ainsi gravement préjudice au sol et privant les travailleurs d’aliments.

Nous sommes en train de vivre un recul néocolonial, nous sommes en train de retourner à un passé de pays agricole tout en étant le pays de l’agrobusiness : c’est en fait une double soumission et il est important de mettre cette question en avant.

De tels exemples – de lutte pour la déconcentration de la terre, contre l’agronégoce et pour la réduction du temps de travail – montrent qu’une campagne alternative contre l’ordre peut partir de points immédiats.

Quant aux candidatures les plus à gauche, sont-elles bien représentées dans cette élection ? Quels partis ont représenté ou pourront représenter ce débat, à votre avis ?

Je pense que, dans notre camp, la personne la plus préparée, de façon contondante et didactique, pour commencer une telle explication de contrepoids aux candidats de l’ordre, c’est Plínio Arruda Sampaio [candidat du PSOL]. Je n’ai aucun doute sur ce point, malgré tout le grand respect que j’ai pour Zé Maria [du PSTU – le Parti socialiste unifié des travailleurs] ou Ivan Pinheiro [du PCB – le Parti communiste brésilien]. Et je pense qu’eux aussi reconnaissent cela. Plínio a derrière lui 40 ans de militantisme dans les luttes populaires, avec la particularité que, plus il a avancé en maturité et plus consistant est devenu son projet de gauche. C’est une chose très impressionnante et positive pour qui le connaît. J’ai pu le connaître au milieu des années 60, quand j’ai enseigné à la FGV [la fondation Getulio Vargas] et au long des 35 années suivantes, il n’a fait que gagner en conscience, en force et en respect auprès du mouvement populaire.

Il est indéniable que Zé Maria est un des militants syndicaux les meilleurs que le Brésil ait connu depuis les grèves de l’ABC [nom donné à la banlieue industrielle de São Paulo et où la CUT et le PT ont pris leur envol]. Ivan Pinheiro également a toujours été un homme de gauche et un militant dans le milieu des employés de banque, avec une histoire dans le PCB. Je respecte beaucoup les deux. Mais quel nom, par exemple, est reconnu par le MST comme étant le plus qualifié pour penser la question agraire brésilienne ? C’est Plínio. Quelle est l’expression politique de la gauche brésilienne qui ne cesse d’étudier l’insertion destructive du capitalisme brésilien dans cet ordre global ? C’est Plínio.

Il est évident qu’un front de gauche devrait se tenir aux côtés d’un candidat défini à l’avance. Et j’ai la conviction que si un tel débat se produisait, alors il y aurait une tendance naturelle à converger vers la candidature de Plínio. On a besoin d’espaces politiques importants pour une composition de gauche où ce qui serait fondamental ne serait pas « ma charge » [mon poste, ma place], mais plutôt le programme que nous défendrons. Et je pense aussi, malgré toutes nos différences, que nous avons trois regroupements clairement anticapitalistes.

Nous sommes les seuls dans le scénario politico-partidaire brésilien qui peuvent faire une campagne profonde, touchant les questions fondamentales de la vie quotidienne des masses et qui avons le courage de dire ce qui doit être dit, au contraire des autres candidatures, qui ne disent pas ce qu’il faut mais disent ce que leurs hommes de marketing leur disent de dire pour gagner les élections.
Et Plínio ne participerait pas à une élection pour gagner et se défigurer, tout au contraire. Je pense que c’est difficile, mais qu’il faut que nous constituions un front. Plínio accepterait seulement d’être candidat s’il pouvait maintenir sa cohérence des 40 dernières années. Et cela pourrait lui rendre une reconnaissance populaire et aussi électorale qui nous sortirait de notre ghetto.

Nous devons savoir qu’une élection de ce type est un espace pour que la gauche puisse débattre quelques questions essentielles, décisives qui, normalement, sont éludées à la télévision. Les médias n’ont pas la moindre ouverture sur les questions cruciales, la TV notamment qui s’adresse à plus de 100 millions de personnes. C’est différent quand nous avons une campagne électorale gratuite.
Je comprends aussi qu’il est très important de ne pas tomber dans une campagne folle pour obtenir des votes en faveur des parlementaires, alors que nous savons que la campagne est consubstantielle de la figure d’une candidature populaire à la présidentielle. Celle-ci peut en effet être un levier pour des avancées dans d’autres dimensions, où le point fondamental, pour moi, c’est de monter d’un degré le niveau de l’organisation et de la conscientisation des masses laborieuses au Brésil.

Qu’imaginez-vous puisse avoir le plus contribué à la non-formation d’un front de gauche, comme on en a eu en 2006, de manière à fortifier une unique candidature de caractère véritablement alternatif ? Ces différentes candidatures qui sont une entrave pour la gauche ne pulvériseront-elles par le débat, de manière à le rendre inoffensif, à force d’être « stérile » ?

Nous, du camp de la gauche, nous n’avons pas réussi jusqu’à présent à construire une composition en direction d’une alternative socialiste qui mettrait ensemble le PSOL, le PSTU et le PCB – et cela paraît difficile. Pour des raisons sans doute bonnes, chacun des trois partis a ses raisons pour apparaître avec un visage et une voix propre. Tous les trois ont cette légitimité. Mais, à mon avis, on est face à un échec pour un projet de gauche plus général. Avec les trois mouvements ensemble, nous réunirions les conditions permettant de dire un peu plus sur les points fondamentaux de la forme destructive du capitalisme brésilien, de nous livrer à des dénonciations et aussi à proposer des alternatives à l’ordre capitaliste, dans la mesure où ces trois partis ont une forte confluence sur des points essentiels.

Par exemple, même avec des différences que nous pouvons avoir à l’interne, principalement au PSOL, avec leurs candidatures respectives [R. Antunes, dans le PSOL, s’est prononcé pour Plinio], les trois groupements ont une claire confluence pour reconnaître que, dans le cadre du capitalisme, il n’existe pas d’alternative durable. Ce serait une campagne où l’on aurait le devoir de formuler des questions concrètes et quotidiennes, en montrant que l’horizon sociétal capable de réaliser pleinement les luttes quotidiennes devra partir d’un mouvement social et politique de grande envergure, qui pourra initier un combat plus osé contre la forme de domination bourgeoise au Brésil. Ces trois partis auraient de quoi élaborer une plateforme minimale d’unité.

C’est clair qu’il existe des différences entre eux. Le PCB a une longue histoire qui a commencé en 1922 ; le PSTU est né d’une dissension au sein du PT dans les années 90 ; le PSOL, plus récent, a aussi ses tensions et ses fortes polémiques internes. Tous ont leurs identités, mais il y a des points de convergence et si nous avons été capables d’une action unitaire en 2006, qu’il y a-t-il qui aurait empiré depuis ce moment empêchant la répétition de cette action ? Le PSOL, dans un certain sens, malgré le fait que le moment soit très difficile, a avancé clairement avec une candidature de gauche, ce qui n’avait pas été le cas en 2006, comme nous le savons tous.

Un grave recul est-il donc en cours, face à la quasi-certitude qu’un tel front de gauche ne sera pas constitué ?

Oui. Comme nous avons aujourd’hui trois petites candidatures, les médias ne les prennent même pas en considération. Imaginez la chose suivante : un front incluant les trois partis et en plus une parcelle importante des mouvements sociaux, comme Conlutas, l’Intersyndicale, le MST, des syndicats importants. Les mouvements populaires aussi, qui existent par centaines et par milliers, comme les victimes des barrages, les sans-toits et différentes expressions localisées qui seraient sensibles à une proposition critique telle que la nôtre (qui jamais ne vendrait le miracle de la félicité générale à partir des élections à une population sachant bien que ce n’est pas le processus électoral qui modifie les structures du pays). Ce serait quelque chose de plus complexe, et les dernières huit années ont été exemplaires.

Lula a été élu en 2002 avec 53 millions de votes, lors d’une élection populaire ayant un appui de masse fort. Malgré cela, aucun pilier de la tragédie brésilienne n’a été touché, même légèrement. Le gouvernement Lula n’a touché à aucun des éléments qui structurent la tragédie brésilienne ! L’unique chose qu’il a faite de manière différente de Fernando Henrique Cardoso [FHC : président de 1995 à 2002, deux mandats] a été d’augmenter quantitativement la politique assistancialiste. La « Bourse-Ecole » atteignait 2 millions de familles, alors que la « Bourse-Famille » atteint 12 millions de familles, ce qui représente 50 à 60 millions de Brésiliens.

Cette augmentation quantitative a fait la différence, puisqu’elle concerne la population la plus pauvre et non la plus organisée. Pour ces gens, Lula est plus généreux et ils n’ont pas tort de penser ainsi. Avec Lula, il existe une différence de 100 reais par mois qui permet de manger au quotidien, ce qui est vrai.
Mais cette population, si on l’ajoute aux autres 40 à 50 millions qui constituent la classe ouvrière organisée, peut en venir à impulser un autre type de politique, de base, fondée sur des positions plus profondes et plus radicales, touchant aux racines de nos maux, aux engrenages responsables de la tragédie brésilienne.

Et Marina Silva ? Réussira-t-elle à remplir un supposé rôle de « troisième voie » dans une élection si polarisée, en aérant, même minimalement, le débat ?

L’alternative qu’est censée représenter Marina Silva n’a pas la plus petite possibilité de faire cela. Même si c’est une femme batailleuse qui dans sa jeunesse s’est courageusement engagée en défense de nombreux leaders populaires [les seringueiros, les forçats de l’extraction du caoutchouc], elle a, au cours de ces dernières années, au Ministère de l’Environnement du gouvernement Lula, montré clairement qu’elle avait fait les concessions qu’il fallait faire. La plus grave étant à mon avis celle faite tout au début de son mandat lorsqu’elle a décidé de libéraliser les transgéniques. Si elle était cohérente avec son passé, elle aurait dit à Lula qu’elle ne pouvait pas continuer à son poste. Mais, lamentablement, elle se trouvait déjà sur une piste qui laissait de côté une analyse environnementaliste à inclination vers la gauche pour entrer dans une analyse environnementaliste à inclination centriste.

Le choix du président de l’entreprise Natura Cosmeticos comme candidat à la vice-présidence, l’expression typique du capitalisme dans sa version la plus forte au Brésil, montre que la critique environnementale de Marina se fera à l’intérieur de l’ordre, c’est la critique de type capitaliste de la question environnementale. Sa proposition environnementaliste est donc très timide et elle vit en flirtant avec le PSDB pour, éventuellement, tirer profit d’un partenariat, sans avoir jamais de fait rompu avec le gouvernement Lula.
J’ai entendu une interview d’elle sur la chaîne de télévision CBN. Quand elle fait des critiques, elle les fait au PT et au PSDB. Quand elle fait des éloges, elle les fait au PT et au PSDB. C’est comme si elle disait qu’elle pourrait dépendre de l’un ou de l’autre selon les circonstances.

Le défi est donc de savoir comment offrir un contrepoids, ce qui est très difficile dans ce processus électoral polarisé entre deux candidatures représentant l’ordre, avec une troisième qui se meut dans le même cadre.

Avec le destin plébiscitaire qui paraît être réellement réservé à cette élection, que peut-on attendre des disputes entre Serra et Dilma ? Pensez-vous que nous n’aurons qu’un tour, comme le prédisent certains sondages, celui publié par l’institut Datafolha parlant d’une ascension de Dilma ?

Pour le moment, tout cela est prématuré. Premièrement, parce que nous ne savons rien encore de la capacité de Dilma à hériter les votes de Lula et de la capacité de celui-ci à les transmettre pleinement à Dilma. Actuellement, les deux oscillent entre 35 et 40 pour cent.

Mais quand les débats publics commenceront, télévisuels notamment, nous verrons le cadre électoral se transformer et il peut se modifier dans n’importe quelle direction. Dilma peut monter plus encore, ou alors Serra peut récupérer une partie de ce qu’il a perdu.

Et pourquoi cela peut-il changer ? Dilma, par exemple, n’a aucune expérience de campagne électorale, elle n’a jamais été candidate à rien. Et quand elle sera dans le débat, elle ne pourra pas demander à Lula de s’asseoir à ses côtés et le garder sur elle en bandoulière. C’est là que le débat commence. Serra, de son côté, s’il a un nom très connu, il est cependant un candidat limité. La population sait qu’il est du PSDB ; elle sait que le PSDB est un parti d’élite ; elle sait que les élites brésiliennes sont nocives, égoïstes, et qu’elles professent même une conception antipopulaire dans ses traits les plus élémentaires.

Mais il est évident que le scénario électoral n’en est qu’à ses débuts. Qui sera le vice-président de Serra ? Si c’est quelqu’un du DEM, plus exactement des Démocrates, il est clair que sa candidature sera jugée plus négativement. S’il parvenait en revanche à avoir Aécio Neves sur son affiche, ce que je ne crois pas, alors il aurait un collège électoral important pour décider, celui de Minas Gerais [un Etat-clé au Brésil, comme celui de São Paulo], que ce soit pro-Dilma ou pro-Serra d’ailleurs. Mais c’est clair que si on regarde aujourd’hui le scénario, il est plus favorable à Dilma, elle se trouve dans un cycle ascendant alors que Serra se trouve dans un cycle descendant.

Quand la campagne commencera, si les partis de gauche parviennent à démontrer que Dilma et Serra constituent les deux faces de la même médaille, avec des différences minuscules, alors ils pourront changer un peu le cadre. Et c’est alors Marina qui saura tirer ses billes de cette dispute. Celle-ci, qui n’a jusqu’ici que mené une campagne très modeste, fait déjà 12% ; avec la télévision, elle va essayer de profiter de tous les espaces.

En somme, la campagne électorale en est à ses prolégomènes. La chose va chauffer vraiment à partir du débat public télévisé, quand l’électorat pourra percevoir les différences. Et cela nous conduit à penser à combien il serait important que les trois groupes de gauche parviennent à figurer sur une même affiche, élargissant ainsi au maximum leur base populaire, de manière à leur donner une densité plus forte dans ce processus électoral.

Malgré cette désarticulation des masses que vous avez mentionnée, malgré le manque de lien entre la gauche et les masses, et également une apathie certaine, des projets d’initiatives populaires comme le Ficha Limpa [la loi « Fiche propre », censée combattre la corruption, a été votée en novembre 2009 et doit être appliquée pour les prochaines élections] montrent que la population est très insatisfaite de la politique et que, d’une certaine manière, elle exprime son aspiration à une authentique réforme politique dans le pays. Que pensez-vous de cette initiative ?

Le projet Ficha Limpa est légitime, parce que le niveau de corruption de l’Etat et du parlement brésilien, de la « classe politique » en général, est tel que la population manifeste sa répulsion.

Mais le projet est polyclassiste, il atteint des individus de classes sociales variées. Plus que de politiques de ce type, qui sur le plan générique sont positives, nous avons besoin de politiques à fort profil classiste.
Nous avons dans le scénario d’aujourd’hui deux conceptions politiques : l’une est la traditionnelle, avec les deux grands partis de toujours, avec la politique du « c’est en donnant qu’on reçoit ». Nous pouvons imaginer combien d’entreprises d’Etat et de ministères sont entrés en jeu pour que le PT reçoive l’appui du PMDB ; et ce que le PT a donné au PMDB pour avoir son vice-président, la raison l’ignore. Cela doit être l’adage selon lequel c’est en donnant qu’on reçoit... Pour le PSDB, c’est la même chose… Ces échanges sont le propre de la politique traditionnelle des dominants au Brésil.

Il existe un autre pôle, opposé, une conception légitime, compréhensible, qui est antipolitique, avec cette idée que la politique, c’est de la poudre aux yeux, qu’elle ne sert à rien, que c’est l’espace de la trahison et de la manœuvre. C’est plus ou moins comme cela que le sens commun populaire voit le Parlement brésilien, comme un espace discret de corruption où les individus trafiquent leurs intérêts à volonté.

Notre défi est de reconstruire, ou même de créer une politique radicale qui s’attache à la tâche fondamentale de discuter des chemins politiques alternatifs et radicaux à trouver pour lutter contre l’ordre existant. Et cela, à mon avis, passe par l’organisation populaire, ensuite seulement par les considérations politico-électorales, qui n’ont de sens que lorsqu’il y a une base sociale qui pousse.

Pensez-vous, dans ce sens, qu’une radicalisation du sentiment que notre démocratie a besoin de changements drastiques soit possible, ou alors sommes nous anesthésiés par l’idée d’un Brésil émergeant, dont les institutions qui sont responsables de la dernière crise du capital font elles-mêmes l’éloge ?
Le gouvernement Lula a clairement réussi dans son second mandat à dessiner le schéma suivant : d’abord, il est l’homme de la conciliation nationale, le Getúlio Vargas numéro deux. L’un venait de la pampa ; l’autre de la métallurgie.

Ainsi, Lula mène une politique de conciliation de classes dans laquelle il est presque un Bonaparte, pas dans le sens dictatorial, mais dans le sens d’être le meilleur gendarme que les capitaux pourraient avoir. Les banques, la grande industrie de la sidérurgie, la métallurgie, la pétrochimie, l’industrie automobile, toutes y ont gagné beaucoup. Comme Lula le dit lui-même, jamais les riches et les banques n’ont gagné tant d’argent dans l’histoire de ce pays.
D’un autre côté, en fonction de sa perte de crédit au cours de son premier mandat, spécialement auprès de la classe des travailleurs organisés, Lula a vu se déplacer sa base sociale vers les couches populaires les plus désorganisées, celles qui reçoivent la « Bourse-Famille ». Le PT a donc perdu une partie de sa base, mais en a récupéré en partie une autre.

Pourtant, il existe beaucoup de secteurs populaires, de mouvements sociaux qui luttent : contre les barrages, celui de Belo Monte [barrage géant en Amazonie] notamment ou contre le projet de transposition des eaux du fleuve São Francisco. Il existe véritablement une résistance et une opposition importantes au sein du mouvement populaire. Peut-être que la campagne électorale pourra, sur certains points du programme alternatif et anticapitaliste, aider à mettre un peu en lien ces innombrables forces moléculaires d’opposition sociale, qui manquent encore singulièrement d’organicité entre elles.

Ce qui serait très important : établir quelques ponts, de façon à initier un processus de refondation par les bases d’une organicité entre les luttes sociales, syndicales, politiques et populaires, des forces qui sont aujourd’hui moléculaires mais qui toutes sont conscientes du fait que le gouvernement Lula a été une tragédie. Différente de FHC, mais une tragédie tout de même.
Dans n’importe quel débat parmi des militants, à la direction du MST par exemple, la polarisation est forte, au point qu’ils n’ont pas pris position. Tel dirigeant pourra soutenir s’il le veut [le PT], mais individuellement et de manière discrète, parce qu’il y a un grand mécontentement. Dans les mouvements sociaux et dans les syndicats qui ne se sont pas institutionnalisés, qui ne se sont pas adaptés, qui ne vivent pas le néo-étatisme et cette nouvelle forme de servitude, il y a du mécontentement.

Mais il est évident qu’un président qui gouverne pour les riches et parle pour les pauvres a du succès. C’est cela l’alchimie de Lula. De plus, quand il parle aux pauvres, il a un certain langage ; mais quand il s’adresse aux classes dominantes, il met sa petite cravate, va avec un discours écrit et utilise un langage plus sophistiqué.

C’est un gouvernement qui pratique la polysémie discursive. Pour chaque public, un discours, de façon que la conciliation nationale entre tous soit maintenue. C’est la force du gouvernement Lula, mais c’est aussi sa tragédie pour la gauche et les mouvements populaires.

Dans les prochaines décennies, quand on tirera les bilans du gouvernement Lula, nous percevrons la monumentale opportunité pour commencer à détruire la tragédie brésilienne que nous avons perdue. Huit années ont passé et aucun point structurel de la tragédie nationale n’a été un minimum touché. Dans un sens, sur certains points, il y a même eu une détérioration. Il suffit de penser aux « héros » de l’agrobusiness qui sortent fortifiés de tout ce drame. Les banques aussi. Et la grande industrie lourde également.

Au vu du scénario électoral qui s’annonce, avec la probable victoire de Dilma ou de Serra, quel serait, selon vous, le moins désastreux pour le pays, particulièrement pour les travailleurs ?

Je ne travaille pas sur cette hypothèse maintenant. Je dirais que Serra et Dilma sont tous les deux néfastes. Serra est plus en faveur des privatisations et que Dilma contrôle mieux les mouvements sociaux et populaires. Serra en reviendra à des politiques plus élitistes et de privatisations et nous stimulera à la réorganisation du camp populaire contre les politiques de type néolibéral travesties de social-libéralisme. Dilma aura un gouvernement comme celui de Lula et ne reviendra sur aucune privatisation. Par-ci par-là, elle donnera un petit signal interventionniste, chose que Serra saura faire aussi.

Il est difficile de savoir qui sera plus généreux avec le capital financier. Le président de la Banque Centrale lui-même, Henrique Mereilles, ex-président mondial de la Fleet Bank of Boston, est pressenti pour rester en place ! Il est donc clair que pour les capitaux mondialisés, il est la tête. Lula est le visage, mais la tête, c’est Meirelles, pour utiliser une expression d’Obama.
En ce moment, nous devons travailler sur une alternative différente : comment empêcher que l’élection de cette année soit une nord-américanisation du processus électoral brésilien. La seule chose que la gauche puisse faire, c’est de jeter un peu de sable dans ce processus. Ensuite, en fonction de ce que nous récolterons dans les premières heures électorales, nous verrons quelle évaluation nous devrons faire.

Mon sentiment c’est que dans ce processus électoral, où la nord-américanisation peut sortir victorieuse, je ne vois pas le moindre changement substantiel.
C’est pourquoi, nous devons maintenant réfléchir à l’idée de jeter du sable dans cet engrenage. Si nous faisons cela, ce sera déjà un bon début.

(Traduction A l’Encontre : www.alencontre.org).

Valéria Nader, économiste, est éditrice du Correio da Cidadana ;

Gabriel Brito est journaliste.

(14 juin 2010)

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