Édition du 23 avril 2024

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Arts culture et société

« Le domaine des artistes, c’est l’art, pas la politique ! »

Justine Triet a reçu l’Oscar du meilleur scénario original pour Anatomie d’une chute après de nombreuses péripéties, marquées par un discours mémorable à Cannes l’an dernier contre la retraite à 64 ans. On lui reproche, comme à d’autres avant elle, d’être trop politique. Puisque ça ne semble pas évident pour tout le monde, retour sur quelques bases.

Tiré du blogue de l’auteur.

« Son discours n’ avait rien à faire dans ce contexte de cinéma », « Qu’elle reste dans son rôle » ou « Qu’elle fasse de la politique alors, pas du cinéma ! » sont des commentaires récurrents de la prise de parole de Justine Triet l’an dernier lors du festival de Cannes. Et ce n’est ni la première ni la dernière fois que cela arrive.

Judith Godrèche a eu le même type de réactions aux Césars de cette année, souvenons-nous de celles à l’encontre du documentariste aujourd’hui député François Ruffin à ceux de 2017. C’est une rengaine : le cinéma et la politique seraient deux choses séparées.

Plus généralement, l’art et la politique seraient séparés. En tant qu’auteur, j’avoue avoir du mal à envisager par quel chemin on peut arriver à penser ainsi.

Créer, c’est militer

Quand on crée, on prend la parole. Par principe, cela signifie qu’on considère qu’elle vaut quelque chose. C’est politique. On refuse la position du sujet, de l’objet, on revendique au minimum celle de l’observateur. Parfois même celle de l’acteur.

Dans notre France actuelle, les hiérarchies sont bien présentes et de nombreuses personnes considèrent que leur parole est illégitime, inintéressante et inutile. Et quand ce n’est pas cela qui nous limite, ce sont directement des affirmations partagées massivement. Comme celles d’un Président de la République qui déclarait dans une gare qu’il y a ceux qui réussissent et « ceux qui ne sont rien ». Se mettre en avant, s’affirmer et s’exprimer, c’est donc déjà un acte militant.

Mais créer, c’est aussi agir dans un contexte de production. Dans l’émission Soft Power de Lex Tutor, on apprend chaque vendredi à quel point ce contexte est important pour la culture et ceux qui la font. Doit-on accepter ou refuser les subventions ? Et pour les publicités et les sponsors ? Quel rôle donne-t-on à celles et ceux qui travaillent avec nous ? Aux plateformes ? Aux intelligences artificielles ? Sur quel média s’exprime-t-on ? Sous quelle forme ? Si on choisit d’avoir une communauté, quel pouvoir doit-elle avoir sur notre travail ?

Chaque artiste doit se placer sur toutes ces questions dans l’intervalle confortable entre une rémunération suffisante et les valeurs et messages qu’il ou elle porte. Les compromis sont souvent nécessaires et aucune œuvre n’échappe au monde qui vit autour d’elle.

Cela signifie aussi que quand on devient créateur, on a une vie professionnelle de créateur. Des expériences, des aventures et des combats d’artistes. On aurait tort de s’en priver pour inspirer nos propres travaux. À ce degré là, on milite pour conserver ou changer notre environnement et nos conditions de travail. Notamment au sein de nos créations. Toute œuvre parle de l’art en général, de ce qu’il est au moment où il est décrit ou dénoncé, de comment il se fait ou ne se fait pas, de ses limites et de ses permissions.

J’irai même plus loin.

Créer, c’est répondre

J’ai commencé mon aventure d’auteur dans le monde de la fanfiction quand j’étais adolescent. J’ai lu des récits alternatifs des mondes d’Harry Potter, de Star Wars, de Digimon ou de Death Note et me suis parfois risqué à écrire dedans moi-même.

La première question que je me pose alors est : qu’est-ce que je souhaite écrire ? La première réponse, la plus simple, est d’essayer de reproduire et de développer une partie de ces univers qui me plaisent. De faire dans ce style. Dans cet esprit.

Le choix de l’œuvre de départ est déjà politique. Les grandes sagas sont privilégiées dans mon esprit car elles ne dévoilent qu’une partie assez minime de leur univers, laissant ainsi un champ libre à mon imagination. Mais dans ma jeunesse, il y avait aussi Matrix, Le Seigneur des Anneaux ou le Monde de Narnia. J’ai eu beau lire, regarder et aimer ces sagas, jamais je ne m’y suis aventuré dans mes écrits. Le champ des possibles m’y paraissait plus restreint, moins accueillant aussi. Question d’affinités. Parce que la création, même dans ces cadres de dérivés de fiction, doit permettre de se déployer soi et ses problématiques.

Le développement de l’univers que je choisis est donc une réponse. Une réponse à l’œuvre, à ses manques, à ses oublis, à ses aveuglements. Ce qui signifie en fait une relecture de cette œuvre par mes obsessions, qui ne sont pas celles de l’autrice ou de l’auteur originel. Ces oublis, ce sont des oublis selon moi. Des manques dans ce qui, moi, m’intéresse. C’est donc infiniment personnel. Et partager le travail qui en résulte s’en retrouve infiniment politique.

Depuis, j’écris de la fiction en général et tout un tas d’autres choses. Pourtant, j’ai tendance à me dire que tous mes travaux sont des fanfictions : les codes choisis sont bien plus larges, les inspirations plus nombreuses, mais tout ce que j’écris est une réponse. Créer est une critique, une réponse à d’autres créations et au monde.

Quand j’écris une romance pour le recueil de nouvelles Qui Sème l’Été, je réponds à toutes les romances que j’ai pu lire et à certains présupposés qui ne me conviennent pas. Quand j’écris Mauvais Élève qui raconte mon parcours dans l’éducation nationale, je décris évidemment l’application de certaines politiques, mais j’y raconte mes émotions en réponse à un militantisme que je trouve trop méfiant envers celles-ci. Quand j’écris une vidéo sur l’état déplorable des logements en France, je réponds à un silence médiatique tout en rendant hommage au travail de la fondation Abbé Pierre.

Et je ne suis pas le seul. Star Wars est une réponse à la guerre du Vietnam. Digimon remplace les créatures animales et végétales de Pokémon par des programmes dans un monde virtuel. Harry Potter à l’école des sorciers propose une manière de briser la barrière entre les genres fantasy et fantastique. Toutes ces œuvres sont des réponses à des créations préexistantes dans lesquelles on déploie ensuite ses propres obsessions.

Ironiquement, commenter, c’est déjà créer

Je ne connais pas d’étape dans la création qui ne soit pas le résultat d’un choix, et qui n’ait donc pas d’implication politique.

À mon avis, qui est plutôt un doigt mouillé qu’un baromètre, ce discours de séparation absolue entre cérémonie artistique et discours politique est d’abord dû à une société qui met des barrières partout : entre les scientifiques et les littéraires, entre les jeux d’enfants et les loisirs adultes, entre le spectacle et le monde (qu’il décrit ou dénonce pourtant). Nous gagnerions tous à davantage de transversalité et à moins d’exclusions automatiques.

Mais l’inconcevabilité d’un art apolitique me rend tout de même très perplexe. Est-ce possible de voir, de lire, d’écouter sans rien déceler qui gratte un peu ? Est-ce possible même de vouloir créer quelque chose qui ne suscite aucune discussion ?

Face à cet embarras, j’ai trouvé une réponse. Une histoire insuffisante mais confortable. Je crois que ces commentaires ne sont pas sincères.

Je pense et je me convainc de plus en plus que les personnes qui prétendent vouloir séparer l’art de la politique sont en réalité très imbus de leur pouvoir sur les réseaux sociaux. Un pouvoir précisément très politique.

Elles sont d’ailleurs contredites par toutes celles et tous ceux qui commentent sous les mêmes vidéos des « Bravo ! », « une prise de parole courageuse ! » ou des « enfin du bon sens ! ».

Tout se passe comme si on ne souhaitait séparer de la politique que l’art qui nous déplaît ou les prises de parole en désaccord avec nos engagements. Les deux positions antagonistes coexistent dans une forme de lutte pour un surcroît d’approbations, pour être repris ailleurs, pour engager une polémique qui va dépasser les seuls espaces d’expression libre. Finalement, en disant ne pas vouloir faire de politique, ces gens en font quotidiennement. Et je peine à croire qu’ils ne s’en aperçoivent pas.

La spécialité du « deux poids, deux mesures » que le monde politique pratique en permanence semble maintenant reprise par des internautes anonymes sinon conscients de leur positionnement politique, du moins bien au courant de leur potentiel pouvoir de nuisance.

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Aymeric Dlavo

Écrivain, vidéaste, artiste, ex-prof

https://blogs.mediapart.fr/aymeric-dlavo

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