Tiré d’Afrique XXI.
Il suffit parfois d’une image pour faire brutalement rejaillir le passé. Dans L’Arbre de l’authenticité, film réalisé par l’artiste congolais Sammy Baloji, c’est un plan fixe de quelques secondes qui rappelle toute l’horreur d’une histoire que l’on aimerait cantonnée à jamais au XXe siècle. Le cadre est serré sur le tronc rugueux et blessé d’un arbre ; une main armée d’un couteau biseauté ôte habilement un long lambeau d’écorce ; aussitôt, la sève se met à couler, formant une rigole d’un blanc laiteux ; c’est du latex, que les hommes utilisent pour fabriquer le caoutchouc. Et cet « arbre qui pleure », c’est l’hévéa, dont on ne peut évoquer la culture sans penser aux atrocités de la colonisation belge au Congo et au sang, bien rouge celui-là, qu’elle fit couler. L’artiste, né en 1978 à Lubumbashi, confirme :
- L’image du caoutchouc offre différentes résonances. Dans l’histoire du Congo, cela fait bien entendu penser à la culture de l’hévéa et aux punitions corporelles qui y étaient associées au temps de Léopold II. Des punitions qui pouvaient aller jusqu’à l’amputation des bras et des mains pour ceux qui ne produisaient pas assez. Mais le caoutchouc renvoie aussi à son utilisation dans l’industrie militaire au cours des deux guerres mondiales. L’extraction ne concerne pas que les minerais, elle concerne toutes les ressources naturelles et humaines, elle concerne l’ensemble de l’environnement.
Comme le montre très bien la romancière Jennifer Richard dans ses livres Il est à toi ce beau pays et Notre royaume n’est pas de ce monde (Albin Michel, 2018 et 2022), l’exploitation sanguinaire du Congo a commencé avec l’ivoire à la fin du XIXe siècle, pour se poursuivre avec le caoutchouc, puis l’huile de palme et enfin les minerais tels le cuivre, l’or, le coltan, l’uranium, etc. Selon certaines estimations, quelque 10 millions de personnes auraient succombé à l’insatiable appétit occidental durant la période où l’« État indépendant du Congo » était la propriété privée du roi Léopold II, entre 1885 et 1908.
La guerre d’un côté, l’exploitation de l’autre
Depuis longtemps, Sammy Baloji travaille sur les industries extractives. Rien de tout à fait surprenant quand on est né dans le chef-lieu du Haut-Katanga, parfois surnommé la « capitale du cuivre ». S’il a d’abord photographié le patrimoine industriel et architectural de son pays, en lien avec la longue histoire coloniale, l’artiste privilégie désormais une approche multidisciplinaire mêlant images, sculptures, performances, films, éclairant les angles morts du passé à la lueur d’un regard contemporain.
Avec « Essay on Urban Planning », présenté dans le pavillon belge (construit sous Léopold II) lors de la Biennale de Venise de 2015, il opposait des images aériennes de Lubumbashi et des collections de mouches et de moustiques sous cadre. Une manière de montrer le cordon sanitaire mis en place par le colonisateur pour séparer les quartiers blancs des quartiers noirs, un couloir large de 700 mètres censé correspondre à la distance maximale qu’un moustique porteur du paludisme pouvait parcourir. Une manière de raconter aussi l’obligation faite aux ouvriers de rapporter à leur employeur cinquante mouches afin de pouvoir toucher leur ration de nourriture… Avec l’installation « 802. That is where, as you heard, the elephant danced the Malinga. The place where they now grow flowers », présentée à la galerie Imane Farès en 2016, Sammy Baloji exposait des douilles d’obus (en cuivre) servant de pot à des Ficus elastica, dits « figuiers à caoutchouc ». Encore une fois : la guerre d’un côté, l’exploitation de l’autre…
Avec L’Arbre de l’authenticité, présenté en France au mois d’avril, l’artiste continue de creuser son sillon dans le sous-sol et le passé congolais, concentrant cette fois son analyse sur les liens entre l’exploitation de la forêt, la manipulation des espèces et le changement climatique. L’idée du film est née de la lecture d’un article du Britannique Daniel Grossman paru dans The Guardian en septembre 2017. Dans son texte, Grossman raconte la découverte, par le biologiste belge de l’université de Gand Koen Hufkens, d’innombrables archives abandonnées dans un vieux bâtiment de la station biologique de Yangambi, qui fut autrefois l’une des plus prestigieuses institutions de recherche sur l’agriculture et la forêt en Afrique.
À la rencontre de Paul Panda Farnana
Parmi les trouvailles de Hufkens, de nombreux relevés compilés par des scientifiques pendant plus de vingt ans. « La collection contenait les observations hebdomadaires de 2 000 arbres entre 1937 et 1958, écrit Grossman. Les techniciens avaient méticuleusement noté quand les arbres fleurissaient, fructifiaient, lâchaient leurs fruits et perdaient leurs feuilles. » Combinées avec d’autres statistiques, comme celles concernant la pluviométrie ou les variations de température, ces données représentent un véritable trésor pour des chercheurs comme Hufkens qui s’intéressent aux réactions de la forêt face au changement climatique – et à la diminution des pluies tropicales. Grossman poursuit :
- Les jungles comme la forêt congolaise jouent un rôle critique dans le contrôle du niveau de réchauffement global ; la végétation absorbe environ 25 % du dioxyde de carbone que crachent nos pots d’échappement et nos cheminées. Les scientifiques estiment qu’une grande partie de ce CO2 fini stocké dans les troncs des arbres tropicaux, ceux du Congo, en retenant à eux seuls quelque 250 milliards de tonnes.
C’est d’ailleurs cet élément précis qui était à l’origine du voyage de Hufkens, puisqu’il avait alors dans l’idée d’installer à Yangambi une tour de mesure du flux de carbone.
Frappé par ce récit, Sammy Baloji a, comme à son habitude, remonté le fil de l’histoire dans la région de Yangambi, localité située sur la rive droite du Congo, dans la province de la Tshopo. Outre accueillir depuis la fin des années 1970 une réserve de biosphère de plus de 230 000 hectares, Yangambi est connu pour avoir abrité l’Inéac (Institut national pour l’étude agronomique du Congo belge), créé dans les années 1930. Mais l’artiste congolais est remonté plus loin encore dans le passé, ce qui lui a permis de rencontrer un personnage hors du commun et peu connu du grand public : l’agronome congolais Paul Panda Farnana, à qui toute la première partie du film est consacrée.
La probité des gens de ma race est mise en doute
L’Arbre de l’authenticité commence ainsi avec le monologue d’un homme né en 1888 à Nzemba, qui se raconte par la voix de l’acteur Edson Anibal (13 en colère, La nuit se traîne...) tandis que défilent des images contemporaines de la région tournées par Franck Moka (1). L’itinéraire de Paul Panda Farnana est exceptionnel : premier Congolais à avoir accompli des études supérieures en Belgique et en France, spécialiste des cultures tropicales diplômé en 1907, il a été nommé au Jardin botanique d’Eala, près de Coquilhatville (actuelle Mbandaka, dans le Nord-Ouest), en 1909, avant d’être nommé directeur de la station de Kalamu (commune de Kinshasa), en 1911. Un parcours de biologiste qui s’est heurté de plein fouet à la dure réalité coloniale :
- Même là, isolé dans la brousse, je rencontre l’hostilité. Monsieur Michiels, chef de culture de deuxième classe, vient me contrôler régulièrement. Il donne des ordres tous azimuts et il a même porté plainte contre moi auprès de la direction sans que cela ait une concordance avec les faits qui ont réellement eu lieu. Il me semble que les paroles de mes collègues blancs pèsent plus que les miennes. Je reçois réprimandes et blâmes pour tout et pour rien. Il m’est impossible d’émettre des idées. Je remarque que même pour ce qui concerne les plantes, la probité des gens de ma race semble toujours mise en doute. Je ressens une rage… Plutôt une fureur… Je pense sincèrement à quitter l’administration coloniale.
Les nombreux textes écrits par Paul Panda Farnana ont été repris, pour les besoins du film, par la scénariste Ellen Meiresonne, avec Sammy Baloji. Ils permettent de découvrir toute l’histoire de cet homme, racontée à la première personne : son emploi de biologiste, bien sûr, mais aussi son engagement dans la Première Guerre mondiale dans le Corps des volontaires congolais, son emprisonnement en Allemagne dans le camp de Soltau, puis son implication dans le mouvement panafricain qui le conduit à participer aux assises en 1919 au premier Congrès panafricain en compagnie de Blaise Diagne, alors député du Sénégal, et de W.E.B. Du Bois, le sociologue africain-américain à la tête de la National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP). L’Arbre de l’authenticité permet de suivre l’ensemble de cet itinéraire engagé jusqu’au retour de Panda au Congo, dans son village natal, et sa mort inexpliquée en 1930, à l’âge de 41 ans. Une vie qui a déjà inspiré une bande dessinée (Paul Panda Farnana, une vie oubliée, par quatre auteurs congolais, chez Africalia), et un film (Panda Farnana, un Congolais qui dérange, de Françoise Levie, 2011).
Produire en quantité ce dont l’Occident a besoin
Si cette première partie du film couvre la période allant de 1909 à 1930, la deuxième commence durant la Seconde Guerre mondiale, en 1941. Les images tournées au Congo demeurent contemporaines mais, cette fois, c’est un administrateur belge qui s’exprime, un certain Abiron Beirnaert, interprété par Diederik Peeters (artiste et performeur), sur un texte écrit par David Van Reybrouck – l’auteur acclamé de Congo. Une histoire et de Revolusi. L’Indonésie et la naissance du monde moderne (tous deux traduits en français par Isabelle Rosselin, Actes Sud, 2012 et 2022).
Cette fois, le ton se fait plus lyrique, et le texte, aux accents proprement conradiens – on ne peut s’empêcher de penser à Au cœur des ténèbres du romancier d’origine polonaise –, plonge le spectateur dans l’ambiance délétère d’un poste de recherche coupé de tout tandis que le monde est à feu et à sang. Mais Sammy Baloji ne perd pas la ligne de son récit, puisqu’ici il est encore question d’environnement et de manipulation de la nature à des fins productivistes. Abiron Beirnaert prend la parole :
- J’ai presque 40 ans. Je suis le directeur de la section agriculture de la Station centrale d’essais de l’Institut national pour l’étude agronomique du Congo belge de Yangambi. Mes recherches expérimentales sur la culture du palmier à huile sont considérées comme pionnières dans toutes les colonies. En 1936, j’ai fait un voyage d’étude en Afrique de l’Ouest pour visiter les principaux instituts et les principales plantations. L’année dernière, j’ai été envoyé en Extrême-Orient pendant des mois ; en Malaisie britannique, en Indochine française, aux Indes néerlandaises pour étudier leurs méthodes de culture afin de voir comment augmenter notre production au Congo.
Quelques phrases qui suffisent pour comprendre toute la machinerie mise en place pour produire en quantité ce dont l’Occident a besoin – en l’occurrence de l’huile de palme – en imposant à un territoire qui n’en a pas l’usage une monoculture destructrice. Les recherches d’Abiron Beirnaert ont en effet conduit à la création d’une variété hybride de palmier, le Tenera, aux rendements plus élevés. L’homme, lui, a trouvé la mort dans un mystérieux accident de voiture, en mai 1941, quand sa voiture a quitté la route, entre Aketi et Bumba, pour s’écraser plus bas dans la rivière…
Je vois l’humanité combattre pour la suprématie
La nature, transformée, manipulée, exploitée jusqu’à l’épuisement n’a d’autre langage, pour faire valoir ses droits, que celui de son dérèglement. Inondations, sécheresses, réchauffement disent chaque jour, en silence, l’ampleur des déséquilibres créés de main d’homme. Dans la troisième et dernière partie de L’Arbre de l’authenticité, Sammy Baloji lui donne directement la parole. Et c’est à travers la voix d’un arbre qu’elle s’exprime :
- J’ai plus de 300 ans. Les scientifiques m’appellent Pachyelasma tessmannii. Mais ici, dans la forêt, les gens me nomment « lileko ». Je suis un témoin. Je vois l’humanité combattre pour la suprématie. J’écoute les hommes se battre avec des fusils et des lances. Je les regarde construire des hiérarchies de couleurs. J’expérimente en première ligne leur soif d’argent. J’observe les scientifiques aller et venir. Des hommes comme Paul Panda Farnana et Abiron Beirnaert.
S’adressant aux humains qui « n’ont pas le temps d’écouter les arbres », Pachyelasma tessmannii rappelle son histoire : il fut surnommé « l’arbre du roi » après que Léopold II s’était reposé sous son ombre, puis il fut qualifié d’« arbre de l’authenticité », « pilier de la nouvelle nation » par le maréchal Mobutu… « En réalité, tout le film est raconté par l’arbre, explique Baloji. Panda et Beirnaert sont des voix qu’il a captées au moment de leur passage, et ce dispositif me permet d’entrer directement dans le présent de Yangambi. » Ce présent, c’est un paysage modelé par l’action de l’homme, un environnement blessé et un pays toujours en guerre.
Mais l’artiste ne propose pas que le désespoir d’un présent où l’exploitation se poursuit sans vergogne : il sait que de la nature peut venir le salut. Si cet arbre bien particulier avoue que « [son] écorce tue les poissons » et que « [ses] feuilles mettent fin aux grossesses », il sait aussi que « [son] tronc stocke le carbone de l’air » et que certains agronomes essaient aujourd’hui de cultiver ses graines afin que ses jeunes pousses « sauvent le monde ». En un saisissant raccourci, Sammy Baloji filme successivement la haute stature d’un immense lileko et la structure métallique de la tour à flux de carbone de Yangambi, haute de 55 mètres et opérationnelle depuis 2020, qui a pour objectif de comprendre la contribution des forêts tropicales à l’atténuation du changement climatique. Lucide sur notre faible capacité à écouter les arbres pleurer, Sammy Baloji nous indique pourtant la voie à suivre : tendre l’oreille à ce que la nature nous hurle.
Notes
1- Franck Moka (1989, Kisangani) est un rappeur, compositeur, artiste sonore et cinéaste. Il vit et travaille à Kisangani.
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