Édition du 6 mai 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Éducation

Les sondages d’opinion auront-ils raison du mouvement de grève étudiante ?

Dans son texte « Argumentation 101, avec Richard Martineau », Normand Baillargeon révélait lundi dernier la nature anecdotique des thèses et arguments que Richard Martineau opposait au mouvement de grève étudiante lors de son dernier passage sur les plateaux de TLMP. Chroniqueur au Journal de Montréal, Martineau est reconnu pour ses opinions tranchées, parfois peu nuancées, souvent controversées. Pas très étonnant de voir ce dernier fonder des analyses politiques sur la généralisation d’expériences anecdotiques. Le ton devient toutefois plus alarmant lorsque l’on retrouve ce même schéma au sein de sondages qui, grâce à une fine maîtrise de l’art sophiste, se donnent les allures de vérités incontestables.

(tiré du site http://trahir.wordpress.com/2012/04/05/decary-secours-sondages/)

Qu’est-ce qu’un sophiste, dites-vous ? Le sophiste désigne, dans la Grèce antique, un orateur d’éloquence, passé maître dans l’art de mettre sur pied des raisonnements dont le but unique est l’efficacité persuasive plutôt que la vérité. Si la philosophie s’érige contre ces derniers, c’est que leurs raisonnements, soumis à l’unique but de convaincre l’auditoire, comportent souvent des vices logiques, bien qu’ils apparaissent à première vue cohérents : les « sophismes ».

Les deux principaux sondages d’opinion menés depuis le déclenchement de la grève étudiante nous serviront d’exemples concrets permettant d’illustrer (et de démasquer) un sophisme utilisé par Matineau, mais cette fois-ci recouvert de l’apparente rigueur des chiffres du statisticien.

Le premier est un sondage Léger Marketing, réalisé pour le compte du Journal de Montréal et publié en date du jeudi 22 mars, journée de la manifestation monstre à Montréal en soutien au mouvement de grève étudiante. Les étudiants auraient le soutien de 39% des Québécois contre 53% en faveur du gouvernement. Le second, publié le 31 mars dernier, est réalisé par CROP au compte de La Presse. Cette fois-ci, on note une progression des appuis au gouvernement : 61% des Québécois seraient en faveur de la hausse des frais de scolarité.

Le lecteur attentif peut apercevoir, dissimulé en note de bas de page, en caractères miniatures, l’énoncé suivant à propos de la méthodologie adoptée pour le sondage CROP-La Presse : « compte tenu du caractère non probabiliste de l’échantillon, le calcul de la marge d’erreur ne s’applique pas ». Faute d’être familier avec le jargon de la statistique, il laisse tomber l’entreprise de faire sens de cette phrase.

Par définition, un échantillonnage non probabiliste limite de manière importante la portée des analyses qui peuvent être faites des chiffres ainsi obtenus : les résultats du sondage ne peuvent être dits représentatifs de l’ensemble de la population.

Une image vaut mille mots. Imaginons une pièce sombre où sont assises 100 personnes ayant chacune une lumière au-dessus de la tête. Nous voulons connaître leur opinion à propos de la hausse des frais de scolarité, mais il nous est impossible de sonder l’opinion de chacune d’entre elles. En fonction d’un échantillon probabiliste, lorsque nous entrons dans la pièce, les lumières individuelles de 30 de ces 100 personnes s’allument : les individus éclairés doivent nous donner leurs opinions sur la hausse. Dans un échantillon non probabiliste, lorsque nous entrons dans la pièce, 50 des 100 lumières sont allumées : nous demandons à ceux qui ne sont pas intéressés à répondre à nos questions, ou qui ne lisent pas La Presse, de fermer leur lumière et nous récoltons l’opinion de ceux dont la lumière demeure allumée. Dans le premier cas, chacune des personnes a une chance égale d’être sélectionnée. Cette méthode d’échantillonnage permet d’obtenir des résultats représentatifs de l’opinion de l’ensemble des gens qui sont dans la pièce (population). Dans le second cas, les répondants forment un groupe que l’on peut supposer plus homogène (internautes, lecteurs de La Presse, etc.) de manière à empêcher de pouvoir généraliser les résultats obtenus à l’ensemble des individus de la population.

Si l’unique manière intellectuellement honnête de rendre compte des résultats du sondage CROP-La Presse serait de dire que « 61% des 800 internautes ayant voulu répondre au sondage appuient la hausse », l’énoncé que l’on retrouve est pourtant le suivant : « les Québécois appuient massivement le gouvernement dans sa volonté de hausser les droits de scolarité ». Le sondage Léger Marketing-Journal de Montréal, pour sa part, révèle son caractère non probabiliste de façon beaucoup plus subtile. Nous pouvons y lire « la présente étude a été réalisée par Internet auprès de 613 Québécois [...]. Des échantillons probabilistes de 613 répondants auraient une marge d’erreur de +/- 4 % dans 19 cas sur 20 ». À noter l’utilisation du conditionnel « auraient » : si les 613 répondants avaient été sélectionnés de façon aléatoire (probabiliste), et que les résultats avaient donc pu être dits représentatifs, nous aurions une marge d’erreur de +/- 4% dans 19 cas sur 20. Or, ce n’est pas le cas. À partir d’un échantillonnage non représentatif de 613 répondants, dont 53% (environ 325 internautes, lecteurs du Journal de Montréal) se sont dits en faveur de la hausse, on ose affirmer que les appuis au mouvement étudiant sont en baisse.

Il s’agit, dans ces deux cas, d’un sophisme connu (faux raisonnement logique), celui de la « généralisation invalide ». À titre d’exemple, il peut s’énoncer comme suit : « Tous les Anglais sont trilingues : j’ai rencontré un Anglais, et il parlait trois langues ». Ce sophisme est également celui que maîtrise Martineau, dont les thèses et arguments, tel que l’a démontré Normand Baillargeon, se fondent sur la généralisation d’observations anecdotiques (« anecdote » : détail, aspect secondaire sans portée qui ne permet aucune généralisation). Les opinions peu nuancées de Martineau ne risquent pas de tromper un lecteur au regard critique. Toutefois, l’apparence d’incontestabilité des chiffres permet d’appliquer ce même sophisme avec beaucoup plus de subtilité, tout en risquant de guider l’opinion publique dans le sens même de cette fausse généralisation. En période de crise politique ou sociale, n’oublions pas que l’« opinion publique » devient l’objet d’enjeux cruciaux et sert souvent à légitimer l’action du gouvernement.

Benoit Décary-Secours, étudiant au doctorat à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa

Sur le même thème : Éducation

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...