En effet, le Manifeste présente une lecture des problèmes sociaux centrée principalement sur les mauvaises politiques gouvernementales (inaction sur le logement, austérité, soutien au patronat, etc.). Le manifeste affirme que « c’est la faute des gouvernements qui se sont succédé depuis 30 ans ». On croirait entendre les différents partis d’opposition qui nous expliquent que la situation sociale de la majorité populaire est essentiellement la conséquence des politiques gouvernementales. Cette approche permet de désigner des responsables immédiats et de mobiliser rapidement autour de revendications claires.
Toutefois, cette approche évacue l’analyse des causes systémiques plus profondes qui façonnent ces crises : le capitalisme mondialisé, le racisme systémique adossé aux logiques prédatrices du colonialisme et de l’impérialisme, l’oppression patriarcale ou encore la crise climatique. Il ne faudrait pas oublier l’oppression nationale du Québec et des peuples autochtones, qui contribue également à placer les travailleurs et les travailleuses dans une position d’expropriation politique par rapport à leur pouvoir d’assurer leurs droits nationaux. Il faut rester engoncé dans une posture économiste et réformiste pour ne pas mobiliser l’ensemble de ces réalités systémiques, comme autant d’obstacles qu’il faudra renverser si nous voulons transformer radicalement la situation de la classe travailleuse dans cette société capitaliste qu’est le Québec.
En ne tenant pas compte de ces dimensions structurelles, le projet politique risque de s’inscrire dans une logique défensive (réparer les effets visibles du système) plutôt que de porter une vision transformatrice ambitieuse. L’absence d’une critique explicite du capitalisme mondial, par exemple, empêche de proposer des alternatives radicales à l’ordre économique actuel et limite la capacité du mouvement à nourrir une véritable conscience politique visant l’émancipation de la classe travailleuse.
Réalités systémiques non abordées et conséquences
Plusieurs réalités majeures sont absentes ou sous-traitées dans ce Manifeste :
Crise du capitalisme : les racines économiques profondes de la précarité et de l’inégalité ne sont pas abordées. Le développement du précariat, l’articulation de la surexploitation et de l’oppression des femmes, le maintien des travailleurs et travailleuses migrants dans une situation où ils et elles sont privés de droits — tout cela découle de la logique du capitalisme que les gouvernements à son service ne font que protéger et consolider.
Crise climatique : on ne peut apprécier la situation des travailleurs et des travailleuses sans faire intervenir leur vécu face à la crise environnementale, directement liée à la croissance sans frein de la production, au pillage des ressources et à la destruction de la biodiversité. Leur santé et sécurité au travail, la détérioration de leur environnement par la pollution des grandes entreprises pétrochimiques, la crise climatique et les événements extrêmes qui se multiplient remettent en cause leur sécurité et leurs avoirs. Le sort des travailleurs et des travailleuses, leur avenir même, est directement dépendant de la lutte écologiste, et la classe travailleuse, par son rôle dans la production et la reproduction des richesses, peut et doit être un facteur essentiel dans la résolution de la crise. Pourtant, cette dimension essentielle ne donne lieu à aucune proposition écologique, alors que la crise environnementale affecte profondément les travailleuses et les travailleurs.
Racisme systémique et oppression patriarcale : à peine évoqués, ils ne sont pas intégrés aux propositions concrètes.
L’absence de ces luttes interdépendantes, dans lesquelles les travailleuses jouent et sont appelées à jouer un rôle de premier plan, réduit la portée du projet et risque de segmenter les mobilisations au lieu de construire une convergence, un véritable front uni entre mouvements ouvriers, écologistes, féministes et antiracistes. Sans ce lien, la capacité de transformation réelle est diminuée.
Évaluation de l’orientation politique proposée
En partie, cette orientation est cohérente avec les valeurs d’un parti de gauche : identification des luttes de classes comme moteur de la transformation sociale, défense des droits sociaux, appui aux syndicats, reconstruction des services publics. Les enjeux choisis (logement, pouvoir d’achat, services publics, droits syndicaux) sont essentiels, mais pas suffisants pour porter un véritable projet de société alternatif.
Perspectives pour un Manifeste visant réellement l’émancipation de la classe travailleuse
Pour dépasser une politique réformiste défensive, il faudrait :
- proposer des alternatives structurelles (ex. : propriété collective des logements, décentralisation économique, contrôle démocratique des grandes entreprises par leur socialisation) ;
- lier les luttes sociales, écologiques, féministes et antiracistes dans un front commun, comme une nécessité pour que la classe travailleuse puisse s’opposer réellement à toutes les formes d’oppression et d’exploitation ;
- formuler une vision positive de la société que l’on veut construire (ex. : société solidaire, écologique, décoloniale, égalitaire), et non seulement réparer celle qui existe ;
- un parti de gauche qui souhaite transformer plutôt que seulement « gérer autrement » doit nourrir l’espoir d’une autre société, dépasser les logiques de gestion de crise et inscrire son action dans une histoire longue des luttes populaires et de la résistance aux oppressions.
En somme, un manifeste à enrichir d’une véritable perspective émancipatrice
En somme, si le Manifeste de Québec solidaire pose des bases importantes en défendant les travailleuses et les travailleurs, en signalant leur rôle essentiel dans le projet politique de Québec solidaire, il manque une analyse systémique plus large pour répondre aux défis profonds de notre époque. Pour incarner pleinement un projet de gauche de transformation sociale, il serait nécessaire d’articuler la lutte économique avec les luttes écologiques, féministes, antiracistes et anticapitalistes, et de proposer une vision positive et émancipatrice du futur. C’est en liant ces dimensions que le parti pourra dépasser la gestion de crise pour devenir une véritable force de changement.
Notre tâche face au Manifeste est de s’appuyer sur la reconnaissance du rôle stratégique des luttes des travailleurs et des travailleuses dans la construction d’un projet de société égalitaire, pour l’enrichir de revendications qui prennent en compte les différentes dimensions de la lutte de la classe travailleuse, tant sur le terrain économique que sur ceux des luttes antipatriarcales, antiracistes, écologiques et antiguerres. Cet enrichissement peut et doit passer par l’identification de revendications prioritaires à ces différents niveaux.
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