Édition du 3 décembre 2024

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Le Monde

Notre siècle et ses périls

On sait combien le siècle dernier fut lourd d’affrontements, de guerres, de crises et de bouleversements mondiaux et comment il nourrit, en finissant, l’espoir que le prochain serait meilleur. Déjà bien entamé, l’actuel accumule rapidement tous les ingrédients de menaces et de périls dont l’identification se précise sans que les problèmes du siècle dernier n’aient pour autant disparus.

La chronique de Recherches internationales (Janvier 2021)
Michel Rogalski
Économiste, CNRS, Directeur de la revue Recherches Internationales

On retiendra pour mémoire, au risque d’être incomplet, la misère et les inégalités grandissantes, la puissance des multinationales et de la finance mondialisée, le pouvoir incontrôlable des Gafas et le poids opaque réseaux asociaux qu’ils stimulent, la montée des flux migratoires à la fois inévitable et impossible, la prolifération des réseaux maffieux notamment articulés à ceux de la drogue et bien sûr la quête d’hégémonie mondiale par certains pays qui la pensent naturelle et la mette au cœur de leur stratégie avec tous les moyens de leur puissance et n’hésitent pas à brandir le moyen de l’arme nucléaire. À ces périls, trame de fond à laquelle on pourrait s’accoutumer, s’ajoute aujourd’hui des menaces qui se laissent entrevoir et qui accompagneront le XXIème siècle.

Le retour des extrémismes religieux

André Malraux, nous avait mis en garde sur le retour du religieux. Sans être entendu, tellement nous étions persuadés que l’entrée dans l’ère des Lumières, de la raison, de la science et du progrès, ne pouvait conduire qu’à un monde débarrassé de ces croyances. Tous s’accordaient sur la disparition de la présence divine dans la gestion des affaires du monde. On croyait acquis de façon définitive que les lois divines n’auraient plus cours sur terre dès lors que les hommes avaient pris leur destin en main et pensaient pouvoir décider eux-mêmes des lois qui régiraient leurs relations. On a cru à une grande bifurcation de l’humanité. Le monde qui se dessine semble en être très différent. De partout, des signes montent qui attestent non seulement du retour du religieux, mais de ce qu’il peut véhiculer de pire. C’est sous la forme d’idéologie théologico-politique, moyenâgeuse, rétrograde et parfois barbare que la renaissance conquérante s’opère.

L’ensemble du continent américain est sous l’influence montante des sectes évangéliques et de toutes les formes de crédulités sectaires. Ces forces jouent déjà des rôles majeurs dans maints pays d’Amérique latine et ont contribué aux virages politiques des dernières années. Elles s’inscrivent toutes dans la mouvance des droites extrêmes et disposent d’importants moyens financiers. Aux États-Unis, ces Églises comptent plus de 90 millions d’adeptes et prennent appui sur près de 200 élus au Congrès. Mais aujourd’hui la religion la plus « opiacée » est la religion musulmane dont la fraction sunnite se déchire autour de l’interprétation des textes sacrés et a donné naissance à des courants se réclamant du salafisme ou des Frères musulmans. Certains se sont lancés dans le djihadisme avec succès puisqu’ils ont défait une première fois les Soviétiques en Afghanistan, puis une seconde fois une coalition occidentale emmenée par l’Otan. Aujourd’hui les Talibans y sont ainsi aux portes du pouvoir. Battus – mais à quel prix – en Algérie et en Syrie, ils se répandent en Afrique, du Maghreb au Mozambique, et ambitionnent d’étendre leur influence en s’appuyant sur de fortes diasporas installées dans le monde occidental. Là, ils travaillent les communautés musulmanes en essayant de leur faire croire qu’elles ne pourraient pas y pratiquer pleinement leur culte et les invitent à défier les principes de la République contraire aux lois divines. Les puissances publiques sont tétanisées ne sachant comment agir. Elles sont confrontées à trois poupées russes encastrées les unes dans les autres. La première, la masse de la communauté musulmane souvent installée de longue date et ayant adhéré aux principes de la laïcité sans réticences majeures, à l’exception de sa fraction la plus jeune sensible aux discours islamistes. La seconde, encastrée dans la première, minoritaire et travaillée par les mouvances salafistes ou des Frères musulmans s’oppose clairement aux lois républicaines qu’elle teste en permanence afin d’en dévoiler le caractère impie. Enfin la troisième ayant basculée dans un djihadisme violent souvent articulé à des réseaux internationaux. Chacune de ces poupées relève d’une approche différenciée. La troisième relève d’une neutralisation et concerne des services spécialisés dans la guerre de l’ombre. La seconde relève d’un conflit interne à la religion musulmane qui rend toute tentative d’ingérence en situation d’extériorité contre-productive car elle n’aurait d’autre effet que de désigner les « bons » croyants suspects de pactiser avec les mécréants. Avec la première, la communauté musulmane, tout doit être mis en œuvre pour que cesse les politiques discriminatoires qui n’ont d’autre effet que de nourrir des aspirations sécessionnistes alimentées par le sentiment d’appartenance à une oumma mondialisée dont les règles s’imposeraient à toutes lois nationales. Cette « double allégeance » ne peut être contrariée que par une meilleure intégration. En faire l’impasse, comme multiplier les interventions armées en terre musulmane ne peut que conduire à l’échec. Car l’enjeu c’est la première poupée russe qu’il convient de ne pas égratigner en réduisant les deux autres.

Climat : la lettre qui change tout !

La seconde grande menace qui accompagnera tout le siècle à venir concerne la perspective du changement climatique. Depuis le Sommet de Rio en 1992 la question figure dans les priorités de l’agenda international. Elle remet en cause des intérêts essentiels de la vie économique. Tout est à revoir. La façon de produire, de consommer, de se loger, de se transporter, de s’alimenter, etc. Bref, il s’agit d’inventer une société décarbonée et promouvoir des modes de production et des styles de vies plus respectueux de l’environnement. On comprend l’ampleur des réticences et les efforts consacrés par certains à mettre des freins à toute évolution dans cette direction. Ceux qui s’estiment lésés par de tels changements ne restent pas inactifs. Ils sont nombreux et occupent des places de pouvoir. Ils n’ont pas hésité à rallier à eux quelques quarterons de scientifiques et de lobbies qui ont contribué à diffuser un climato-scepticisme. Mais depuis une quarantaine d’années le débat d’idées les a fait reculer, les obligeant tout d’abord à sortir du déni sur la réalité du réchauffement, puis à admettre le caractère indiscutable du rôle du facteur humain, même si quelques discussions peuvent encore porter sur la part de la contribution anthropique. La communauté internationale dans la foulée du Protocole de Kyoto signé en 1997, mais seulement ratifié en 2003, s’est engagée dans de vaste sommets étatiques mondiaux annuels dont les plus marquants furent ceux de Copenhague (2009) et de Paris (2015), généralement envahis par les associations environnementales. L’objectif étant de définir l’ampleur des efforts à consentir et surtout leur rythme. Un consensus est ainsi apparu autour de l’idée qu’il s’agissait d’une menace globale pour la poursuite de l’activité humaine sur la planète et donc sur l’urgence d’agir. À plusieurs reprises, des préconisations ont été formulées pour insister sur l’urgence des actions nécessaires et sur le coût potentiel engendré par tout retard à leur mise en œuvre. Le débat porte également sur les formes de régime de coordination internationale efficace, les critères et les instruments d’analyse économique utilisables pour permettre l’implication équitable des différents états et l’acceptation par les opinions publiques des coûts associés aux mesures nécessaires.

À l’approche des grands sommets qui ponctuent ces luttes, les milieux associatifs et partis politiques s’emploient à accompagner l’événement à coups de déclarations et prises de positions reflétant un arc-en-ciel de postures. Dans la société civile un mot d’ordre semble s’être imposé, fier de sa radicalité : « Changeons le système, pas le climat ».

Que beaucoup pensent qu’il est nécessaire de pointer les responsabilités et notamment les logiques d’un système économique qu’il convient de renverser relève du bon sens. À condition de garder en tête la spécificité du climat en tant que bien commun ayant vocation à concerner toute la population. Sans prendre le risque donc d’écarter inutilement des combats nécessaires tous ceux qui ne brandiraient pas un passeport antisystème. À condition également de ne pas oublier que la problématique climat est marquée par son caractère d’urgence qui impose un agenda beaucoup plus immédiat que celui du changement de système. Confondre les temporalités exposerait au risque de minimiser l’urgence du risque, voire de le considérer comme négligeable dans les actions à entreprendre.
Lorsqu’il s’agissait de défendre la paix – autre bien commun – il n’était pas demandé aux foules qui descendaient dans la rue de s’approprier une analyse des complexes militaro-industriels et de leurs relations avec le système économique. Chacun venait sur la base de ses motivations : éthique pour le monde religieux, sociale pour les syndicats, etc… Le mot d’ordre : « Changeons le système par le climat » constitue une invite plus ouverte et plus responsable. Comme quoi, une simple lettre peut tout changer. Cela mérite un débat sur la façon d’approcher les luttes sur les biens communs.

L’ampleur des efforts à faire pour changer de trajectoire est immense. Des moyens considérables devront être mobilisés. Comment imaginer que tous ceux qui sont victimes, ici et maintenant, des pires maux qui frappent la planète accepteront facilement que soient « détournés » ces moyens au bénéfice de générations futures, alors que la question qu’ils affrontent est celle de leur survie au quotidien. Vouloir les associer au sauvetage du climat sans satisfaire dès à présent leurs besoins pressants les plus essentiels ne saurait conduire qu’à l’impasse. Et le mouvement des « Gilets jaunes » nous a signifié que la conflictualité entre la fin du mois et la fin du monde n’était pas que l’apanage du tiers-monde.

Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays.

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