Édition du 10 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud

Pérou. « Quand une configuration institutionnelle fait face aux mobilisations de la majorité indigène. Armée et police aux aguets »

Les protestations se multiplient, exigeant la démission de la présidente Dina Boluarte et des élections en 2023. Ce mardi 31 janvier, une manifestation anti-gouvernementale massive a eu lieu à Lima. Des manifestations ont également eu lieu dans différentes régions du pays. « Pas un mort de plus. Dina démissionne », peut-on lire sur une grande banderole qu’un groupe de manifestant·e·s brandit dans les rues de la capitale. Derrière eux, un groupe important marche en scandant « Le peuple se bat, Dina le tue ». Ils sont rejoints par d’autres manifestant·e·s. En fin d’après-midi, une foule était descendue dans les rues du centre de la capitale. Des drapeaux péruviens sont brandis, avec les couleurs arc-en-ciel [la Wiphala] qui représentent les peuples indigènes. Des milliers de personnes sont venues de l’intérieur du pays vers la capitale pour exiger le départ de la présidente qui, malgré plus de cinquante morts, refuse de démissionner. Cela fait de nombreuses années que le pays n’a pas connu de protestations de l’ampleur de celles qui ont eu lieu ces deux derniers mois.

2 février 2023 | tiré du site alencontre.org | Photo : le Congrès péruvien
http://alencontre.org/ameriques/amelat/perou/perou-quand-une-configuration-institutionnelle-fait-face-aux-mobilisations-de-la-majorite-indigene-armee-et-police-aux-aguets.html

Le sang inca

Les protestations ont éclaté dans le sud des Andes en décembre 2022 après le renvoi et l’arrestation de Pedro Castillo [président du 28 juillet 2021 au 7 décembre 2022] et se sont étendues au reste du pays. Ces deux dernières semaines, les manifestations ont occupé le devant de la scène à Lima. Les paysans des villages de l’intérieur du pays qui se sont rendus dans la capitale pour faire entendre leur voix dans les rues proches du Palais du gouvernement et du Congrès – cibles de la colère populaire – jouent un rôle de premier plan dans les manifestations à Lima. Il y a une forte présence de populations andines. Une foule arrivée à pied dans le centre-ville depuis l’un des quartiers pauvres entourant la capitale [il y a « plusieurs Lima », dont une partie a les traits des favelas] scande : « Nous représentons le sang inca, nous ne sommes pas des terroristes ». Un slogan/défi qui renforce leur identification indigène et qui réplique aux accusations de terroristes que les pouvoirs politiques et médiatiques ont lancées contre eux pour les discréditer et les criminaliser. Dans le centre-ville, ils ont rejoint un autre grand groupe en scandant « nous voilà, nous sommes ceux qui se battront toujours ». Il y a de l’enthousiasme, de la conviction, de la détermination. « Dina, assassine, le peuple te rejette », « Le sang versé ne sera jamais pardonné », « Le Congrès corrompu, dehors ! », sont autant de slogans qui résonnent dans le centre-ville.

D’importants effectifs de police et des chars ont bloqué plusieurs rues du centre-ville. Ils empêchent les manifestant·e·s de s’approcher du Congrès et du Palais du Gouvernement. La répression a été constante et dure lors de chacune des manifestations ; à Lima et dans l’intérieur du pays. Depuis leur début, les manifestations ont fait 58 morts. Parmi eux, 47 ont été tués par les forces de sécurité : 46 par des tirs de la police et de l’armée, et un par une grenade lacrymogène qu’un policier a tirée visant sa tête, cela à quelques mètres de distance. Ce dernier décès est survenu samedi 28 janvier à Lima, le premier dans la capitale. Le gouvernement, la majorité de droite au Congrès et les médias hégémoniques saluent et approuvent la répression et criminalisent les manifestant·e·s. Au moment de la mise sous presse, la police commençait à tirer des grenades lacrymogènes sur les manifestant·e·s

Des élections anticipées ? Lesquelles ?

Alors que des manifestations massives se sont à nouveau déroulées dans les rues de Lima et d’autres villes, le Congrès a suspendu pour le deuxième jour consécutif le débat et le vote sur l’avancement des élections à octobre de cette année. Depuis lundi, les législateurs négocient à huis clos pour parvenir à un accord consensuel qui garantirait les votes nécessaires pour approuver l’élection. Cela nécessite 87 voix, soit les deux tiers du parlement monocaméral.

Les différentes positions pouvaient se résumer ainsi : des élections en octobre de cette année, ou en avril 2024, en octobre 2023 mais conditionnées par un référendum simultané pour une Assemblée constituante, ne rien bouger et garder les élections prévues en 2026. Mardi 31 janvier, une version a circulé d’une éventuelle proposition d’élections en décembre de cette année [soutenue par la présidente], comme une date faisant consensus. Dans ce cas, le changement de gouvernement aurait lieu en avril 2024. Cette proposition a déjà été rejetée par la rue. Mardi soir, les négociations ardues entre les élu·e·s se sont poursuivies. Il a été annoncé que la question serait débattue et votée mercredi 1er février.

[En fait, dans la soirée du mercredi 1er février, la proposition faite par la Présidente d’anticiper les élections à fin 2023 fut soutenue par 54 votes au Congrès, avec 78 contre et 2 abstentions. Pour qu’une telle proposition soit adoptée, elle doit réunir 87 votes et cela par deux fois. Par contre, pour que la proposition d’élections anticipées soit soumise à un référendum populaire, elle doit réunir au moins 71 votes, ce qui ne fut pas le cas. Une partie de la gauche s’opposa à la proposition soutenue par la présidence car elle se prononce en faveur d’une décision d’élections ouvrant la possibilité d’une Assemblée constituante. Ce qui n’était pas inclus dans la proposition soumise au vote. Toutefois, si la présidente démissionnait, le président du Congrès, l’ex-général José Williams – situé très à droite et honnis par les manifestant·e·s – pourrait lui succéder formellement. Or, selon la Constitution, cela aboutirait à la nécessaire convocation d’élections. C’est ce qui est en jeu en termes institutionnels, alors que la militarisation du pays est à l’ordre du jour. Réd. A l’Encontre]

Le retard du Congrès à prendre une décision à un moment critique, avec plus de cinquante morts, ainsi que l’insistance d’un bon nombre d’élu·e·s de refuser de convoquer des élections cette année, comme le demande la grande majorité de la population, révèlent un Congrès qui tourne le dos à la rue. Une enquête récente de l’Institut d’études péruviennes (IEP-Instituto de Estudios Peruanos) révèle que le Congrès n’a qu’un taux d’approbation de 7% et que 73% des personnes interrogées souhaitent des élections cette année. En raison des obstacles que le Congrès, dans sa configuration présente, élève face à des élections anticipées, la démission ou la révocation de Dina Boluarte reste le seul moyen d’y parvenir, ce qui obligerait à organiser des élections dans six mois. Selon le sondage de l’IEP, 74% des personnes interrogées demandent la démission de Dina Boluarte, ce chiffre atteignant 85% dans le sud. Son gouvernement devient de plus en plus intenable. (Article publié sur le site du quotidien argentin Pagina/12 en date du 1er février ; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

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