Édition du 16 avril 2024

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Question nationale

Réplique à la charge anti-« woke » de Louis Cornellier dans « Le Devoir » de samedi

« J’ai grandi dans un Québec où être indépendantiste, social-démocrate et partisan de la laïcité faisait de vous une personne de gauche. J’en avais fait mon identité politique. Aujourd’hui, avec les mêmes idées, je me retrouve classé à droite par une nouvelle gauche qui assimile même la défense du français, au Québec, à la réaction. Julliard a raison : on n’a plus la gauche qu’on avait ! Je me permets, avec lui, de m’en désoler. »
(Louis Cornellier, « Chroniqueurs de fond », Le Devoir, 16 juillet 2022)

Il y a bien des choses à redire sur ce texte... Mon dieu, par où commencer ! L’auteur cite Jacques Juilliard comme un « homme de gauche » alors qu’il est classé depuis longtemps, en France, parmi les réactionnaires. Membre de cette gauche caviar qui n’avait de socialiste que le nom et qui a soutenu le néolibéralisme avec zèle, il s’est depuis reconverti dans la droite identitaire, un courant que je ne qualifierais certainement pas de « gauchiste ».

Être social-démocrate, indépendantiste et partisan de la laïcité fait encore de vous une personne de gauche. Sauf qu’une partie de la gauche a évolué et une autre, non. « Ra ra ra, le Québec aux Québécois », ça pouvait avoir du sens en 1970, mais ça prend une tout autre connotation aujourd’hui. À l’époque, ça voulait dire « maîtres chez nous » (Jean Lesage), ça voulait dire que nous ne voulions plus être « porteurs d’eau, scieurs de bois, locataires et chômeurs » dans notre pays (Félix Leclerc), que nous ne voulions plus qu’on nous dise « Speak white » (Michèle Lalonde), parce que c’était ça, à l’époque, la réalité du Québec. C’était avant la Loi 101, avant l’émergence du Québec Inc. et d’une nouvelle classe de milliardaires francophones québécois, avant la hausse spectaculaire du niveau de vie des classes moyennes – favorisée, entre autres, par l’accroissement vertigineux de la taille de l’État qui a créé des milliers d’emplois dans la fonction publique. Dès lors, le Québec de « Bonheur d’occasion » et de « N* blancs d’Amérique » a cédé le pas au Québec du « Confort et (de) l’indifférence ». D’où l’échec des deux référendums sur l’indépendance : la majorité de la population a estimé qu’elle avait désormais trop à perdre.

En 2022, « ra ra ra, le Québec aux Québécois », on sait très bien ce que ça veut dire : dehors les étrangers, les pas-comme-nous, ceux qui ne sont pas de la bonne couleur, qui ne parlent pas la bonne langue dans leurs intimité et qui ne pratiquent pas la bonne religion. Dehors la variété, la diversité des cultures, on veut vivre entre nous et seulement entre nous. Chacun·e ayant, bien sûr, sa propre définition de ce que signifie « nous »…

Indépendantiste, le seul parti vraiment de gauche au Québec, soit Québec Solidaire, l’est encore, mais la vieille garde du PQ refuse de l’admettre et continue d’inventer mille et une théories du complot pour fustiger la « duplicité » de QS, qui serait en fait une taupe fédéraliste. C’est puéril et risible, mais c’est le seul moyen qu’aient trouvé les militant·es péquistes pour continuer à se faire accroire qu’iels sont toujours les dépositaires exclusifs de l’indépendantisme et de la social-démocratie au Québec.

La laïcité ? Ma foi, j’en suis ! Ne croyant pas en dieu et ne pratiquant aucune religion, celle des autres ne me dérange nullement tant qu’elle n’empiète pas sur mes droits : c’est cela, la laïcité bien comprise. Quelles que soient tes croyances et tes pratiques, religieuses ou non, tu seras traité à l’égal de tous les autres citoyens. Je ne considère pas que le port d’un turban ou d’un foulard empiète sur mes droits, tant qu’on ne cherche pas à me convertir. Et je ne crois pas, pour ma part, qu’ostraciser une minorité ciblée (ne nous le cachons pas : ce sont les femmes musulmanes qui sont visées) serve en quoi que ce soit la laïcité. Ça ne sert que la division et l’iniquité sociale.

Le seul fait de dénoncer cette aberration fait de moi une « woke » aux yeux de ces braves gens. Il ne faut pas aller à l’encontre du consensus social, même et surtout quand celui-ci est fabriqué de toutes pièces par la pression médiatique, alimentée par des Cassandre islamophobes, et par un gouvernement populiste soucieux de plaire à l’opinion publique, quel que soit le côté où elle penche. Et depuis déjà un certain nombre d’années, elle penche toujours du même côté : de nombreux chroniqueurs, commentateurs et autres sbires médiatiques y veillent constamment.

Si je dénonce ces dérives, on me qualifie de « woke ». Je considère que MBC est un imbécile parce que c’en est un, parce qu’il parle à travers son chapeau, parce qu’il pontifie sur des sujets dont il ignore le premier mot, notamment celui des transidentités – on comprendra, j’espère, que j’y sois particulièrement sensible, en tant que femme trans. La Bombardier y va aussi très régulièrement de son couplet transphobe, tout comme certain.es islamophobes notoires (ce sont souvent les mêmes) qui ne supportent pas plus les femmes affublées d’un pénis que les femmes voilées. Quand je dis que ces gens sont des sinistres crétins, c’est à la mesure de leur cruauté et de leur bêtise, parce que leurs conneries, très largement diffusées et absorbées par un large public, m’humilient et m’empoisonnent concrètement l’existence, et finiront, je le sais, par mettre ma vie en danger. Quand on nourrit la haine envers un groupe social désigné, ça ne peut que mal finir – l’histoire contemporaine regorge d’exemples suffisamment parlants.

Si, donc, il me faut choisir entre me laisser humilier, diffamer, invectiver, traîner dans la boue, en attendant d’être lynchée, ou devenir « woke » en refusant cette fatalité (parce que dès qu’on défend sa dignité, on est forcément « woke »), je choisis la deuxième option. Mais je saurai que celleux qui emploieront cette étiquette pour me peinturer dans un coin et me faire taire ne seront que de fieffé·es imbéciles.

Et pour revenir sur ce qu’est être « de gauche » : René Lévesque, qui ne se considérait certainement pas comme gauchiste même s’il était un social-démocrate convaincu, a défendu bec et ongles les droits des minorités, et notamment de la minorité historique anglophone du Québec, et ce n’est qu’à ces conditions qu’il a accepté d’endosser la Loi 101. Je ne crois pas qu’il aurait approuvé aucune des mesures prises par la CAQ pour « défendre le français » en multipliant les obstacles à l’immigration, pas plus qu’il n’aurait approuvé la Loi 21 sur la prétendue « laïcité » de l’État, qui n’est en fait qu’un autre mot pour dire xénophobie.

Louis Corneillier est un peu plus jeune que moi mais tout de même assez vieux, à 53 ans, pour se souvenir qu’être « de gauche », il y a quarante ans, ça voulait dire être humaniste, inclusif, mondialiste, être solidaire des luttes d’émancipation à travers le monde et prendre systématiquement la défense de toustes les opprimé·es.

Qu’on arrive à faire passer pour « progressistes », à notre époque, des mesures qui, il y a une quarantaine d’années, auraient été dénoncées comme fascisantes, voilà qui ne cessera jamais de m’ébahir. Les « gens de gauche » de cette époque ont bien changé : leur fibre humaniste a ramolli et leur pensée s’est sclérosée. Je me permets, à mon tour, de m’en désoler.

Pascale Cormier, 18 juillet 2022

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